19/04/2024 basta.media  5 min #247123

70 heures de garde à vue : « On m'a demandé pourquoi je possédais un livre de recettes végan »

Dans l'enquête sur une action militante menée en décembre dernier sur le site d'une cimenterie Lafarge, 17 personnes ont été interpellées le 8 avril et ont subi trois jours de garde à vue. Huit ont été relâchées sans poursuites. Témoignages.

« On m'a quand même accusée d'avoir séquestré un otage et au final, c'était moi qui avais les yeux bandés et qui était menottée dans une voiture. » Mathilde, Dimitri, Paul et Michel [1] ont tous vu les forces de l'ordre débarquer à leur domicile le 8 avril et ont été emmenés les yeux bandés et menottés en garde à vue, loin de chez eux, pendant trois jours.

Cette opération policière a eu lieu dans le cadre d'une enquête confiée à la sous-direction antiterroriste (Sdat) de la direction nationale de la police judiciaire et à la direction territoriale de la police judiciaire de Rouen (Seine-Maritime) sur une action militante le 10 décembre 2023 sur le site d'une cimenterie Lafarge de l'Eure. Une centaine de personnes avaient pénétré sur le site pendant une dizaine de minutes avec de la peinture et de la mousse expansive ( voir les photos de l'action). Cette action s'inscrivait dans le cadre d'une campagne d'actions « contre Lafarge et le monde du béton » initiée par plus de 200 organisations et des comités locaux des Soulèvements de la Terre.

Mathilde, Dimitri, Paul et Michel font partie des huit personnes relâchées, leur affaire est classée sans suite. Pour les neuf autres, dont cinq sont sous contrôle judiciaire, un procès aura lieu au tribunal correctionnel d'Évreux le 27 juin prochain. Les chefs d'inculpation sont graves : association de malfaiteurs, séquestration et dégradations, le tout étant aggravé par le fait d'agir en réunion.

« La BRI (brigade de recherche et d'intervention, ndlr) s'est trompée d'adresse et a défoncé la porte d'un appartement voisin vers 6 h du matin, un Airbnb vide... » se souvient Paul. « Aveuglé dans mon lit avec une lumière, ils ont lancé leur bouclier d'intervention sur moi et une voix de femme criait de me retourner. Une clef de bras, les menottes et un grand agent me demande alors de me lever, je m'exécute et il me colle une tarte pour me recoucher sur le lit. Il me demande alors de recommencer et je reprends un coup... puis il me traîne par les cheveux pour que je m'assoie. »

70 heures de garde à vue

Ce Rouennais verra ensuite son appartement fouillé minutieusement par la Sdat, son journal intime photographié page par page... « Ce sont des pratiques d'interpellation dans le cadre d'arrestations politiques dès que ces personnes ont pu être identifiées par les services de renseignement », dit à Basta! Chloé Chalot, avocate au barreau de Rouen. « C'est évidemment lié au contexte de l'infraction et à son message politique que l'enquête a été confiée à la sous-direction antiterroriste. En temps normal, ce type d'infraction est confié aux polices judiciaires départementales », ajoute-t-elle.

« Ils se sont aussi trompés de maison, relève Mathilde. La famille voisine est traumatisée, car la BRI a notamment plaqué la femme au sol. » « Ils ont pris en photo tout ce qui pouvait paraître de gauche dans mon appartement », détaille de son côté Michel. Un livre de Juan Branco, des affiches de manifestations, des fresques du climat... Vient ensuite le transport, avec les menottes et les yeux toujours bandés, à grande vitesse. « J'ai demandé à aller uriner... on est reparti en voiture à toute allure et là on me sort du véhicule », s'étonne Paul. « Je suis alors dans un champ de colza avec trois voitures de policiers cagoulés qui me surveillent et bloquent quelques tracteurs d'agriculteurs du coin. »

Les gardes à vue auront lieu pour la plupart des cas dans les locaux de la Sdat, à Levallois-Perret (Hauts-de-Seine), au quatrième sous-sol. Place aux interrogatoires, pendant trois jours. « On a fait 70 heures de garde à vue chacun avec ma compagne », déplore Michel. « Il n'y avait pas un bruit dans le bâtiment, c'est très troublant. Tout cela était plus déroutant que les claques que j'ai prises au réveil », dit Paul. Alertés par ces récits, plusieurs psychologues ont œuvré au sein d'un comité de soutien qui s'est organisé pour l'occasion.

Trois jours d'interrogatoires

Rythmant malgré tout les journées, les interrogatoires vont donc se succéder, allant de un par jour au double pour certains des gardés à vue. « En audition, on m'a demandé pourquoi je possédais un livre de recettes végan », s'interroge Dimitri, qui a passé 70 heures enfermé. « C'est quoi le message ? Attention, bientôt manger des légumes vous enverra en cellule ? » Les questions des policiers sont souvent les mêmes.

Les trois jours passés, vient alors le moment de la libération, avec à nouveau quelques surprises. « On m'a encore bandé les yeux et relâché dans la rue, n'importe où, s'étonne Mathilde. Dans mon sac, j'avais un sachet avec ma petite culotte à l'intérieur. Ils l'avaient gardée pour prélever mon ADN... » Comme d'autres de ses camarades d'infortune, Mathilde souhaite un effacement de ses empreintes ADN. Le droit le permet après un classement sans suite.

« Toutes les personnes sorties avec un classement sans suite ont exercé leur droit au silence », fait savoir l'avocate Chloé Chalot, qui défendra aussi une personne au tribunal le 27 juin. « Cela signifie que les gardes à vue n'ont rien apporté et que les indices recueillis contre elles au moment de la garde à vue étaient très légers. Cela m'inquiète au vu de l'ampleur du dispositif déployé », ajoute l'avocate.

Pas de quoi ébranler le militantisme des personnes contactées par Basta!, qui ont toutes exprimé leur détermination. « Cette volonté de nous isoler a totalement échoué, car pendant que l'on croupissait en garde à vue, un grand élan de solidarité s'est créé avec un soutien psy, nos proches contactés et on a même gardé mes enfants ! » s'enthousiasme Mathilde. « Aujourd'hui, j'en ressors renforcée et je me suis fait de nouveaux amis. »

Guy Pichard

Photo de Une : Action à la centrale à béton de Val-de-Reuil dans l'Eure/©Soulèvements de la Terre.

Notes

[1] Les prénoms ont été modifiés.

 basta.media

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