Par Alastair Crooke
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Toutes les hypothèses sous-jacentes de Kellogg sont dénuées de tout fondement réel. Pourtant, Trump semblait les prendre pour argent comptant
La guerre politique à Washington est endémique. Mais le nombre de victimes au Pentagone a commencé à augmenter de façon vertigineuse. Trois des principaux conseillers du secrétaire à la Défense Hegseth ont été mis en congé, puis licenciés. La guerre continue, le secrétaire étant désormais dans la ligne de mire.
L'importance de cette affaire vient de ce que des débats internes font rage au sein de l'administration Trump au sujet de la politique à l'égard de l'Iran. Les va-t-en-guerre réclament l'élimination définitive de toutes les capacités nucléaires et militaires de l'Iran, tandis que de nombreux "modérés" mettent en garde contre une escalade militaire. Hegseth aurait fait partie de ceux qui ont mis en garde contre une intervention en Iran.
Les récents renvois au Pentagone concernent tous des "modérés". Dan Caldwell, ancien conseiller principal de Hegseth et vétéran de l'armée, a écrit un article critiquant les "faucons iraniens" et a ensuite été licencié. Il a ensuite été interviewé par Tucker Carlson. Caldwell décrit notamment en termes cinglants les guerres menées par les États-Unis en Irak et en Syrie (comme étant "criminelles"). Ce sentiment négatif à l'égard des guerres précédentes des États-Unis semble être un thème récurrent parmi les vétérans américains aujourd'hui.
Les trois membres du personnel du Pentagone n'ont pas été licenciés pour avoir divulgué des informations, mais pour avoir dissuadé Hegseth de soutenir la guerre contre l'Iran, semble-t-il. Les partisans de la "priorité à Israël" n'ont pas renoncé à cette guerre.
Les divisions exacerbées entre les bellicistes et les "républicains" traditionalistes se répercutent sur la question ukrainienne, même si la composition des factions peut varier légèrement. Les partisans d'Israël et les bellicistes américains en général sont à l'origine de la guerre contre la Russie et des exigences maximalistes envers l'Iran.
Le commentateur conservateur Fred Bauer observe que les pulsions guerrières de Trump sont contradictoires :
"Influencé par la guerre du Vietnam de sa jeunesse... Trump semble profondément opposé aux conflits militaires de longue durée, mais en même temps, il admire les politiques musclées et arrogantes. Ce qui signifie éliminer les généraux iraniens, lancer des frappes aériennes contre les Houthis et augmenter le budget de la Défense à 1 000 milliards de dollars".
Le départ potentiel de Hegseth - si la campagne pour son éviction aboutit - pourrait envenimer les dissensions. L'espoir de Trump de mettre rapidement fin au conflit ukrainien, premier résultat tangible, est désormais anéanti.
Cette semaine, l'équipe Trump (y compris les deux factions rivales, Rubio, Witkoff et le général Kellogg) a rencontré plusieurs représentants européens et ukrainiens à Paris. Lors de cette réunion, une proposition de cessez-le-feu unilatéral russo-ukrainien a été avancée par la délégation américaine.
Après la réunion, à l'aéroport, Rubio a clairement déclaré que le plan de cessez-le-feu est une initiative américaine à prendre ou à laisser. Les différentes parties - la Russie, Kiev et les membres européens de la "coalition des volontaires" - n'ont que quelques jours pour l'accepter, sinon les États-Unis se retireront et se désengageront du conflit.
Le dispositif présenté, tel qu'il a été rapporté, est presque (à 95 %) identique à celui proposé précédemment par le général Kellogg : il s'agit donc bien de son plan, présenté pour la première fois en avril 2024. Il semble que la "formule Kellogg" ait alors été adoptée dans le programme de Trump (alors en pleine campagne électorale, et peu à même de suivre de près les détails complexes de la guerre en Ukraine).
Le général Kellogg est également probablement à l'origine de l'optimisme de Trump, qui pense que la fin de la guerre en Ukraine pourrait intervenir d'un simple claquement de doigts - grâce au recours limité aux pressions et menaces asymétriques sur les deux belligérants - et que le moment T serait décidé à Washington.
En bref, ce plan représentait un consensus au sein de la classe politique américaine, selon lequel les États-Unis pourraient mettre en œuvre un accord négocié dont les termes seraient alignés sur les intérêts américains et ukrainiens.
Les hypothèses implicites de Kellogg avançaient une forte vulnérabilité de la Russie face aux menaces de sanctions (son économie étant perçue comme fragile), des pertes humaines trop élevées pour être soutenables et une impasse du conflit.
Kellogg a ainsi convaincu Trump que la Russie accepterait volontiers les conditions de cessez-le-feu proposées, bien que celles-ci aient reposé sur des hypothèses manifestement erronées concernant la Russie et ses prétendues faiblesses.
L'influence et les prémisses erronées de Kellogg ont sauté aux yeux lorsque Trump, en janvier, après avoir déclaré que la Russie a perdu un million d'hommes (dans la guerre), a poursuivi en affirmant que "Poutine détruit la Russie en refusant de conclure un accord", ajoutant (apparemment en aparté) que Poutine aurait déjà pris la décision "de ne pas conclure d'accord". Il a en outre affirmé que l'économie russe est "en ruine" et a notamment déclaré qu'il pourrait envisager de sanctionner ou d'imposer des droits de douane à la Russie. Dans un post publié par la suite sur Truth Social, Trump a écrit :
"Je vais rendre un très grand service à la Russie, dont l'économie est en déclin, et au président Poutine".
Toutes les hypothèses sous-jacentes de Kellogg étaient dénuées de tout fondement réel. Pourtant, Trump les a apparemment prises pour argent comptant. Et malgré les trois longues réunions privées que Steve Witkoff a tenues par la suite avec le président Poutine, au cours desquelles ce dernier a répété qu'il n'accepterait aucun cessez-le-feu tant qu'un cadre politique n'aurait pas été convenu, le clan Kellogg a continué à supposer sans broncher que la Russie serait contrainte d'accepter la détente proposée par Kellogg en raison des "revers" graves prétendument subis en Ukraine.
Compte tenu de ces antécédents, il n'est pas surprenant que les termes du cessez-le-feu présentés par Rubio cette semaine à Paris reflètent davantage ceux d'une équipe sur le point de capituler que ceux d'un État qui espère atteindre ses objectifs par des moyens militaires.
En substance, le plan Kellogg visait à assurer une "victoire" des États-Unis à des conditions compatibles avec leur volonté de préserver la poursuite d'une guerre d'usure contre la Russie.
En quoi consiste donc le plan Kellogg ? Fondamentalement, il vise à établir un "conflit gelé" - gelé le long de la "ligne de conflit". Sans interdiction définitive d'adhésion à l'OTAN pour l'Ukraine (mais plutôt en envisageant une adhésion à l'OTAN reportée à une date lointaine). Sans limitation de la taille de la future armée ukrainienne ni restriction quant au type ou à la quantité d'armements détenus par les forces ukrainiennes. (Il prévoit au contraire qu'après le cessez-le-feu, les États-Unis pourraient réarmer, former et soutenir militairement une future armée) - c'est-à-dire revenir à l'ère post-Maïdan de 2014.
En outre, aucun territoire ne serait cédé par l'Ukraine à la Russie, à l'exception de la Crimée, que les États-Unis reconnaîtraient comme étant russe (la seule concession faite à Witkoff ?), et la Russie n'exercerait son "contrôle" que sur les quatre oblasts qu'elle revendique actuellement, mais uniquement jusqu'à la ligne de conflit. Le territoire situé au-delà de cette ligne resterait sous contrôle ukrainien (voir ici la " carte Kellogg"). La centrale nucléaire de Zaporozhye deviendrait un territoire neutre détenu et géré par les États-Unis. Il n'est fait aucune mention des villes de Zaporozhye et Kherson, intégrées constitutionnellement à la Russie, mais situées au-delà de la ligne de front.
Le plan ne semble pas prévoir de solution politique et laisse l'Ukraine libre de revendiquer tous ses anciens territoires, à l'exception de la Crimée.
Le territoire ukrainien à l'ouest du Dniepr serait toutefois divisé en trois zones de responsabilité : britannique, française et allemande (c'est-à-dire gérées par les forces de l'OTAN). Enfin, aucune garantie de sécurité n'a été offerte par les États-Unis.
Rubio a ensuite transmis les détails du plan à M. Lavrov, ministre russe des Affaires étrangères, qui a froidement déclaré que tout plan de cessez-le-feu devra en premier lieu résoudre les causes profondes du conflit en Ukraine.
Witkoff se rend à Moscou cette semaine pour présenter ce plan "bidon" à Poutine, afin d'obtenir son accord. Les Européens et les Ukrainiens doivent se réunir mercredi prochain à Londres pour donner leur réponse à Trump.
Et ensuite ? De toute évidence, le plan Kellogg ne "passera" pas. La Russie ne l'acceptera pas, et Zelensky probablement non plus (même si les Européens vont tout faire pour le convaincre, dans l'espoir de "prendre Moscou à contre-pied" en présentant la Russie comme l'incontournable "trouble-fête"). Selon certaines informations, Zelensky aurait déjà rejeté la disposition relative à la Crimée.
Pour les Européens, l'absence de garanties de sécurité ou de soutien de la part des États-Unis pourrait bien sonner le glas de leur aspiration à déployer des troupes en Ukraine dans le cadre d'un cessez-le-feu.
Trump va-t-il vraiment se désengager de l'Ukraine ? Cela semble peu probable, car les néoconservateurs américains convaincront Trump que cela affaiblirait le discours américain de la "paix par la force". Trump pourrait adopter une posture de soutien "discret" à l'Ukraine, tout en déclarant que "cette guerre n'a jamais été la sienne", alors qu'il cherche à "marquer des points" sur le front commercial avec la Russie.
En fin de compte, Kellogg a mal servi son patron. Les États-Unis ont besoin de relations contractuelles efficaces avec la Russie. Le clan Kellogg a contribué aux graves erreurs d'interprétation de Trump à l'égard de la Russie. Poutine est un acteur sérieux, qui dit ce qu'il pense et fait ce qu'il dit.
Le colonel Macgregor résume ainsi la situation :
"Trump a tendance à voir le monde à travers le prisme de la négociation. [Mettre fin à la guerre en Ukraine] ne relève pas de la négociation. Il s'agit de vie ou de mort pour des nations et des peuples. Conclure quelque accord éphémère destiné à glorifier Trump ou son administration ne présente aucun intérêt. Donald Trump n'a rien à y gagner personnellement. Il n'en a jamais été question".
Alastair Crooke - 28 avril 2025
Source: https://strategic-culture.su/news/2025/04/28/kellogg-framework-disaster-for-trump/
Traduction Spirit of Free Speech