06/12/2023 les-crises.fr  10min #238630

Israël a bombardé ma maison et tué mes proches. On ne me fera pas taire.

La féministe palestinienne Mariam Abudaqa était en tournée de conférences en France lorsqu'Israël a détruit sa maison à Gaza. Le gouvernement français a tenté de l'expulser, mais Mariam Abudaqa explique à Jacobin qu'elle refuse de renoncer à dire la vérité sur les crimes d'Israël.

Source :  Jacobin, Harrison Stetler, Mariam Abudaqa
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Des Palestiniens récupèrent des objets utilisables dans les décombres d'une maison partiellement effondrée alors que les attaques israéliennes continuent de causer des destructions depuis vingt-quatre jours à Rafah, Gaza, le 30 octobre 2023. (Abed Rahim Khatib / Anadolu via Getty Images)

Une interview de Mariam ABUDAQA par Harrison STETLER

En septembre, la célèbre militante palestinienne Mariam Abudaqa est arrivée en France pour une tournée de conférences. Elle était venue s'exprimer en tant que militante féministe et avait même été invitée à l'Assemblée nationale par le parti de gauche La France Insoumise. Mais Abudaqa s'est rapidement retrouvée mêlée au débat français sur l'attaque du Hamas contre Israël, le 7 octobre, et sur la crise à Gaza provoquée par les représailles d'Israël. Le 9 octobre, le président du Parlement a bloqué la demande d'intervention de Mme Abudaqa à l'Assemblée nationale. Une semaine plus tard, Abudaqa, âgée de 72 ans, a été arrêtée à la gare Saint-Charles de Marseille et assignée à résidence jusqu'à son éventuelle expulsion de France.

Dans le cadre de la répression générale de la solidarité avec la Palestine, le ministère de l'intérieur a justifié l'expulsion d'Abudaqa par son appartenance au Front populaire de libération de la Palestine, un groupe figurant sur la liste des organisations terroristes de l'Union européenne. L'arrêté affirme également que la présence d'Abudaqa était « de nature à attiser les tensions, la haine et la violence entre les communautés et à causer de graves troubles à l'ordre public », ajoutant qu'elle était dangereuse compte tenu « de la montée de la menace terroriste en France. »

Pourtant, vendredi dernier, un juge administratif a annulé l'ordre d'expulsion d'Abudaqa, estimant : « Le ministère de l'intérieur a gravement, et de manière manifestement illégale, porté atteinte à [sa] liberté d'expression et de mouvement. » À Gaza, Abudaqa est une féministe de premier plan et une militante de la libération de la Palestine. Elle parle ici de la crise à Gaza avec Harrison Stetler de Jacobin. Dana Katkhoda a traduit de l'arabe.

HARRISON STETLER : Vous êtes en France depuis le début de cette nouvelle crise. En tant que personne engagée auprès des habitants de Gaza et du mouvement de libération de la Palestine, que ressentez-vous de devoir observer cette situation de si loin ?

MARIAM ABUDAQA : Tout d'abord, je suis heureuse de pouvoir faire entendre la voix de ma famille et de mes proches à Gaza. Mais je me sens tellement impuissante quand je regarde tous ces massacres à la télévision. Je reçois des appels de gens, là bas chez moi et ma douleur est profonde. Je brûle de l'intérieur : je ne peux ni dormir ni manger. C'est très dur pour un être humain de perdre ce qui compte le plus pour lui : sa famille, ses parents, sa maison.

Ce qui se passe actuellement est un crime. Mais ce n'est pas un crime normal, c'est un crime inconcevable. Il est au delà de tout ce que l'on peut imaginer.

C'est pourquoi le monde doit se réveiller. Ce qui se passe actuellement relève de crimes contre l'humanité. Il est impossible qu'un être humain puisse voir ce qu'il voit aujourd'hui à Gaza et l'accepter. Il est impossible de rester silencieux face à ces crimes, d'être neutre ou de se ranger du côté de l'oppresseur. Notre peuple est opprimé, et cela dure depuis soixante-quinze ans : massacré, expulsé, soumis au blocus. Mais nous sommes toujours debout, parce que nous avons droit à la justice. Parce que c'est notre terre.

HARRISON STETLER : Avez-vous pu rester en contact avec votre famille, vos amis et vos camarades restés au pays ?

MARIAM ABUDAQA : Je suis en contact avec eux, mais comme il n'y a ni Internet ni électricité, je leur écris et j'attends qu'ils me répondent. Trente et un membres de ma famille ont été frappés. Hier [mardi 24 octobre], quatre autres ont été victimes. Mon frère m'a appelé hier et m'a dit que nos maisons étaient toutes en ruines. Ma propre maison a été détruite.

Le peuple palestinien vit depuis soixante-quinze ans sous l'occupation, la violence et la déshumanisation. Le monde nous a assuré que nous avions le droit d'exister sur cette terre.

Je suis toujours en contact avec eux, sinon je mourrais ! Cela m'aide d'entendre ne serait-ce qu'un seul mot de leur part. Mes contacts en Cisjordanie m'ont dit qu'il y avait un mouvement de soutien pour me soutenir face à ce qu'il m'arrive en France. En plus de toute la douleur qu'ils éprouvent, ils s'inquiètent pour moi !

À chaque minute, il se passe quelque chose et je veux m'assurer qu'ils vont bien. Nous ne savons pas ce qu'il va se passer. Mais j'essaie de rester en contact, je lis les noms des martyrs et leurs photos sur les sites d'information palestiniens, et mon cœur se serre.

HARRISON STETLER : Votre expulsion de France a été heureusement suspendue par un juge, mais pouvez-vous nous expliquer comment vous avez vécu votre arrestation initiale et votre détention le 16 octobre ?

MARIAM ABUDAQA : La France dans laquelle je venais était un endroit sur lequel j'avais lu beaucoup de choses - un grand pays, avec des libertés, y compris la liberté d'expression et la liberté d'avoir des opinions différentes. Malheureusement, et sans aucune raison, je n'ai pas été autorisée à dire ma vérité et j'ai été assignée à résidence.

Mais m'est-il possible de ne pas exprimer mon opinion alors que mon pays est réduit en cendres ? M'est-il possible de ne pas en parler alors que ma famille est en train de mourir ?

Les Occidentaux parlent sans cesse des droits des femmes et des enfants, mais je suppose que cela ne s'applique pas à nous, les Palestiniens.

Les raisons qu'ils ont invoquées ne sont pas valables. Ils ont dit que j'appartenais à une organisation terroriste appelée Front populaire de libération de la Palestine. Nous ne sommes pas contre les juifs, les chrétiens ou les musulmans. Nous sommes contre l'occupation, et ce qui m'est arrivé est donc bizarre.

Je me suis rendue dans de nombreux autres pays et je n'ai jamais été traitée de la sorte. Je suis féministe et je me bats pour les droits des femmes. Les Occidentaux parlent sans cesse des droits des femmes et de ceux des enfants, mais je suppose que cela ne s'applique pas à nous, les Palestiniens. Ils ont annulé mon visa et, heureusement, lorsque j'ai pris un avocat, j'ai gagné le procès.

Une personne doit pouvoir exprimer son opinion et dire la vérité. Il ne faut pas avoir peur de la vérité. En effet, même si l'on n'est pas d'accord avec l'opinion de quelqu'un, il est nécessaire de l'écouter. C'est ce que l'on entend par pluralisme : que les êtres humains puissent exprimer leurs opinions quelles qu'elles soient. Avec toutes les expériences que j'ai vécues dans ma vie, je sais que je resterai résiliente parce que je suis Palestinienne. Un jour, la vérité éclatera, et ceux qui auront dit la vérité auront gagné.

HARRISON STETLER : Israël tente de faire passer ses bombardements, son siège et son invasion terrestre attendue de Gaza pour une guerre contre le Hamas. Des membres du gouvernement de Benjamin Netanyahu ont évoqué le désir de mettre fin à la domination du Hamas et de « changer l'équation » à Gaza. Qu'est-ce que cela signifie réellement ?

MARIAM ABUDAQA : Tout cela n'est que mensonges. Nous pouvons voir les images en provenance de Gaza, et pourtant une grande partie du monde préfère rester aveugle. La résistance palestinienne n'a rien à voir avec le Hamas. Le peuple palestinien vit depuis soixante-quinze ans sous l'occupation, la violence et la déshumanisation. Le monde nous a promis que nous avions le droit d'exister sur cette terre, et il nous reconnaît. Nous avons des ambassades dans le monde entier, mais nous sommes un État occupé.

Qu'attendent-ils de nous ? Que nous abandonnions et que nous rendions notre drapeau ? Qu'Israël continue à nous assassiner et que nous continuions à les regarder faire ? Ce n'est pas juste. Le Hamas fait partie du peuple palestinien, mais tous les Palestiniens ne font pas partie du Hamas. Regardez les gens qui meurent en Cisjordanie, à Naplouse et à Jénine, ou sous le blocus de Gaza. Tout notre peuple vit l'agonie de l'occupation, de la pauvreté, du chômage et d'un état de siège.

Cela fait combien de jours maintenant que le conflit dure ? Les hôpitaux ont été bombardés et ne fonctionnent plus. Ils ont détruit les lieux de culte musulmans et chrétiens. Ils ont détruit des écoles et des abris. Tout cela est-il lié au Hamas ? Le Hamas est-il un hôpital ? Ou une église ?

En soixante-quinze ans, qu'a fait le droit international pour nous ? Le monde entier voit que ce qui se passe est injuste, constate que le droit international s'applique ailleurs dans le monde mais pas en Palestine. Le droit international n'a aucun sens si l'on accepte ce qu'il se passe à Gaza. Lorsque des milliers de Palestiniens sont assassinés au phosphore blanc et sous des milliers de bombes, ils continuent de vous dire que les terroristes, c'est nous.

Qui sont les terroristes ? Est-ce l'occupant ou ceux qui sont occupés ? S'ils veulent la paix, le problème de la Palestine doit être résolu conformément au droit international. Nous ne voulons rien d'autre que notre liberté. Nous ne sommes contre personne. Nous ne sommes pas des terroristes. Nous sommes un peuple qui veut sa liberté et sa souveraineté.

HARRISON STETLER : Alors que les populations du Moyen-Orient et d'ailleurs ont manifesté leur solidarité envers les habitants de Gaza, les gouvernements européens et américains n'appellent pas à un cessez-le-feu. Au contraire, ils ont donné leur feu vert à la guerre punitive de Netanyahou. Pourquoi les Occidentaux ne comprennent-ils pas cette crise ?

MARIAM ABUDAQA : Si je pense que la grande majorité est derrière nous, les gouvernements [occidentaux] ont des objectifs différents. Le sionisme vient d'Europe, ne l'oublions pas. Quiconque veut feindre la neutralité, appeler à une solution à deux États et se tenir ensuite aux côtés des forces d'occupation prend réellement parti. Ils sont complices de ces crimes de guerre. Le silence de la communauté internationale a renforcé l'occupation.

Nous ne sommes donc pas surpris. Mais la vérité se manifeste cependant. L'attaque contre Gaza fait voler en éclats le statu quo. Le monde voit que pour les gouvernements occidentaux, « résoudre » le problème palestinien cela veut dire : le faire disparaître. Mais notre peuple continuera à tenir bon. Ce qui nous arrive est révélé au grand jour. Nous n'avons pas besoin qu'ils nous envoient de l'argent ou de l'aide en contrepartie des meurtres et de la violence dont nous sommes victimes. Nous voulons notre liberté, et nous voulons ce que le droit international dit être notre droit.

Gaza est toujours debout. Pourquoi ? Parce que ce qui se passe à Gaza est la vérité. Cette vérité, peu importe le temps qui passe, restera notre vérité. Notre victoire n'est pas seulement pour Gaza, mais pour l'ensemble de la Palestine et pour tous les peuples libres du monde. Le danger du fascisme nous concerne tous et nous voulons en protéger le monde. Nous ne voulons faire de mal à personne, mais nous ne voulons pas d'une fausse paix.

Le peuple palestinien est en train de subir un génocide. Ceux qui ont vécu les horreurs du passé ne devraient pas être ceux qui commettent ces horreurs contre nous. Un jour viendra où ils se réveilleront et se rendront compte de la catastrophe qu'ils ont provoquée.

HARRISON STETLER : Vous êtes venue en France pour parler avec des militants de votre oeuvre en tant que féministe et activiste en Palestine. Dans les jours, les semaines et les mois à venir, quels sont les besoins les plus pressants des habitants de Gaza de la part des mouvements de solidarité étrangers ?

MARIAM ABUDAQA : Le soutien politique et la révélation de la vérité sont les deux choses les plus importantes. Ce dont nous avons besoin, ce n'est pas tant d'aide humanitaire que d'aide politique. Nous avons besoin du soutien des mouvements de jeunes, de travailleurs et des féministes afin qu'il y ait une mobilisation en faveur de leurs homologues à Gaza. Nous aurons besoin d'une campagne pour reconstruire Gaza et d'un soutien juridique et en matière de droits humains pour les prisonniers de l'occupation.

Nous avons besoin de toutes les voix qui pourront s'élever pour nous soutenir, qu'elles viennent du monde de l'art, du sport, des affaires ou de la politique. Lorsque nos concitoyens savent qu'ils bénéficient du soutien de l'étranger, ils n'ont pas l'impression de se battre seuls. Je dirais que chaque voix est importante. Nous avons besoin que les gens viennent, qu'ils voient, qu'ils rendent compte de ce qu'il se passe : pour dénoncer les mensonges de l'occupation.

Contributeurs

Mariam Abudaqa est une féministe palestinienne de premier plan.

Harrison Stetler est journaliste indépendant et un enseignant qui vit à Paris.

Source :  Jacobin, Harrison Stetler, Mariam Abudaqa, 30-10-2023

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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