10/07/2024 basta.media  5min #252272

Licencié pour avoir vapoté : « C'est les Prud'hommes ici, pas le loto ! »

Le conseil de prud'hommes tranche les litiges entre les salariés et leurs employeurs. Basta! s'est rendu dans ces tribunaux du travail, où se décide notamment de la légalité des licenciements contestés. Reportage.

Nous sommes au conseil de prud'hommes du 10e arrondissement de Paris, le 5 juin 2024.

Le bureau de jugement du conseil de prud'hommes intervient lorsque la tentative de conciliation a échoué. Lors de l'audience publique, chaque côté du pupitre présente ses demandes et prétentions. Le plaignant ou son représentant (défenseur syndical ou avocat) expose sa plaidoirie en premier. La défense prend à son tour la parole.

La cour est composée de quatre conseillers, deux côté employeur, deux côté salariés. Ils entourent le président du conseil de prud'hommes qui porte une médaille en bronze doré, attachée autour du cou par un ruban rouge et bleu. Les assesseurs portent une médaille en bronze argenté. Si le jugement n'est pas rendu immédiatement, le ou la greffière annonce la date de la décision du délibéré. En cas d'appel du salarié ou de l'employeur, le jugement est rendu par le tribunal civil.

Licencié pour vapotage

C'est l'avant-dernière affaire de l'après-midi et les nerfs commencent à lâcher dans la salle d'audience. Le conseil de l'employeur met en avant le grand danger qu'aurait fait courir l'ancien salarié licencié d'une petite fabrique de prothèse auditive à ses collègues. Monsieur S. a vapoté dans l'open space. Le conseil de l'employeur préfère parler d'atelier.

C'est dans ce local meublé de machines, de matériaux et de produits chimiques que le technicien est surpris le 11 août 2022 en train de tirer sur sa cigarette électronique. Il récidive le 1er septembre suivant. Le lendemain, le voilà « particulièrement choqué » de se voir convoquer à un entretien préalable à un licenciement, sur la base d'une seule attestation. Celle de son responsable de site. L'homme est licencié sans préavis ni mise à pied, ni avertissement. « Mon client n'a pu faire ses adieux à ses collègues », regrette celle qui défend le salarié.

Le salarié a « toujours donné satisfaction » rappelle aussi sa défenseuse. Il a tout de même a reçu un avertissement en 2017 pour « insubordination », glisse le juriste adverse. Monsieur S. n'avait pas voulu exécuter une tâche non prévue par son contrat de travail. Quand il a été pris en train de vapoter dans l'atelier, la direction n'a eu d'autre choix que de le licencier pour « faute simple », souligne-t-il. La cour doit statuer sur la proportionnalité de cette décision.

Médaille autour du cou, un des conseillers salariés interroge : « C'était la première fois que Monsieur S. vapotait ? »
- « À notre connaissance », répond l'avocat de l'employeur.
- « Ses collègues s'en seraient aperçus. »
- « Je sais bien que la délation est une tradition française mais l'employeur ne peut se prononcer que sur ce dont il est au courant. »

Pas de jurisprudence

Peu de jurisprudence existe sur le vapotage en entreprise. Il y a bien un arrêt de juin 2021  rendu par la cour d'appel de Toulouse qui valide le fait que fumer sur son lieu de travail est une cause réelle et sérieuse de licenciement. Mais il porte sur le tabac. Or, vapoter n'est pas fumer, argumente l'avocate du salarié.

La preuve : on s'adonne au premier pour remplacer le second. La défenseuse du salarié n'est par ailleurs pas convaincue par les éléments apportés par l'entreprise comme la « liste à la Prévert » des produits dangereux avec lesquels Monsieur S. était en contact au moment de commettre l'impensable. Y figure l'azote qui « n'est pas un produit inflammable », tacle la défenseuse. Autre document apporté par l'entreprise,  un texte du site e-fumeur référençant les pictogrammes sur les piles de vapoteuses, qui contiennent du lithium, substance hautement inflammable, en cas de contact avec le feu.

Le défendeur de l'entreprise n'en croit pas ses oreilles : « Qu'aurait-on dit si l'employeur n'avait pas usé de son principe de précaution ? ». Il y a l'azote mais il y a aussi de l'alcool dans ces cigarettes. « Et sans être scientifique, je sais que ça s'enflamme ». Le président qui siège au collège employeur croit opportun d'intervenir à ce moment là : « Il y avait peut-être de la Vodka ? » « Je ne suis pas allé fouiller dans son vestiaire », élude le conseil avant de résumer son argumentaire : « Je ne sais pas si vapoter est bien ou mal, ou mieux que le tabac, je sais simplement que ce n'est pas autorisé » au travail.

L'article L3513-6 du Code de la santé publique dispose qu'il est interdit de vapoter dans les lieux de travail fermés et couverts à usage collectif. Le décret du 25 avril 2017 précise que méconnaitre de cette interdiction entraine une amende, qui vaut aussi pour l'employeur n'ayant pas mis en place de signalisation adéquate.

Chômeur à 59 ans

Le règlement intérieur de l'entreprise en question ne stipule-t-il pas que « le non-respect des règles peut entrainer une sanction jusqu'au licenciement »  ? Il était tout à fait possible à Monsieur S. de fumer dehors : « Mais on a là un salarié qui a mis en danger sa vie. Monsieur S. est une tête de mule. Je trouve fou son acharnement jusqu'à perdre son emploi », défend le conseil de l'employeur.

La dite « tête de mule » espère surtout la requalification de la rupture de contrat en licenciement fautif et percevoir 15 000 euros d'indemnités, soit l'équivalent de huit mois de salaire. « Monsieur demande le maximum du barème Macron sans apporter le début d'un commencement de preuve, s'étrangle l'avocat de l'entreprise. C'est un très mauvais signal, ça sort de nulle part et n'a aucune légitimité. Je rappelle que c'est les prud'hommes ici, pas le loto ! ». Les ordonnances Travail promulguées par Emmanuel Macron en 2017 ont plafonné les indemnités que pouvait toucher un salarié en cas de licenciement abusif en fonction de l'ancienneté du salarié.

Ce montant de 15 000 euros, Monsieur S. l'estime au contraire à la hauteur du préjudice subi. À 59 ans, cet ouvrier, désormais au chômage, est « sans perspective d'emploi », souligne sa défenseuse. Il devra attendre quelques années avant de percevoir sa retraite, du fait de la réforme menée l'an dernier par l'ancienne Première ministre Élisabeth Borne... Élisabeth Borne vapote à l'Assemblée et se fait reprendre par Caroline Fiat à l'Assemblée nationale.

Jugement le 17 septembre.

Ludovic Simbille

Photo de une :  CC BY-SA 2.0
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