05/04/2023 les-crises.fr  9 min #226644

Au Canada, l'industrie des combustibles fossibles est inondée d'argent public

Entre 2018 et 2020, le Canada s'est classé au premier rang mondial des pays qui subventionnent l'industrie des combustibles fossiles. Aujourd'hui, la province de l'Alberta tente de faire mieux que le pays en payant les producteurs de pétrole et de gaz pour qu'ils s'acquittent de leur obligation juridique de nettoyer leur propre gâchis.

Source :  Jacobin Mag, Jeremy Appel
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

À Fort McKay, en Alberta, au cœur de la forêt boréale canadienne, les pins et les habitants ont depuis longtemps disparu pour laisser place à d'immenses mines à ciel ouvert dédiées à l'extraction des sables bitumineux. (ED JONES / AFP via Getty Images)

Danielle Smith, première ministre de l'Alberta, a présenté un plan visant à récompenser les compagnies pétrolières et gazières - qui produisent et réalisent des bénéfices records - pour le nettoyage des dégâts environnementaux que leurs projets ont laissés derrière eux, ce qu'elles sont déjà tenues de faire en vertu de la loi. Qui plus est, Mme Smith a fait pression sur le gouvernement pour qu'il adopte cette proposition pas plus tard que l'année dernière, alors qu'elle était encore lobbyiste d'entreprise.

Cela signifie que dans un passé très récent, alors qu'elle pantouflait dans le privé, Mme Smith représentait les intérêts des entreprises qu'elle cherche aujourd'hui à subventionner. La proposition initiale de Mme Smith a été rejetée par Sonya Savage, alors ministre de l'énergie. Cette dernière a jugé la proposition inacceptable, bien qu'elle ait elle-même été lobbyiste dans le secteur du pétrole et du gaz. Dans l'intervalle, Mme Smith a remplacé Mme Savage par Peter Guthrie, un législateur qui soutient sa proposition débile, ce qui a permis d'avancer un projet pilote de 100 millions de dollars. Le 24 février, Mme Smith a révélé que la mise en œuvre du programme serait reportée à l'automne, faisant ainsi des élections provinciales prévues en mai un référendum sur cette subvention aux grandes compagnies pétrolières et gazières.

Pour forer du pétrole en Alberta, les entreprises doivent payer des redevances au gouvernement provincial, qui sur le papier, est propriétaire des ressources. Pendant la période d'austérité des années 1990, ce taux a été considérablement réduit à la demande de l'industrie. Malgré les efforts déployés pour hausser les taux en 2007 et en 2015, ils n'ont pas été augmentés depuis. Le programme R-Star réduirait encore ces taux si les entreprises remplissaient leurs obligations environnementales en vertu du principe de longue date du « pollueur-payeur ».

En fait, Smith promet d'abaisser des redevances déjà réduites si les compagnies pétrolières s'acquittent d'une tâche à laquelle elles sont déjà légalement tenues. Si Smith est réélue et que le programme est mis en œuvre, le coût pour les Albertains sera très probablement immense. Lorsque Mme Smith a lancé l'idée en tant que lobbyiste, elle a plaidé pour que les compagnies pétrolières soient subventionnées par des crédits R-Star à hauteur de 20 milliards de dollars.

Un nouveau cadeau aux entreprises de combustibles fossiles

La dette environnementale est un problème majeur en Alberta. Il s'agit de puits inactifs, d'installations minières et de pipelines qui continuent à émettre des gaz à effet de serre longtemps après que les puits ont été asséchés, que les eaux ont été polluées et que la faune et la flore ont été mises en danger. Afin de prévenir ces impacts, les sites doivent être remis dans leur état d'origine, ou « réhabilités » dans le jargon de l'industrie.

Il s'agit d'un processus coûteux. Selon l'Alberta Liabilities Disclosure Project (ALDP), la dette environnementale de la province s'élève entre 58 et 260 milliards de dollars, mais seulement 1,5 milliard de dollars a été collecté auprès des entreprises du secteur de l'énergie à titre de garantie contre ces coûts. L'ampleur de la situation est immense, avec des dizaines de milliers de puits abandonnés nécessitant des mesures réparatrices. En fin de compte, ce sont les entreprises elles-mêmes qui devraient payer ces coûts. Mais le programme R-Star inverserait la charge de la responsabilité, en payant ces entreprises pour qu'elles nettoient ce gâchis.

Un autre problème est que ce programme, parce qu'il dépend de l'édulcorant que constituent les réductions de redevances, ne s'appliquerait qu'aux entreprises qui continuent de forer. Le programme n'abordera donc pas la question des entreprises qui ont fait faillite et ont laissé derrière elles des « puits orphelins » tandis que leurs anciens propriétaires s'en vont gagner de l'argent ailleurs.

Un exemple flagrant est celui de Forent Energy, qui appartenait à l'homme d'affaires célèbre W. Brett Wilson, qui a un jour qualifié les écologistes de « bâtards visqueux » qui devraient être « pendus pour trahison ». Forent, qui a été mise sous séquestre en 2017, laisse dans son sillage des dizaines de puits orphelins et doit payer entre 2,1 et 3,7 millions de dollars de frais de nettoyage. L'ancien président et principal actionnaire de la société, quant à lui, vaut environ 300 millions de dollars. Le programme R-Star ne fait rien pour obliger les entreprises qui ont quitté le terrain avec leurs gains à remplir leurs obligations en matière de dépollution.

Les entreprises éligibles à la subvention R-Star n'ont tout simplement pas besoin de l'argent offert. Selon la Banque Scotia, les plus grands bénéficiaires du programme seraient trois entreprises : Canadian Natural Resources, Cenovus, Whitecap et Paramount, dont le revenu net combiné, selon leurs derniers rapports trimestriels, s'élevait à près de 5 milliards de dollars.

Le bien-être des entreprises

Graham Thomson, chroniqueur politique d'Edmonton, écrit dans le Toronto Star que la forme d'assistance aux entreprises envisagée par Smith pourrait être un peu forte de café pour de nombreux Albertains, qui ont jusqu'à présent toléré de généreuses subventions à l'industrie pétrolière et gazière :

Les gouvernements de l'Alberta ont entretenu des relations si étroites avec les compagnies pétrolières et gazières que, parfois, on pourrait penser qu'ils devaient tenir leurs discussions dans une chambre de motel.

Au fil des ans, les entreprises énergétiques ont bénéficié d'allègements fiscaux, d'incitations financières et de réglementations environnementales douteuses qui ont permis aux sociétés d'exploitation des sables bitumineux de construire d'énormes bassins de décantation, suffisamment grands pour être vus de l'espace et suffisamment toxiques pour tuer les canards migrateurs qui ont la malchance de s'y poser.

Mais avec une nouvelle proposition visant à accorder 100 millions de dollars d'aide aux entreprises du secteur de l'énergie, la première ministre Danielle Smith est peut-être en train de tester ce que les Albertains sont prêts à accepter.

Mais le problème ne se limite pas à la politique de Mme Smith, favorable aux combustibles fossiles. Sur le milliard de dollars accordé à la province par le Premier ministre Justin Trudeau en 2020 pour contribuer au nettoyage dans le cadre du Programme de réhabilitation des sites (PRS), plus de la moitié est allée à des entreprises en bonne santé financière. Ainsi, près de 142 millions de dollars ont été versés aux quatre grandes compagnies pétrolières : 102 millions de dollars pour Canadian Natural Resources, 12 millions de dollars pour Cenovus Energy, 16 millions de dollars pour Husky Energy et 11,7 millions de dollars pour Imperial Oil. Pas un seul puits orphelin n'a été récupéré avec ces fonds, malgré le fait qu'en vertu de l'arrêt Redwater de 2019 de la Cour suprême du Canada, les entreprises insolvables ont l'obligation légale d'épurer leur passif avant de rembourser leurs créanciers.

Regan Boychuk, chercheur au sein de l'ALDP [The Alberta Liabilities Disclosure Project : le projet de transparence des engagements de l'Alberta, NdT] et candidat du Parti vert aux prochaines élections provinciales de l'Alberta, a déclaré au site d'information écologiste The Narwhal que les appels de l'ALDP au gouvernement fédéral pour qu'il offre des prêts assortis de conditions - au lieu de subventions à l'industrie - n'ont pas été entendus. Bien que les fonds accordés par Trudeau aient permis d'effectuer des travaux à différentes étapes du processus sur 31 925 sites, Boychuk a déclaré que cela n'avait été possible que « parce de l'argent pleuvait d'Ottawa, » ajoutant :

Il faut faire preuve d'un véritable aveuglement idéologique pour ne pas voir la quantité d'argent qui sort du sol, l'ampleur du gâchis qui en résulte et la façon dont nous sommes trompés. C'est on ne peut plus transparent et clair.

Le premier subventionneur mondial de l'industrie des combustibles fossiles

Le rapport 2021 du Parkland Institute et d'Oxfam Canada conclut que le financement fédéral « ne représente guère plus qu'un sauvetage de l'industrie pétrolière et gazière ». Mais, selon un rapport de Oil Change International, la prime de risque systématique d'un milliard de dollars n'est qu'une petite fraction des 14 milliards de dollars de subventions annuelles moyennes que le gouvernement Trudeau a accordées à l'industrie entre 2018 et 2020. Oil Change International a classé le Canada au premier rang mondial des pays qui subventionnent l'industrie des combustibles fossiles au cours de ces années.

Malgré cela, Smith insiste sur le caractère novateur de son approche. « Nous devons essayer quelque chose de différent », a-t-elle déclaré lors d'une conférence de presse en réponse à une question de la journaliste Catherine Griwkowsky. Mais il existe une alternative claire qui, croyez-le ou non, n'a jamais été tentée : obliger les entreprises à payer leurs propres coûts de nettoyage. Le régulateur de l'énergie de l'Alberta a la possibilité de suspendre les permis de forage des entreprises qui n'ont pas rempli leurs obligations en matière d'environnement. Il n'y a jamais eu recours. « Nous pouvons demander des comptes à ces entreprises, mais nous sommes confrontés au même dilemme qu'en Alberta : le shérif ne veut pas sortir son arme de son étui, il ne veut pas demander des comptes à l'industrie et, en ce qui concerne les plaintes des citoyens auprès du régulateur, la porte est verrouillée », m'a dit Boychuk.

L'opposition à R-Star n'est pas seulement l'apanage des écologistes ; elle émane de milieux surprenants. La Banque Scotia, l'une des plus grandes banques canadiennes, a averti que le projet de Smith saperait « le principe capitaliste fondamental selon lequel les entreprises privées doivent assumer l'entière responsabilité des engagements qu'elles acceptent volontairement ». Ce point de vue, bien sûr, ne pourrait être plus éloigné de la vérité. L'un des principes fondamentaux du capitalisme est de toujours dépendre du bras fort de l'État pour assurer son fonctionnement. Mais le programme R-Star, et l'histoire du lobbying de Smith avant de prendre les rênes du gouvernement, montrent clairement à quel point le pouvoir de l'État est lui-même accaparé par les intérêts des entreprises.

Contributeur

Jeremy Appel est un journaliste indépendant basé à Edmonton et l'auteur du bulletin Orchard sur Substack. Il anime les podcasts Forgotten Corner et Big Shiny Takes.

Source :  Jacobin Mag, Jeremy Appel, 27-02-2023

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

 les-crises.fr

 Commenter