Au cours des deux dernières semaines, un scandale écœurant concernant les tortures infligées par Israël à des Palestiniens a bouleversé la vie politique du pays. De nombreux Américains en ignorent probablement tout, parce que les médias grand public en font pratiquement abstraction.
Source : Jacobin, Bruno Marcetic
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Depuis quelques semaines, Israël est empêtré dans un scandale de torture survenu dans son camp de détention de Sde Teiman, impliquant un acte si immonde qu'il ne faut continuer à lire que si l'on a l'estomac bien accroché.
Fin juillet, dix soldats des Forces de défense israéliennes (FDI) ont été arrêtés pour avoir violé un détenu, notamment en introduisant dans son anus un objet qui a endommagé ses organes internes, ce qui a nécessité une intervention chirurgicale pour lui sauver la vie. Ces arrestations ont déclenché une émeute de politiciens d'extrême droite et d'autres extrémistes indignés par cette sanction, ils ont pris d'assaut la prison et une autre base militaire.
Puis, au début du mois d'août, la très respectée organisation israélienne de défense des droits humains B'Tselem a publié un rapport intitulé « Bienvenue en enfer », qui décrit en détail les tortures innommables infligées dans ce centre. Environ une semaine plus tard, alors que les soldats passaient en jugement, les États-Unis et l'Union européenne ont estimé nécessaire d'exprimer publiquement leur horreur face à ces tortures et de demander une enquête. À peu près au même moment, des images vidéo du viol ont été découvertes et rendues publiques.
Le lien direct vers le rapport de B'Tselem : btselem.org
Si vous êtes un lecteur assidu du New York Times, vous n'avez probablement aucune idée de ce qui s'est passé.
La raison en est que ce journal de référence, qui a été critiqué au cours des dix derniers mois pour sa couverture de la guerre, n'a pratiquement pas parlé du scandale et, lorsqu'il l'a fait, il a relégué l'information bien loin de la première page, là où bien peu de lecteurs sont susceptibles d'en prendre connaissance. Pourtant, le journal a largement couvert les violences sexuelles perpétrées par les combattants du Hamas le 7 octobre, et a essuyé de nombreux appels invitant à revoir le contenu, voire à se rétracter, après que des journalistes indépendants eurent constaté de graves problèmes de fiabilité et d'exactitude de la source d'information.
Le Times est loin d'être le seul. Le scandale des viols par les forces de défense israéliennes n'a guère connu plus de retentissement dans certains des principaux journaux et sites d'information internet des États-Unis, où il a été soit entièrement ignoré, soit dissimulé aux yeux de la plupart des lecteurs.
Pourtant, aux yeux du public qui consulte ces organes d'information, la conduite ignoble de l'armée israélienne - à laquelle les contribuables américains ont versé pas moins de 12,5 milliards de dollars d'aide au cours des dix derniers mois, soit un budget supérieur à celui de nombreux programmes du gouvernement américain et de ministères fédéraux dans leur intégralité - est d'une grande pertinence. Par ailleurs, la quasi-absence de couverture des viols commis par les forces de défense israéliennes sur les Palestiniens qu'elles ont enlevés contraste fortement avec la focalisation des médias américains, pendant des mois, sur les violences sexuelles commises par le Hamas à l'encontre des civils et des otages qu'il a enlevés.
Des informations non dignes d'être imprimées
[(Calque de la devise du NYT « Toutes les informations qui méritent d'être imprimées » NdT]
Cependant, dans un article intitulé « Troupes israéliennes détenues pour interrogatoire dans le cadre d'une enquête sur des abus commis sur des prisonniers », le Times a couvert le viol d'un prisonnier par les FDI le 29 juillet, le jour où les réservistes militaires israéliens responsables ont été arrêtés. Cet article, bien que consacré aux retombées politiques de l'arrestation des soldats et non aux abus généralisés allégués sur la base de Sde Teiman où le viol a eu lieu, a pris soin de préciser dès le départ qu'ils étaient accusés de « sévices sexuels sévères sur un prisonnier palestinien » qui « avait été hospitalisé avec une grave blessure à l'anus ».
Pourtant, malgré l'importance de ce récit, il est peu probable que de nombreux lecteurs aient eu l'occasion de le lire. L'article n'a fait que brièvement la une de l'édition web du journal, dans la soirée du 29 juillet, où il a été enterré bien plus bas que les dernières intrigues de la course à la présidence, les élections vénézuéliennes, les nouvelles des Jeux olympiques et l'histoire d'un homme qui a perdu son épargne retraite à cause d'escrocs sur l'internet. Même là, dans la section « Crise au Moyen-Orient », elle a été reléguée au second plan, après la publication d'un rapport indiquant que le cabinet israélien avait approuvé les représailles contre un tir de roquette qui avait tué douze enfants sur les hauteurs du Golan occupé. Le lendemain matin, l'article avait de nouveau disparu.
Pour le public, la conduite ignoble de l'armée israélienne - à laquelle les contribuables américains ont versé pas moins de 12,5 milliards de dollars d'aide militaire au cours des dix derniers mois - est tout à fait digne d'intérêt.
La grande majorité des Américains s'informent via des appareils numériques, des sites web et des applications, du moins une partie du temps. Mais la situation n'était pas meilleure en ce qui concerne l'édition imprimée du Times. L'article, publié à la page A5 de l'édition du 30 juillet, ne faisait pas l'objet d'un titre en première page, pas plus qu'il ne figurait dans la liste des articles à surveiller dans les pages suivantes.
Et c'est tout. À l'exception d'un article publié un jour plus tard - encore une fois consacré aux retombées politiques internes résultant de ces arrestations et sur le fait que cette crise avait « ravivé une confrontation plus vaste et plus ancienne sur la nature de l'État israélien et sur la question de savoir qui devrait façonner son avenir » - le Times n'a plus jamais abordé la question : même pas lorsque B'Tselem a publié son rapport, révélant l'ampleur effrayante de l'utilisation de la torture et des sévices dans les prisons israéliennes ; même pas lorsque le médecin israélien qui avait signalé ces sévices a révélé d'autres détails épouvantables sur ce que les soldats ont fait au prisonnier ; même pas lorsque les images du viol ont été rendues publiques il y a une semaine.
Une absence d'intérêt généralisée
Les principaux journaux rivaux du Times n'ont été meilleurs qu'à la marge - nous insistons sur l'expression « à la marge ». L'article du Washington Post, qui dans le cadre d'un rapport sur les mauvais traitements infligés aux prisonniers palestiniens de manière plus générale faisait brièvement référence au viol qui avait eu lieu à Sde Teiman, a été publié bien plus bas sur sa première page le 29 juillet, avant d'en être écarté au profit d'un article sur la réaction de Benjamin Netanyahou aux évènements du plateau du Golan. Le Post a complètement passé sous silence le rapport de B'Tselem (bien qu'il ait été brièvement mentionné dans un article d'opinion du journal cette semaine), mais il a quand même parlé de la vidéo qui a fait l'objet d'une fuite.
Le Wall Street Journal, un journal de droite, a fait un peu mieux. Le Journal a couvert l'histoire trois fois au cours des deux dernières semaines, bien que les reportages n'aient été publiés en première page que deux fois, et l'une de ces fois, ils ont été placés très, très bas dans la section « monde » et ce, seulement le matin après la publication de l'histoire le 29 juillet, l'article a complètement disparu l'après-midi du jour suivant.
À sa décharge, précisons que le Journal a fait une référence indirecte au rapport de B'Tselem dans un article ultérieur portant sur la façon dont les Nations Unies et les groupes de défense des droits humains avaient compilé des cas d'abus sexuels commis par les FDI sur des détenus palestiniens, article publié bien en évidence sur la première page ce jour-là, avec une description plus claire de la nature du scandale que tout autre grand journal : « L'affaire d'abus sexuels qui secoue l'armée israélienne a éclaté après que les médecins ont tiré le signal d'alarme », a titré le journal, avec un sous-titre indiquant que les blessures du détenu « étaient si graves qu'elles nécessitaient une intervention chirurgicale ». Le quotidien n'a pas encore parlé de la vidéo qui a fuité.
« Crise de conscience » : 20 ans après le rapport d'Abu Ghraib, le New York Times publie son enquête sur la base militaire de Sde Teiman, dans le sud d'Israël, où l'armée israélienne a détenu des milliers de Palestiniens, et décrit les abus qui y sont perpétrés.- All In with Chris Hayes (@allinwithchris)
“Crisis of conscience”: 20 years after the Abu Ghraib report, The New York Times published their investigation into the Sde Teiman military base in southern Israel, where the Israeli military has detained thousands of Palestinians, and describes the abuse taking place there.
Le Los Angeles Times a un bilan mitigé. Le journal a publié quatre articles sur ou concernant l'incident alors en cours, tous republiés à partir de l'Associated Press, les 29 et 30 juillet, ainsi que les 7 et 12 août. Seuls deux d'entre eux se sont retrouvés en première page du journal, et tous deux bien plus bas dans la section « Plus d'informations » : l'article du 29 juillet, qui ne contenait aucun détail des tortures infligées au-delà du fait que celles-ci pouvaient être qualifiées de « sévices importants », et qui avait disparu dans l'après-midi ; et l'article du 12 août, un article plus général sur les abus subis par les prisonniers palestiniens qui s'est retrouvé en première page l'après-midi même avec le titre « Les Palestiniens libérés dénoncent l'aggravation des mauvais traitements dans les prisons israéliennes ». Le LA Times a bien parlé de la vidéo, mais dans un article qui ne mentionnait pas son existence cruciale dans le titre quelque peu générique, et n'a pas parlé du rapport de B'Tselem, bien qu'il ait fait allusion à des « rapports de groupes de défense des droits » exposant les « conditions abominables et les sévices » de Sde Teiman peu de temps avant la parution de celui-ci.
Tous ces journaux ont fait beaucoup mieux que USA Today, l'un des principaux journaux du pays en termes de tirage et de lectorat en ligne, qui n'a pas encore publié un seul article sur ce scandale majeur qui secoue actuellement la politique et la société israéliennes.
Un deux poids, deux mesures éhonté
Il va sans dire que cela ne serait jamais accepté si des violences sexuelles d'une telle ampleur avaient été commises par des Palestiniens à l'encontre d'Israéliens. Nous pouvons l'affirmer, car nous en avons la preuve objective : chacun de ces journaux a publié en première page des reportages sur les violences sexuelles infligées par le Hamas à des Israéliens.
Le New York Times a été le plus remarqué en faisant de son reportage problématique « Des cris sans paroles » le sujet principal de la première page de son édition papier du 31 décembre. Le 29 décembre, le lendemain de sa publication officielle sur le site du journal, il était également en deuxième position sur la première page de son édition en ligne, il y est resté même après avoir été relégué plus bas dans l'après-midi. Rappelons que le reportage du journal sur la controverse des viols dans les prisons des FDI à la fin du mois dernier n'est apparu que brièvement en bas de sa première page et n'a même pas été cité en référence à la page A1 de son édition imprimée correspondante.
Si les concurrents du Times n'ont pas repris cet article, ils ont en revanche publié plusieurs articles sur les violences sexuelles commises le 7 octobre, comme la large couverture d'un rapport des Nations unies, datant de mars 2024, qui déclare qu'il existe des « motifs raisonnables » de penser que des soldats du Hamas ont agressé sexuellement des Israéliens ce jour-là, c'est ce qu'ont fait le Washington Post et le LA Times.
À l'instar de la couverture du scandale des FDI par le LA Times, la position de l'article sur sa première page n'était pas très visible, pas plus que celle d'un rapport antérieur compilant des allégations de violences sexuelles commises par le Hamas qui a été publié sur sa première page le 7 décembre (bien que ces deux articles restent plus en évidence que les articles sur le scandale des viols dans les prisons des FDI). Le Post, en revanche, a fait de son article sur ce sujet le deuxième article le plus important de sa première page et l'a maintenu jusque tard dans la soirée.
Le jour même où « Cris sans paroles » a été mis sous presse, le Wall Street Journal a publié son propre article sur le même sujet, intitulé « Le shabbat noir d'Israël : Meurtres, violences sexuelles et torture le 7 octobre ». Cet article était sans aucun doute le plus important de la première page ce jour-là, figurant en tête et accompagné d'une image, où il est resté jusqu'en début de soirée, avant d'être relégué à une position légèrement moins en vue en haut de la page d'accueil.
Aux yeux des institutions politiques américaines, la vie et la souffrance des Palestiniens n'ont tout simplement pas autant d'importance que celles des Israéliens.
Mais c'est le quotidien USA Today qui a offert le contraste le plus flagrant : bien qu'il n'ait pas du tout couvert l'histoire des viols commis dans les prisons des FDI, il a publié et mis en évidence pendant de nombreux jours son article du 20 décembre sur les violences sexuelles endurées par les otages israéliens qu'ils ont relatées à leur retour. Cette histoire était non seulement en tête de première page ce jour-là, mais elle est restée parmi les « titres phares » le lendemain, et a continué de figurer plus bas sur la première page jusqu'au 29. Le silence du journal sur le même type d'abus infligés aux prisonniers palestiniens est assourdissant.
Le point de vue sur les chaînes du cable
Aussi décevante que soit cette situation, elle a été absolument catastrophique en ce qui concerne les chaînes d'information par câble, auxquelles la plupart des électeurs font confiance pour s'informer, soit en les regardant à la télévision, soit en allant sur leurs sites web. Ceux-ci figurent parmi les tout premiers sites d'information américains en termes de trafic.
Les deux réseaux câblés les plus explicitement partisans, MSNBC et Fox News, n'ont tout simplement pas couvert le scandale des FDI. Ce qui s'en rapproche le plus est une séquence du 7 juin dans l'émission de Chris Hayes, bien avant l'incident le plus récent et fondée sur un reportage antérieur du Times concernant les abus commis à Sde Teiman, dans laquelle il implorait ses téléspectateurs de « ne pas détourner les yeux ». En revanche, les deux chaînes ont diffusé article après article sur les violences sexuelles perpétrées le 7 octobre, prenant souvent à partie les personnes qui minimisaient ou ignoraient les agressions présumées.
CNN a au moins couvert l'histoire, bien qu'elle l'ait cantonnée tout en bas de la première page de son site web le jour où elle a éclaté. Et bien qu'elle n'ait pas couvert le rapport de B'Tselem, elle a, à son crédit, rendu compte à la fois de la vidéo des sévices et de la réaction des États-Unis, et a publié l'un des premiers reportages sur la torture pratiquée par les FDI dans le centre de Sde Teiman, en mai de cette année.
Certaines vies sont plus importantes que d'autres
Tout cela nous ramène à un constat déprimant qui a été mis à nu à maintes reprises tout au long de cette guerre : aux yeux des institutions politiques américaines, les vies et les souffrances des Palestiniens n'ont tout simplement pas autant d'importance que celles des Israéliens. Elles ne comptent pas autant pour les élus, qui ont exploité avec enthousiasme le meurtre de centaines de civils israéliens le 7 octobre pour encourager et faciliter, à tout le moins, le meurtre de dizaines de milliers de civils palestiniens. Et elles ne signifient pas grand-chose pour la grande presse américaine, qui a toujours fait preuve de plus de sollicitude, d'attention et de sympathie pour les souffrances des Israéliens dans le ton, l'orientation et même les mots utilisés dans sa couverture de celles-ci.
La plupart des Américains ne partagent pas ce double standard. Mais le manque relatif d'intérêt des médias à les informer sur les violences israéliennes signifie que beaucoup d'entre eux n'en entendent jamais parler.
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Branko Marcetic est un des rédacteurs de Jacobin, il est aussi l'auteur de Yesterday's Man : The Case Against Joe Biden (L'homme du passé, le dossier contre Joe Biden, NdT). Il vit à Chicago, dans l'Illinois.
Source : Jacobin, Branko Marcetic, 17-08-2024
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises