Après plusieurs années de brouille, Téhéran et Riyad annoncent le rétablissement de leurs relations

Le libre arbitre l'emporte sur le déterminisme dans la politique des pays du Golfe

Par M.K. Bhadrakumar - Le 21 mars 2023 -  Indian Punchline

La médiation de la Chine pour normaliser les relations diplomatiques entre l'Arabie saoudite et l'Iran a été largement saluée au niveau international, en particulier dans la région d'Asie occidentale. Un groupe d'États mécontents, qui ne veulent pas voir la Chine prendre de l'avance sur quelque front que ce soit, même si cela fait avancer la cause de la paix dans le monde, a assisté en silence à la scène.

Les États-Unis ont pris la tête de ce groupe d'âmes mortes. Mais les États-Unis sont également confrontés à un dilemme. Peuvent-ils se permettre de jouer les trouble-fêtes ? L'Arabie saoudite n'est pas seulement la source du recyclage des pétrodollars - et donc un pilier du système bancaire occidental - mais aussi le premier marché d'exportation d'armes des Etats-Unis. L'Europe est confrontée à une crise énergétique et la stabilité du marché pétrolier est une préoccupation majeure pour elle.

L'Arabie saoudite a fait preuve d'une maturité remarquable en affirmant que sa politique de « regard vers l'est » et son partenariat stratégique avec la Chine ne signifient pas qu'elle se débarrasse des étasuniens. Les Saoudiens avancent en douceur.

Après tout, Jamal Khashoggi était un atout stratégique de l'establishment sécuritaire américain ; les États-Unis sont partie prenante dans la succession saoudienne et ils ont l'habitude de parrainer des changements de régime pour créer des régimes souples.

Il n'en reste pas moins que l'accord entre l'Arabie saoudite et l'Iran enfonce un couteau dans le cœur de la stratégie américaine en Asie occidentale. Cet accord isole gravement les États-Unis et Israël. Le lobby juif pourrait manifester son mécontentement lors de la candidature du président Biden à un nouveau mandat. La Chine a pris une longueur d'avance sur les États-Unis, avec des conséquences considérables, ce qui représente un désastre en matière de politique étrangère pour Biden.

Washington n'a pas dit son dernier mot et pourrait être en train de comploter pour empêcher le processus de paix de devenir la politique principale de la région de l'Asie occidentale. Les commentateurs américains estiment que la normalisation entre l'Iran et l'Arabie saoudite sera une entreprise de longue haleine et que les chances de succès sont faibles.

Toutefois, les protagonistes régionaux sont déjà en train de créer des pares-feux au niveau local afin de préserver et d'encourager le nouvel esprit de réconciliation. Bien entendu, la Chine (et la Russie) prêtent également main forte. La Chine a évoqué l'idée d'un sommet régional entre l'Iran et les membres du Conseil de coopération du Golfe d'ici la fin de l'année.

Un fonctionnaire saoudien anonyme a déclaré au quotidien Asharq Al-Awsat que le président chinois Xi Jinping avait approché le prince Mohammed bin Salman, prince héritier et premier ministre saoudien, l'année dernière, pour que Pékin serve de « pont » entre le Royaume et l'Iran, et ce dernier l'a accueilli favorablement, Riyad considérant que Pékin est dans une position « unique » pour exercer un « effet de levier » inégalé dans le Golfe.

« Pour l'Iran en particulier, la Chine est le premier ou le deuxième partenaire international. L'effet de levier est donc important à cet égard, et il n'existe pas d'alternative équivalente en termes d'importance«, a  ajouté le responsable saoudien.

Le responsable saoudien a déclaré que le rôle de la Chine rendait plus probable le maintien des termes de l'accord. « Elle (la Chine) est un acteur majeur de la sécurité et de la stabilité du Golfe«, a-t-il fait remarquer. Le responsable a également révélé que les pourparlers à Pékin ont comporté « cinq sessions très approfondies » sur des questions épineuses. Les sujets les plus difficiles concernaient le Yémen, les médias et le rôle de la Chine.

Entre-temps, il y a aussi des nouvelles positives dans l'air - la probabilité  d'une réunion au niveau des ministres des affaires étrangères entre l'Iran et l'Arabie saoudite dans un avenir proche et, plus important encore, la  lettre d'invitation du roi Salman d'Arabie saoudite au président iranien Ebrahim Raeisi pour qu'il se rende à Riyad. Le ministre iranien des affaires étrangères, Hossein Amirabdollahian, a fait remarquer dimanche, à propos de la crise yéménite, que « nous [l'Iran] travaillons avec l'Arabie saoudite pour assurer la stabilité de la région. Nous n'accepterons aucune menace de la part des pays voisins«.

Certes, l'environnement régional s'améliore. Des signes d'apaisement général des tensions sont apparus. Pour la première visite de ce type depuis plus de dix ans, le ministre turc des affaires étrangères était au Caire et le ministre égyptien des affaires étrangères  s'est rendu en Turquie et en Syrie. La semaine dernière, à son retour de Pékin, l'amiral Ali Shamkhani, secrétaire du Conseil suprême de sécurité nationale de l'Iran,  s'est rendu aux Émirats arabes unis, où le président Sheikh Mohammed l'a reçu.

Peu après, dimanche, le président syrien Bachar el-Assad  est arrivé aux Émirats arabes unis pour une visite officielle. « La Syrie a été absente de ses frères pendant trop longtemps, et le temps est venu pour elle de revenir vers eux et vers son environnement arabe«, a  déclaré le cheikh Mohamed à Assad lors de leur rencontre historique au palais présidentiel.

Dans une  interview accordée à NourNews, Shamkhani a qualifié de « franches, transparentes, globales et constructives » les discussions qu'il a eues pendant cinq jours à Pékin et qui ont abouti à l'accord avec l'Arabie saoudite. Il a ajouté : « Le fait de dissiper les malentendus et de se tourner vers l'avenir dans les relations entre Téhéran et Riyad conduira certainement au développement de la stabilité et de la sécurité régionales et au renforcement de la coopération entre les pays du golfe Persique et du monde islamique pour gérer les défis actuels«.

De toute évidence, les États de la région profitent du « sentiment de bien-être » généré par l'entente entre l'Arabie saoudite et l'Iran. Contrairement à la propagande occidentale qui fait état d'un éloignement récent entre l'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, le cheikh Mohammed s'identifie étroitement aux tendances positives de l'environnement régional.

C'est là que le rôle primordial de la Chine dans la promotion du dialogue et de l'amitié devient décisif. Les pays de la région considèrent la Chine comme un interlocuteur bienveillant et les tentatives concertées des États-Unis et de leurs partenaires de second rang pour écraser la Chine n'ont aucun impact sur les États de la région.

La Chine a d'immenses intérêts économiques dans la région, en particulier l'expansion de la route de la soie en Asie occidentale. La stabilité politique et la sécurité de la région sont donc d'un intérêt vital pour Pékin et l'incitent à devenir le sponsor et le garant de l'accord irano-saoudien. Il est clair qu'il ne faut pas sous-estimer la durabilité de l'accord irano-saoudien. L'accord saoudo-iranien restera pendant longtemps le développement le plus important de l'Asie occidentale.

Fondamentalement, l'Arabie saoudite et l'Iran sont contraints de déplacer le centre de leurs stratégies nationales vers le développement et la croissance économique. Cette question n'a guère retenu l'attention. Les médias occidentaux l'ont délibérément ignoré et ont préféré diaboliser le prince héritier saoudien et créer un scénario catastrophe pour le régime islamique iranien.

Cela dit, l'inconnue connue est la tension qui monte autour du programme nucléaire iranien. Cette question est l'un des principaux points de désaccord entre Téhéran et le Royaume. En outre, les menaces israéliennes d'attaques contre les installations nucléaires iraniennes s'intensifient. Il est important de noter que le ministre iranien des Affaires étrangères, M. Amirabdollahian, devrait se rendre à Moscou cette semaine.

Un effort coordonné entre la Russie et la Chine est nécessaire pour empêcher les États-Unis de soulever la question nucléaire en tandem avec Israël et d'accroître les tensions, y compris les tensions militaires, de telle sorte qu'un prétexte soit disponible pour déstabiliser la région et marginaliser l'accord entre l'Arabie saoudite et l'Iran en tant que leitmotiv de la politique régionale.

Toutes les parties ne comprennent que trop bien que « si l'accord de Pékin se concrétise, le gouvernement israélien de droite, violent et fanatique, sera le premier perdant, car le respect de l'accord donnerait naissance à un système régional stable et prospère qui ouvrirait la voie à d'autres normalisations et à toutes les réalisations qui en découlent«, comme  l'a écrit aujourd'hui un éditorialiste libanais dans le journal Asharq Al-Awsat.

Dans l'ensemble, les États de la région agissent de leur plein gré, renonçant de plus en plus à leur déterminisme qui était lié à des décisions et à des actions que l'on croyait inévitables du point de vue de la causalité. Les États souverains ont désormais pris conscience qu'ils sont en mesure de prendre des décisions ou de mener des actions indépendamment de tout événement ou état antérieur de l'univers.

M.K. Bhadrakumar

Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.

 lesakerfrancophone.fr

 Commenter