13/03/2024 infomigrants.net  6 min #244745

Élection présidentielle au Sénégal

Au Sénégal, la question « douloureuse » de l'émigration au cœur de la campagne présidentielle

Les exilés sénégalais embarquent à bord de pirogues de pêcheurs pour gagner l'archipel des Canaries. Crédit : Reuters

Le drame est survenu à l'embouchure de Saint-Louis. Après plusieurs jours en mer, la pirogue blanche et verte qui avait fait demi-tour au large du Maroc sombre près des côtes sénégalaises fin février. Quelques jours plus tôt, entre 200 et 300 personnes avaient pris place dans cette embarcation partie de Joal-Fadiouth, dans le sud du pays. Seule une vingtaine a été secourue par les autorités, et  vingt-quatre corps ont été récupérés. Mais aucune trace des autres exilés.

 @infomigrants_fr Au moins 24 personnes sont mort*s en mer dans le nord du Sénégal, selon un bilan donné jeudi par le gouverneur de la région de Saint-Louis. Les passagers de la pirogue avaient essayé de rejoindre les îles des Canaries avant de rebrousser chemin au niveau du Maroc.  #senegal  #senegaltiktok  #canariesoftiktok  ♬ Suspense, horror, piano and music box - takaya 

Ce naufrage fait partie de la longue liste de tragédies similaires que connaît le pays depuis plusieurs années, et qui se sont multipliées ces derniers mois. Imprégnant, logiquement, la sphère politique sénégalaise en campagne pour l'élection présidentielle, fixée au 24 mars.

"On ne nous écoute pas"

Pour son premier déplacement de campagne, Idrissa Seck, ancien Premier ministre d'Abdoulaye Wade et chef du parti Rewmi, a rencontré les pêcheurs de la ville de Ouakam près de Dakar. "La pêche a des difficultés, a-t-il déclaré. Si des milliers de jeunes pouvaient trouver leur compte dans la pêche, ils n'iraient pas braver la mort". À cause de la raréfaction du poisson en mer, causée entres autres par le réchauffement climatique, les pêcheurs sénégalais peinent en effet à subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille. Un rapport publié en octobre 2023 par la Fondation pour la justice environnementale (EJF) révèle que  près de deux-tiers des pêcheurs sénégalais gagnent moins d'argent qu'il y a cinq ans.


Des pirogues au Sénégal. Crédit : InfoMigrants

Beaucoup d'entre eux remplissent donc les pirogues qui s'engagent sur la route des Canaries, au péril de leur vie. Une situation dont doit se défendre, pour être élu, le représentant du parti au pouvoir et ancien Premier ministre, Amadou Ba. Mais le bilan présidentiel sur cette "question très douloureuse" sera "difficile à défendre", avance Maurice Soundieck Dione, professeur agrégé de Science politique à l'Université Gaston Berger de Saint-Louis. En 2023, près de 40 000 personnes, en majorité sénégalaises, ont débarqué aux Canaries. Un chiffre jamais enregistré dans l'archipel, même au plus fort de la "crise des cayucos" en 2006 lors de laquelle près de 32 000 migrants avaient été comptabilisés.

"Jamais, on évoque nos difficultés au quotidien, celles justement qui nous poussent à partir. La politique de Macky Sall est un échec total. Il nous a délaissé et a donné la mer aux étrangers", déplore de son côté un membre de l'Union nationale de la pêche artisanale du Sénégal (Unapas) de Dakar, qui préfère rester anonyme.

Très décriés par les Sénégalais, les accords de pêche signés par Dakar avec la Chine et certains pays de l'Union européenne font partie des causes qui expliquent la diminution, drastique dans certaines zones du littoral, des ressources halieutiques. "Certains bateaux pêchent devant nous, à 10 km de la plage. Comment peut-on lutter ? Si ça, ça ne s'arrête pas, les gens continueront de partir", souffle le militant de l'Unapas.

La création d'emploi pour lutter contre les départs

Autre argument utilisé par les candidats pour lutter contre les départs, celui de la création d'emplois pour les jeunes et leur insertion sur le marché du travail. Anta Babacar Ngom, du mouvement Alternative pour la relève citoyenne (ARC), a proposé par exemple lors d'une visite à l'université Cheikh Anta Diop (Ucad) de Dakar le 29 février, "d'investir dans l'éducation et la formation professionnelle" et de créer "des initiatives visant à stimuler l'entrepreneuriat et la création d'emplois pour les jeunes".

En déplacement à Bargny et Rufisque le 10 mars, le candidat du Parti de l'Unité et du Rassemblement (PUR) Aliou Mamadou Dia a souligné le "besoin de soutien de ces populations notamment en terme d'emplois, car cette frange du Sénégal est en perte d'espoir". Dans une interview à  France24, Khalifa Sall, président de la plateforme politique Taxa­wu Senegaal, affirmait : "Il faut faire en sorte que les gens aient les moyens de vivre et de travailler, pour garder leur dignité". "On doit revoir nos propres politiques économiques, nos stratégies de développement pour répondre aux aspirations de la population, qui parce qu'elle n'a plus de réponse, préfère la mort ou l'exit, plutôt que de rester dans la honte".

Des propositions similaires à celles avancées dès 2021 par le président Macky Sall avec le plan Xëyu Ndawñi, un programme d'urgence pour l'emploi et l'insertion socioéconomique des jeunes. Le but d'alors ? Développer le pays, mais surtout dissuader sa jeunesse de le quitter.

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Si les propositions s'entendent d'un point de vue économique, Maurice Soundieck Dione observe : "L'emploi des jeunes se mue facilement en argument électoraliste, car aucun programme ne s'attaque aux causes psychologiques et sociales des départs".

Certains Sénégalais sont parfois poussés à l'exil par leur famille, qui rêve que l'un des leurs gagne sa vie en Europe. D'autres partent pour fuir la répression politique, qui s'est accrue sur les opposants ces deux dernières années notamment. Selon des groupes de la société civile et des partis d'opposition, près de 1 000 membres et militants de l'opposition ont été arrêtés dans tout le pays depuis mars 2021.

Plus de surveillance

Dans sa "stratégie nationale de lutte contre la migration irrégulière" lancée en juillet 2023, Macky Sall, en plus des volets d'aide au développement et à l'emploi, prévoit par ailleurs des mesures pour la gestion des frontières. Soit davantage de surveillance sur ses côtes et plus de répression contre les passeurs.

"La dissuasion répressive n'est pas efficace, retoque Maurice Soundieck Dione. Les pêcheurs, qui sont souvent à la barre des pirogues, connaissent la mer et les routes par cœur. Mettre plus de garde-côtes ne les empêchera pas de partir pour les Canaries".

Renforcer la surveillance du littoral, "c'est comme donner des antidouleurs à une personne malade au lieu de soigner ses symptômes, réagit Mathieu Faye, étudiant sénégalais à l'université de Strasbourg, en France depuis 2022. Quasiment personne, ni le successeur du président, ni la majorité des candidats, ne propose des études approfondies sur les attentes de la jeunesse". Pour le jeune homme, ancien dirigeant d'une startup au Sénégal, "les politiciens sont totalement déconnectés de la vie de la population. Ils sont dans leur petite vie confortable, ils ne savent pas ce que c'est, le désespoir".

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