25/04/2024 elcorreo.eu.org  8 min #247443

La mobilisation en défense de l'éducation publique déstabilise le gouvernement Milei

par  Carlos Schmerkin*

Le président Javier Milei a connu la plus grande manifestation de protestation de la dernière décennie et on parle déjà de démissions au sein du gouvernement. Une mobilisation très politique, intergénérationnelle, mélangeant joie et colère. Crise au ministère du Capital Humain.

Les organisateurs ont compté 800 000 personnes, 150 000 selon la police de la ville de Buenos Aires, plus d'un million dans tout le pays où le protocole répressif de la ministre de la Sécurité, Patricia Bullrich fut inexistant. La foule qui a défilé du Congrès à la Place de Mai pour protester contre le plan d'austérité du système universitaire de Javier Milei s'est distinguée mardi par la consigne : « manifester avec un livre à la main ».

Les centaines de milliers de personnes qui ont participé à la marche affichaient ce qui les représentait : « Mère femme au foyer, père maçon, fille universitaire ». Parmi les chants et les applaudissements, des ouvrages sociologiques classiques tels que Max Weber et Emile Durkheim, ainsi que des livres de Juan Rulfo ou Rodolfo Walsh ont été brandis. Car l'image du livre devient l'antagoniste direct du Président, connu pour sa compulsion à liker et retweeter des messages sur X pour marquer son mépris à l'égard de ses détracteurs. « Le livre est un symbole d'éducation : porter un livre rend cet objet/icône très difficile à réprimer » expliquait un étudiant.

Des chansons contre Milei pour qu'il s'en aille ont été scandées durant toute la manifestation. C'est en ce sens que la politique a été présente, sans qu'aucun groupe ou parti puisse revendiquer la direction. Mais le message le plus ingénieux est peut-être celui d'une simple affiche appelant à la production de connaissances scientifiques. « Pas de science, pas de Conan » (c'est le nom du chien mort cloné par Milei en quatre exemplaires aux USA).

Le document lu lors de la mobilisation par Piera Fernández De Piccoli, présidente de la Federación Universitaria Argentina (FUA) indique :

« Nous défendons l'accès à l'enseignement supérieur public comme un droit. Nous croyons en la capacité d'égalité de l'enseignement public gratuit, au pouvoir de transformation de l'université en tant que formidable outil de mobilité sociale ascendante et à l'apport différentiel et substantiel de la production scientifique ».

« Tous les problèmes que nous rencontrons peuvent être résolus par plus d'éducation et d'universités publiques, par plus d'investissements dans la science et la technologie. Nous voulons que nos institutions soient le mécanisme qui permettra à l'Argentine de surmonter les inégalités structurelles et de s'engager sur la voie du développement et de la souveraineté. L'éducation nous sauve et nous rend libres. Nous appelons la société argentine à la défendre. »

« Cette manifestation n'est pas une mobilisation de castes, ni de « piqueteros », c'est une mobilisation qui est sûrement traversée par beaucoup des électeurs de Milei…, un secteur de la société qui parie sur le progrès individuel, mais qui pourtant a bien profité de l'université publique ». (Victor Taricco, directeur de la communication de l'UBA)

Les fonds destinés à l'Université

Le gouvernement affirme qu'il a déjà transféré tous les fonds aux universités et que le conflit a été résolu alors que des sources de l'UBA ont indiqué aux médias que les fonds pourraient arriver cette semaine, mais qu'ils resteraient bien en deçà de la revendication qui a motivé la mobilisation. « Après la supposée proposition du gouvernement, la réduction du budget pour les dépenses de fonctionnement de l'UBA est de 61% », a déclaré le vice-recteur de l'UBA, Emiliano Yacobitti, après l'annonce faite par le ministère du Capital Humain jeudi dernier.

M. Yacobitti a précisé qu'une augmentation de 70 % pour le mois de mars et en mai, non rétroactives, « impliquent une mise à jour annualisée de seulement 105 % face à une inflation moyenne de 300 % dans le domaine des frais de fonctionnement, sachant que le budget de 2023 a été approuvé en 2022. C'est pourquoi Sergio Massa, ministre de l'économie (2022-2023) avait accordé des renforcements budgétaires tous les trois mois. En outre, les universités soulignent que l'offre du gouvernement ne concerne qu'un poste minoritaire de leur budget - leur fonctionnement - représentant 10% alors qu'elle n'inclue pas les salaire représentant 90% »

Alfredo Lazzaretti, recteur de l'Université nationale de Mar del Plata a remarqué que « la convention paritaire ne peut aboutir à cause d'une décision unilatérale de d'exécutif ».

Changement de paradigme ?

La très massive mobilisation du 23 avril a porté atteinte à deux des piliers qui soutiennent Milei : le contrôle de la rue qu'il a tenté d'instaurer en vain au cours des premiers mois de son mandat avec le protocole répressif de la ministre de Sécurité, Patricia Bullrich, inexistant mardi, et le soutien monolithique des jeunes. Car ce sont les jeunes qui ont constitué la majorité des manifestants, collégiens et étudiants, classes entières du primaire avec leurs instituteurs/trices ; malgré que le gouvernement ait essayé de pointer exclusivement la présence du kirchnerisme, de la gauche, des « piqueteros » et de la CGT et d'autres syndicats, ce qui, en soi, démontre un amalgame rarement vu en deux décennies.

Le président a commencé la journée par des retweets furieux contre l'Université publique et, après la manifestation, il a éteint son téléphone, jusqu'à ce qu'il télécharge une image d'un lion buvant des « larmes de gauchistes » dans une tasse.

« Nous allons essayer d'éteindre l'incendie », ont déclaré des proches du président au média LPO (La Política Online), bien qu'ils prévoient d'autres affrontements entre ministres avant que le conflit ne soit résolu. « Cette marche n'aurait pas eu lieu si, il y a un mois, on leur avait donné l'argent que M. Caputo (Ministre de finances) ne voulait pas débloquer », ont déclaré des sources proches de la ministre du Capital Humain, Sandra Pettovello. D'autres sources du gouvernement affirment que la ministre Pettovello « tombera à un moment ou à un autre », mais estiment que le moment est venu de procéder à d'autres démissions. Ils citent notamment Alejandro « Galleguito » Álvarez, le sous-secrétaire à la politique universitaire qui a proposé de « foutre en l'air » le système universitaire.

La ministre n'est pas exempte de critiques, car le Secrétariat à l'éducation dépend de sa signature. Dans les heures précédant la marche, le plus proche fonctionnaire de la ministre, Maximiliano Keczeli, a démissionné de son poste de secrétaire à la coordination juridique et administrative. Gerardo Marcelo Hita, directeur du Conseil national de coordination des politiques sociales, qui en février, a accepté le poste d'intervenant intérimaire de l'Institut national du cinéma et des arts audiovisuels (INCAA), a également quitté ses fonctions. Tous les deux s'ajoutent aux plus de 15 fonctionnaires qui ont abandonné leur poste depuis le début de l'administration.

« Le gouvernement est passé de l'indifférence à la perplexité. Prendre la tolérance d'une société lassée de l'inflation pour un chèque en blanc afin de faire n'importe quoi est la conséquence logique de s'entourer de gens qui n'ont pas le flair nécessaire pour détecter les incendies avant qu'ils ne se déclarent, ce dont un président a besoin », soutien le journaliste Ignacio Fidanza de LPO. « Milei a eu mille occasions d'éviter le TGV qui l'a emporté mardi, mais il ne l'a pas vu. La dernière occasion gâchée a été le discours sur toutes les chaines de télévision la veille, un spectacle ennuyeux d'auto célébration…L'impressionnante mobilisation pour la défense de l'enseignement public n'est pas un Waterloo, mais il reste à voir comment réagira le gouvernement, qui a un grand talent pour transformer les désagréments en défaites cuisantes (chute de la loi omnibus). La politique à la « tronçonneuse » de Milei a bien fonctionné pendant la campagne, mais il n'y a pas de gouvernement démocratique possible sans pauses qui ouvrent des espaces d'accord. La tactique qui consiste à frapper puis à négocier inclut la négociation. »

L'absence de direction politique

Depuis quatre mois le gouvernement Milei a du affronter plusieurs manifestations : le 26 décembre 2023 face au Palais de Justice, le 24 janvier 2024, grève générale appelée par tous les syndicats, le 8 mars Journée internationale de la femme, le 24 mars, Journée nationale pour la Mémoire, la Vérité et la Justice, et enfin celle du 23 avril, la plus massive.

Sans être en mesure de gouverner de manière putschiste ou entièrement dictatoriale, face à l'énergie défensive et intacte des Argentins, Milei et son gouvernement continue leurs attaques cruelles, destructrices et négationnistes. Mais il n'y a pas pour l'instant d'opposition politique capable de rassembler toutes ces énergies et d'en proposer un programme et une organisation à la hauteur de la situation.

Peut être que l'acharnement du gouvernement à liquider des conquêtes démocratiques historiques, telle l'éducation publique, facilite l'émergence de jeunes dirigeants.tes débordant toutes les représentations politiques existentes.

Carlos Schmerkin* pour son blog  Carlos Schmerkin

*Carlos Schmerkin Ancien réfugié politique argentin, co-auteur de « La colombe entravée, récits de prison, Argentine 1975-1979 » (2004), Editions Tiempo), membre fondateur de l'Assemblée de Citoyens Argentins en France (ACAF). Membre de l'Internationale Progressiste.  @CSchmerkin

 Carlos Schmerkin. París, le 24 avril 2024

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