Les États-Unis se félicitent des charges qui pèsent contre Poutine, mais font pression sur la Cour pénale internationale (CPI) afin qu'elle s'abstienne de poursuivre les Israéliens et les Américains.
Source : Truthout, Marjorie Cohn
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Karim Ahmad Khan, le procureur de la Cour pénale internationale, en visite à Kiev et dans les territoires occupés par la Russie en Ukraine, 14 avril 2022. SERGII KHARCHENKO / NURPHOTO VIA GETTY IMAGES
Le 17 mars, un peu plus d'un an après l'invasion de l'Ukraine par la Russie, Karim Khan, procureur général de la Cour pénale internationale (CPI), a annoncé que la Chambre préliminaire (CP) avait délivré un mandat d'arrêt à l'encontre du président russe Vladimir Poutine en raison des crimes de guerre qu'il a commis en Ukraine. La CP a également délivré un mandat d'arrêt à l'encontre de Maria Lvova-Belova, commissaire aux droits de l'enfant au sein du cabinet du président de la Fédération de Russie, pour les mêmes crimes de guerre.
Alors que les États-Unis applaudissent le mandat d'arrêt contre Poutine, ils ont fait pression sur la CPI afin qu'elle s'abstienne de poursuivre les Israéliens et les Américains. Il y a, de la part de la CPI, deux poids, deux mesures concernant les situations respectives de l'Ukraine et de la Palestine. Cela est dû en grande partie à la coercition politique exercée par les États-Unis, qui ne sont même pas signataires de la Convention de Rome relative à la CPI.
La CP a confirmé qu'il existe des « motifs raisonnables » de penser que Poutine et Lvova-Belova ont illégalement déporté et déplacé « au moins des centaines » d'enfants ukrainiens depuis les régions occupées de l'Ukraine vers la Fédération de Russie, en violation des articles 8(2)(a)(vii) et 8(2)(b)(viii) du Statut de Rome.
Khan avait ouvert une enquête sur la situation en Ukraine le 28 février 2022, estimant qu'il existait « des éléments permettant raisonnablement de penser que des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité présumés ont été commis en Ukraine ». Les mandats d'arrêt ont été délivrés un an plus tard, ce qui correspond à la vitesse de l'éclair s'agissant de la CPI.
Cela contraste avec la façon dont la CPI mène l'enquête relative aux crimes de guerre perpétrés en Palestine.
Après sept ans d'enquête sur les crimes de guerre israéliens, toujours pas d'inculpation
Après un examen préliminaire qui a duré cinq ans, l'ancienne procureure générale de la CPI, Fatou Bensouda, a estimé qu'il existait des éléments permettant raisonnablement de penser que les dirigeants israéliens avaient commis des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité en Palestine, notamment des homicides volontaires, des blessures graves causées délibérément, un usage disproportionné de la force et le transfert d'Israéliens vers le territoire palestinien. Mme Bensouda a également estimé qu'il existait des éléments suffisamment probants pour enquêter sur d'éventuels crimes de guerre commis par les dirigeants palestiniens, notamment des attaques intentionnelles contre des civils, l'utilisation de civils comme boucliers humains, des actes de torture et des homicides volontaires. La CPI a ouvert une enquête formelle il y a deux ans.
Mais aucun mandat d'arrêt n'a été délivré et aucun progrès visible n'a été accompli pour amener les dirigeants israéliens, notamment le Premier ministre Benjamin Netanyahou, à répondre de leurs actes. Le transfert illégal de Juifs israéliens vers des colonies situées sur des terres palestiniennes fait partie des crimes de guerre sur lesquels la CPI enquête.
En décembre 2022, trois grandes organisations palestiniennes de défense des droits humains ont publié une déclaration commune à l'intention de l'Assemblée des États signataires du Statut de Rome (l'organe de gestion de la CPI), déclarant : « Nous n'avons constaté aucune mesure concrète dans cette enquête, aucune initiative du procureur en vue de briser le cercle vicieux de l'impunité. »
Les groupes de défense des droits comparent l'inaction du procureur de la CPI concernant la Palestine avec ce qu'il en est quant à la situation en Ukraine. « Il est tout aussi crucial que le même degré de vigilance, de mobilisation et de ressources soit appliqué à d'autres situations, y compris la Palestine, afin d'éviter toute perception de sélectivité et de politisation, écrivent les groupes. Les victimes ne devraient pas être en compétition pour obtenir justice et les doubles standards ne devraient pas avoir leur place quand il est question de justice.
Les États-Unis ont fait échouer l'enquête de la CPI concernant les dirigeants américains accusés de crimes de guerre en Afghanistan
La tentative de traduire en justice des responsables américains pour crimes de guerre et crimes contre l'humanité commis pendant la guerre en Afghanistan a été mise en échec par les États-Unis. La procédure d'examen préliminaire a été ouverte en 2007, mais l'autorisation d'enquête officielle a pris 13 ans.
En mars 2020, la CPI a finalement autorisé l'ouverture d'une enquête officielle concernant des responsables américains, afghans et talibans pour des crimes de guerre commis dans le cadre de la « guerre contre le terrorisme ». Le procureur de la CPI a trouvé des fondements solides lui permettant de considérer que, dans le cadre d'une directive politique américaine, des membres de la CIA avaient commis des crimes de guerre. Il s'agit notamment de tortures, de traitements cruels, d'atteintes à la dignité de la personne, de viols et autres types de violences sexuelles à l'encontre de personnes détenues dans des centres de détention en Afghanistan, en Roumanie, en Pologne et en Lituanie.
En septembre 2021, trois mois après avoir pris ses fonctions de procureur général de la CPI, Khan a resserré le cadre et renoncé à l'enquête concernant les dirigeants américains et leurs alliés. Il a circonscrit l'enquête aux crimes commis par les talibans et la filiale de l'État islamique en Afghanistan. Lorsque l'administration Biden a levé les sanctions que Donald Trump avait imposées à l'encontre des fonctionnaires de la CPI, « elle l'a fait avec l'accord implicite que l'enquête de la Cour sur les crimes américains ne serait pas relancée », a écrit Alice Speri sur The Intercept.
« Il s'agissait clairement d'une décision politique, il n'y a pas d'autre façon de l'interpréter » a déclaré Jennifer Gibson, avocate du groupe de défense des droits humains Reprieve. « Cela a donné aux États-Unis, au Royaume-Uni et à leurs alliés une carte chance de Monopoly pour sortir de prison. »
Tant la Russie que les États-Unis s'en prennent à la CPI
Bien que la CPI ne dispose pas de forces de police, les 123 signataires du Statut de Rome ont l'obligation d'arrêter Poutine et Lvova-Belova s'ils devaient se rendre dans leur pays. Bien qu'il soit peu probable qu'ils soient arrêtés, la possibilité d'une arrestation entravera probablement leurs déplacements internationaux.
L'ancien président russe Dmitri Medvedev (qui est vice-président du conseil de sécurité de la Russie) a prévenu que toute tentative d'arrestation de Poutine constituerait une « déclaration de guerre » contre Moscou. Il a brandi la menace d'une « apocalypse nucléaire » et a déclaré : « Il est tout à fait possible d'imaginer un missile hypersonique tiré depuis la mer du Nord à partir d'un navire russe pour atteindre le palais de justice de La Haye. »
Le gouvernement américain a également menacé la CPI. En 2002, l'administration de George W. Bush a retiré la signature des États-Unis du Statut de Rome et, l'année suivante, le Congrès a adopté la loi sur la protection des militaires américains. Cette loi contient une clause appelée « Loi d'invasion de La Haye », qui stipule que si un ressortissant américain ou allié est détenu par la CPI, l'armée américaine peut recourir à la force armée pour le libérer. Cette disposition serait applicable à Israël, proche allié des États-Unis.
L'ancien président russe Dmitri Medvedev a prévenu que toute tentative d'arrestation de Poutine constituerait une « déclaration de guerre » contre Moscou. Il a brandi la menace d'une « apocalypse nucléaire ».
En outre, l'administration Bush a exercé un véritable chantage sur 100 pays signataires du Statut de Rome en les obligeant à signer des accords d'immunité bilatéraux par lesquels ils s'engagent à ne pas livrer de ressortissants américains à la CPI, faute de quoi les États-Unis leur retireraient toute aide de coopération au développement.
De plus, les États-Unis, qui refusent toute adhésion à la CPI, ont exprimé « de sérieuses inquiétudes quant aux tentatives de la CPI d'exercer sa juridiction sur le personnel israélien ». Bien qu'Israël ne soit pas partie prenante du Statut de Rome, la CPI s'est déclarée compétente pour juger les crimes de guerre commis en Palestine. En 2012, l'Assemblée générale des Nations Unies a accordé à la Palestine le statut d'État observateur non membre des Nations Unies. La Palestine a adhéré au Statut de Rome, rejoignant ainsi les États membres de la CPI.
Medvedev a qualifié la CPI de « non-entité juridique ». Bien que ni la Russie ni l'Ukraine ne soient signataires du statut de Rome, l'Ukraine a accepté la compétence de la CPI pour poursuivre les crimes commis sur son territoire.
Une commission internationale indépendante de l'ONU a trouvé des preuves de crimes de guerre commis par la Russie et l'Ukraine
Le 16 mars, la veille de l'annonce par Khan de sa décision de délivrer des mandats d'arrêt, la Commission internationale indépendante d'enquête sur l'Ukraine a publié un rapport de 18 pages à l'intention du Conseil des droits humains des Nations Unies. Ce rapport fait état de crimes de guerre commis par les forces russes et, dans une moindre mesure, par les forces ukrainiennes.
Dans le rapport de la Commission, on trouve les conclusions suivantes :
Le Haut-Commissariat des Nations Unies aux Droits humains (HCDH) a recensé 8 006 civils tués et 13 287 blessés en Ukraine depuis le 22 février 2022. Au 21 février 2023, l'Europe comptait 8 millions de réfugiés en provenance d'Ukraine, dont environ 90 % de femmes et d'enfants. Environ 5,4 millions de personnes sont déplacées partout en Ukraine et près de 18 millions de personnes en Ukraine ont besoin d'une assistance humanitaire.
La Commission a trouvé « des éléments raisonnables lui permettant de conclure que l'invasion et les attaques des forces armées russes contre le territoire et les forces armées de l'Ukraine peuvent être qualifiées d'actes d'agression contre l'Ukraine ».
« Les vagues d'attaques menées par les forces russes contre les infrastructures énergétiques ukrainiennes et le recours à la torture par les autorités russes pourraient constituer des crimes contre l'humanité. » La Commission a recommandé des enquêtes complémentaires.
Les forces russes ont pris pour cible les infrastructures de l'Ukraine. « La désorganisation des centres électriques, des centrales énergétiques et autres installations qui produisent l'énergie et le chauffage indispensables à la survie de la population a infligé des dommages considérables aux civils. » Ces attaques constituent le crime de guerre relatif au fait de causer incidemment un nombre excessif de morts, de blessures ou de dommages.
En outre, « les attaques ont été massives et systématiques, et peuvent être assimilées à un crime contre l'humanité ou à d'autres actes inhumains ». Une enquête plus détaillée est nécessaire.
Les opérations militaires russes menées à proximité ou à l'intérieur de la centrale nucléaire de Zaporizhzhia « ont grandement mis en danger la centrale, entraînant un risque d'incident nucléaire grave ». Un incendie s'est déclaré et des équipements militaires se trouvaient à moins de 150 mètres d'un réacteur.
Les exécutions sommaires perpétrées par les forces russes ont été monnaie courante. Nombre d'entre elles ont été précédées d'une détention, d'un interrogatoire, de tortures ou de mauvais traitements. La torture et l'homicide volontaire de civils constituent des crimes de guerre.
Les autorités russes ont eu recours à la torture « de manière systématique et à grande échelle ». Cela pourrait constituer des crimes contre l'humanité et devrait faire l'objet d'une enquête plus détaillée.
Les attaques indiscriminées contre les civils et les biens à caractère civil qui visent intentionnellement les civils constituent des crimes de guerre. La majorité des attaques menées par les forces russes l'ont été sans discrimination.
L'utilisation intensive d'armes explosives par la Russie, en particulier dans les zones densément peuplées, était « aveugle » et « disproportionnée » dans la mesure où « elle a été exercée avec un mépris manifeste de la présence de civils. »
Le bombardement et le siège de Marioupol pourraient constituer un crime contre l'humanité. Il est recommandé de poursuivre l'enquête en se rendant dans le Donetsk (y compris à Marioupol).
En outre, la commission a fait état d'homicides volontaires, de tortures, de séquestrations, de viols, de violences sexuelles et sexistes commis par les forces russes. La commission a constaté « une pratique massive de la torture et des traitements inhumains commis par les autorités russes à l'encontre des personnes qu'elles détiennent » et des viols « commis sous la menace d'une arme, avec une extrême brutalité et avec des actes de torture, tels que des passages à tabac et des étranglements ».
La Russie a illégalement annexé les régions occupées de Donetsk, Louhansk, Kherson et Zaporizhzhia, selon la commission. Elle fait référence aux « soi-disant référendums » qui ont été organisés dans ces régions en vue de leur rattachement à la Fédération de Russie.
La commission a également constaté des déplacements et des déportations illégaux d'enfants dans les zones de l'Ukraine contrôlées par la Russie. Des responsables russes et ukrainiens ont indiqué que des centaines de milliers d'enfants ont été enlevés en Ukraine pour être envoyés dans Fédération de Russie depuis le 24 février 2022.
« Dans un nombre limité de cas, les forces armées ukrainiennes ont probablement été responsables de violations du droit international humanitaire et des droits humains, et de certains incidents qui peuvent être qualifiés de crimes de guerre », notamment des attaques aveugles, en violation du droit international humanitaire. Elles ont probablement utilisé des armes à sous-munitions et des mines antipersonnel lancées par des roquettes. L'Ukraine, tout comme la Russie, est partie prenante de la Convention sur l'interdiction de l'emploi, du stockage, de la production et de la circulation des mines antipersonnel et sur l'obligation de leur destruction. Cette convention interdit toute utilisation de mines antipersonnel.
La CPI pourrait porter des accusations additionnelles à l'encontre de Poutine et Lvova-Belova
Alors que nombre d'autres crimes auraient pu être retenus, la CPI a limité ses affirmations concernant Poutine et Lvova-Belova aux déportations illégales et au déplacements d'enfants.
« Compte tenu de la situation politiquement tendue, le procureur aurait pu essayer de limiter les accusations qui, selon lui, étaient susceptibles d'être victorieuses », a déclaré à Truthout Beth Lyons, avocate de la défense à la CPI. « Sa déclaration du 17 mars 2023 concernant les mandats d'arrêt contre Poutine et Lvova-Belova est une déclaration très politique. Il y reconnaît que le contexte de sa demande est celui des actes d'agression de la Russie contre l'Ukraine. Cependant, il ne se concentre pas sur la violation par la Russie de la Charte des Nations Unies et son agression, mais plutôt sur les attaques contre un groupe vulnérable qui bénéficie d'une réelle sympathie (les enfants). On peut voir dans ce dossier une métaphore de la situation générale, à savoir l'attaque de la Russie contre la souveraineté de l'Ukraine. »
À la fin de sa déclaration, Khan a écrit : « L'Ukraine est une scène de crime qui englobe un large éventail de crimes internationaux présumés. Nous n'hésiterons pas à présenter d'autres demandes de mandats d'arrêt lorsque les éléments de preuve nous y contraindront. »
« Il est possible que la CPI délivre un mandat d'arrêt et que, par la suite, le procureur demande à le modifier pour y inclure des charges additionnelles », a déclaré Beth Lyons.
Dans la mesure où la Russie ne fait pas partie du Statut de Rome, ses dirigeants ne peuvent être poursuivis pour crime d'agression devant la CPI. Un groupe de plus de 30 pays envisage de créer un tribunal spécial chargé de poursuivre les responsables russes pour agression.
Par ailleurs, craignant de créer un précédent qui pourrait conduire à de futures inculpations d'Américains, le Pentagone bloque tout effort des États-Unis visant à partager avec la CPI les preuves qui aideraient celle-ci dans ses poursuites contre Poutine et Lvova-Belova. Le ministère américain de la Justice aide les procureurs ukrainiens en leur apportant une assistance logistique, une formation et une aide directe pour poursuivre les crimes de guerre russes devant les tribunaux ukrainiens.
Bien que les États-Unis refusent d'adhérer au statut de Rome, ils se félicitent des procédures engagées par la CPI à l'encontre de Poutine. Mais lorsqu'il s'agit de traduire en justice les dirigeants israéliens pour les crimes de guerre commis en Palestine, ou les responsables américains pour les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité commis en Afghanistan, c'est une autre histoire.
Marjorie Cohn
Marjorie Cohn est professeure émérite à la Thomas Jefferson School of Law, ancienne présidente de la National Lawyers Guild et membre des conseils consultatifs nationaux d'Assange Defense et de Veterans For Peace, ainsi que du bureau de l'Association internationale des juristes démocrates. Parmi ses ouvrages on compte Drones and Targeted Killing : Legal, Moral and Geopolitical Issues (Drones et assassinats ciblés : enjeux juridiques, éthiques et géopolitiques). Elle est co-animatrice à la radio du programme « Law and Disorder» [Law and Disorder est une émission de radio américaine d'une heure diffusée chaque semaine à partir de WBAI, qui fait partie du réseau radio Pacifica. Le programme se concentre sur les questions juridiques, NdT]
Source : Truthout, Marjorie Cohn, 25-03-2023
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises