Une pièce de doctrine signée Dominique de Villepin
Face à la nouvelle équation impériale, nous avons le choix en France, en Europe et dans le monde d'écrire une autre histoire.
Nous vivons une époque charnière, traversée par des fractures profondes que l'on peine encore à nommer. Le monde vacille sous le poids de ses propres excès : surexploitation des ressources, dérèglement climatique, instabilité géopolitique, fatigue démocratique, perte du sens collectif. Ce que nous affrontons n'est pas une simple crise, c'est une mutation historique, une bascule d'époque. Nous sommes pris dans une accélération prodigieuse de l'Histoire, tel un train fou, lancé à pleine vitesse, dont les passagers ne peuvent plus descendre. 1979 : l'irruption de l'islamisme radical sur la scène mondiale et les révolutions conservatrices anglo-saxonnes. 1989 : la recomposition de la puissance avec d'un côté, la chute du mur de Berlin, de l'autre, les événements de Tian An Men. La séquence de 2001 avec la guerre contre le terrorisme et la démesure des interventions occidentales. 2008 : la secousse de l'ordre économique et financier de l'après-guerre, suivie de convulsions de plus en plus rapprochées : la crise des dettes souveraines, les printemps arabes, la crise migratoire, la guerre commerciale sans compter la multiplication des États faillis et l'extension des crises régionales.
Ce texte est né d'une nécessité : celle de comprendre ce basculement, de déchiffrer les forces à l'œuvre, d'interroger les logiques qui redessinent notre avenir sans toujours dire leur nom. Il est né d'une intuition : le trumpisme n'est pas la maladie du monde, il en est le symptôme. Et l'excès d'attention qu'il réclame et reçoit nous détourne de nos maux essentiels. L'idée de progrès s'effrite, les promesses de la modernité se dérobent, et l'ordre international issu des révolutions démocratiques semble perdre sa boussole. Face aux vertiges de l'histoire, il nous reste un levier fondamental : notre esprit de résistance et la force du refus. Ce pouvoir inaltérable de dire Non, non pas par repli ou nostalgie, mais pour rester fidèles à nous-mêmes et rouvrir le champ des possibles. Mais pour cela, il faut se donner, méthodiquement, progressivement, les moyens de dire Non.
Partout, des formes impériales resurgissent - politiques, économiques, technologiques, culturelles - dans un monde livré à la compétition brutale des puissances. Face à cette recomposition globale, il nous faut poser une nouvelle équation : non plus celle de l'illimité prométhéen, mais celle des limites partagées ; non plus celle de la domination, mais celle de la cohabitation. Ce texte explore les logiques d'épuisement, les dérives autoritaires, les fractures sociales, mais aussi les voies possibles d'un sursaut européen et républicain, dans la fidélité à l'idéal d'émancipation, à la promesse démocratique, à la dignité humaine afin de retrouver le courage d'inventer une République des vivants.
Car l'Histoire n'est pas écrite d'avance. Nous avons le pouvoir de dire Non à l'épuisement de la planète, au retour des logiques impériales, à cet âge de fer où la guerre redevient une méthode ordinaire, à la montée des autoritarismes, à la résignation démocratique. Non à la fragmentation identitaire, au repli sur soi, à la perte du sens, à l'effacement du commun.
Le trumpisme n'est pas la maladie du monde, il en est le symptôme.Dominique de Villepin
L'épuisement du monde prométhéen
Prométhée est épuisé. Voilà ce que nous devons reconnaître sans détour, avec la gravité qui s'impose. Notre monde, ivre de puissance, vacille désormais au bord de ses propres limites. Le sol se dérobe sous nos pas et l'horizon s'assombrit. Ma thèse est simple : les transformations politiques actuelles et à venir du monde s'enracinent dans un phénomène unique, l'épuisement du modèle de développement de la modernité, fondé sur l'exploitation intensive des ressources naturelles, sur l'intensification continue des échanges mondiaux, sur l'expansion de la sphère marchande dans nos vies, sur la centralité de la puissance militaire pour garantir l'ordre, et sur l'illusion de rivaliser avec les dieux. Cinq épuisements qui n'en font qu'un.
L'épuisement des ressources planétaires n'est plus un spectre lointain, mais une réalité concrète, pesante, palpable. Il ne s'agit plus de prophéties alarmistes, mais d'un présent qui chancelle, d'un avenir qui se rétracte. À mesure que montent les eaux et que s'effondrent les écosystèmes, c'est notre modèle de développement qui se révèle pour ce qu'il est : insoutenable, insatiable, inadapté.
Nous franchissons, les uns après les autres, les seuils du réchauffement comme on franchit des lignes rouges dans un conflit que l'on ne maîtrise plus. Celui des 1,5 degrés celsius, longtemps présenté comme une limite à ne pas dépasser, est désormais en passe de l'être, emporté par une croissance toujours plus vorace, par une consommation mondiale devenue aveugle à ses propres ravages. Le budget carbone pour s'y maintenir se réduit à peau de chagrin, moins de sept ans d'émissions, et déjà les promesses des États s'étiolent dans l'ombre des renoncements. Les Accords de Paris ne sont plus que des serments oubliés ou trahis. Et voilà que l'on accepte l'idée d'un dépassement temporaire, comme si l'on pouvait jouer avec la chimie de l'atmosphère et la mécanique du vivant aussi aisément que l'on jongle avec des chiffres sur un tableau d'experts.
Mais ce dépassement est un mirage. On nous parle de compensations, de plantations d'arbres, de technologies de capture du carbone, alors même que les fraudes prolifèrent, que les dispositifs expérimentaux restent balbutiants, que les forêts brûlent plus vite qu'on ne les plante. Le climatoscepticisme a cédé la place au climato-défaitisme, ce mal rampant qui sape les volontés, mine les engagements, désarme les peuples. Il se glisse partout, dans les discours, dans les urnes, dans les foyers. Il se fait fatalisme, résignation, cynisme.
C'est un renoncement mondial qui nous menace, un effondrement de la diplomatie climatique, ce frêle édifice de promesses et de responsabilités partagées. Alors que les conférences se succèdent, l'alerte lancée par Jacques Chirac résonne comme un écho tragique : « notre maison brûle, et nous regardons ailleurs ». Plus encore, ce défaitisme est une fracture. Il divise le Nord global et le Sud global, incapables de s'accorder sur une justice climatique, sur un partage équitable du fardeau. Et lorsque la responsabilité collective devient un fardeau individuel, les égoïsmes prolifèrent. Chacun accuse, jalouse, se replie. Ce n'est plus une solidarité du vivant, mais une concurrence des survivances.
Ce que nous touchons du doigt, c'est la rareté du monde, l'étroitesse de notre planète. La compétition revient en force, féroce, pour les ressources minérales. Une nouvelle géopolitique des matières premières s'installe, brutale et instable. Le nickel indonésien, le coltan congolais, le cuivre chilien : autant de nouveaux Eldorado autour desquels s'aiguisent les appétits, se cristallisent les tensions. L'île de Sulawesi, le Kivu, les plateaux andins deviennent les nouveaux carrefours du monde, non plus pour l'échange, mais pour la conquête. Les trois quarts de la transformation du lithium se concentrent en Chine. Et pendant ce temps, nous poursuivons encore les mirages fossiles de la précédente révolution industrielle. Le pétrole, le gaz naturel, ces vieux dieux du progrès, continuent de régner, repoussant toujours plus loin les limites de l'extractible, même au prix de l'irréversible. L'Arctique est saigné, l'Orénoque est fracturé, et tout cela en hâtant un « pic pétrolier » qui crée de nouveaux chocs sans que le monde ait réussi à se désintoxiquer.
Face aux vertiges de l'histoire, il nous reste un levier fondamental : notre esprit de résistance et la force du refus. Ce pouvoir inaltérable de dire NonDominique de Villepin
Les sols s'appauvrissent, les engrais chimiques menacent de manquer, les champs se révoltent contre le productivisme. Comment nourrir dix milliards d'humains dans un monde qui dévore ses propres fondations ? Le ventre de la Terre n'est pas un puits sans fond, et les réserves du sous-sol en phosphore, indispensables à l'agriculture, pourraient être épuisées d'ici 50 à 100 ans.
Mais l'épuisement n'est pas seulement celui des ressources naturelles. Il est aussi celui d'un modèle : celui de la mondialisation elle-même qui a contribué à sortir des centaines de millions de personnes de la pauvreté extrême, notamment en Asie. Au début, on crut à un équilibre presque alchimique : ici, des prix bas ; là, des emplois nouveaux. Le Nord consommait, le Sud produisait, et chacun y semblait trouver son compte. Mais ce pacte fragile s'est rompu. Le Nord s'est découvert dépendant, désindustrialisé, privé de sa souveraineté économique, concurrencé dans sa consommation par l'émergence de nouvelles classes moyennes mondiales ; le Sud, bien qu'accédant à des nouveaux revenus, a vu souvent les fruits de sa croissance confisqués. Ce qui fut promesse de prospérité partagée s'est mué en fracture planétaire. Les bénéfices se sont concentrés entre les mains d'une élite mondialisée et métropolitaine. Les marges sont devenues privilèges, les profits se sont mués en rentes. Le ressentiment a enflé. En Occident, les populismes s'élèvent, nourris de la colère de ceux qui ont vu s'évaporer leur travail, leur dignité, leur espoir. Dans les pays émergents, les inégalités se creusent, les villes tentaculaires s'étendent dans une fébrilité croissante. Ce reflux de la promesse mondialiste se manifeste aussi par un tournant tangible : la montée du protectionnisme et la fragmentation des chaînes d'échange. Depuis quelques années, les grandes puissances, sous l'impulsion des États-Unis à partir de 2016, et en réaction, l'Europe et la Chine, redressent leurs barrières douanières, invoquant la souveraineté économique, la sécurité ou la justice commerciale. Le commerce mondial, autrefois symbole d'intégration, devient théâtre de rivalités : les taxes punitives sur les véhicules électriques, les restrictions sur les semi-conducteurs, les sanctions croisées prolifèrent. La mondialisation, longtemps promue comme horizon inévitable, se fissure en blocs régionaux, en chaînes raccourcies, en flux reconfigurés entre alliés de circonstance. C'est une nouvelle ère du « chacun pour soi », où la coopération cède la place à la suspicion.

Et au sommet, une minorité d'acteurs économiques et politiques concentre une part croissante des richesses, façonne les règles du commerce mondial et dicte les récits. Le fossé entre le 1 % et le reste de l'humanité s'élargit chaque jour davantage, irrépressible, insupportable. La mondialisation n'est pas un complot, elle est une mécanique implacable. C'est le monde du chacun pour soi qui s'impose, un monde à somme nulle, où les gains des uns deviennent les pertes des autres. Un monde sans horizon commun.
Dans ce monde, l'épuisement est partout. Il est dans l'air que l'on respire, dans la terre que l'on foule, dans les regards que l'on croise. Il est celui d'un Prométhée enchaîné non plus par les dieux, mais par ses propres œuvres.
Depuis le tournant du siècle, la puissance militaire, cette force qu'on crut un temps capable de tout, s'est heurtée également à ses propres limites. Nous vivons le paradoxe amer d'une époque où l'impuissance naît de l'excès même de puissance. L'effondrement de l'URSS avait laissé les États-Unis seuls maîtres d'un ordre mondial en recomposition. La domination militaire qu'ils exerçaient alors, soutenue par leurs alliés, n'avait pas d'équivalent dans l'histoire connue : les deux tiers, parfois les trois quarts des capacités globales étaient concentrées entre quelques mains. Et cette domination s'était donné pour justification une promesse, celle d'un ordre libéral pacifié, régulé par le droit international et défendu par la force.
Au début, on crut à un équilibre presque alchimique : ici, des prix bas ; là, des emplois nouveaux. Le Nord consommait, le Sud produisait, et chacun y semblait trouver son compte. Ce pacte fragile s'est rompu.Dominique de Villepin
La guerre du Golfe, en 1991, avait été présentée comme l'exemple éclatant de cette logique : une guerre juste, brève, légitime. Mais si l'intervention militaire a atteint ses objectifs immédiats, faute de solution politique, elle a laissé en place un régime affaibli et autoritaire, nourri des frustrations et des humiliations qui allaient contribuer, une décennie plus tard, à de nouvelles instabilités régionales. Puis vinrent d'autres interventions, souvent sous couvert humanitaire, toujours portées par cette certitude que la force pouvait stabiliser, pacifier, réconcilier. Mais avec le recul, que reste-t-il de ces illusions ? L'Afghanistan, vingt ans d'efforts, des milliers de morts, pour un retour des talibans sous les caméras du monde entier - retour rendu possible par l'accord signé à Doha en 2020 entre les États-Unis et les talibans, négocié sous la présidence de Donald Trump, dans une logique de retrait rapide qu'il présentait comme l'art du deal, mais qui a surtout acté l'échec d'une stratégie sans vision politique de long terme. L'Irak, livré aux milices et aux factions, devenu un foyer du terrorisme qu'on prétendait y éradiquer. La Libye, transformée en théâtre d'ombres d'une guerre civile sans fin. Le Sahel, enfin, où la France est contrainte non seulement de partir, mais de constater la perte de son influence, de la Libye au Sénégal, et du Mali au Tchad, dans une indifférence mêlée de ressentiment des peuples qu'elle croyait venir aider.
À chaque fois, la même tentation : celle du raccourci stratégique. Puisque nous avons la force, pensait-on, pourquoi s'encombrer des lenteurs du dialogue, des incertitudes de la diplomatie, des méandres du compromis ? Je connais ces arguments : on me les a opposés sans relâche depuis 2002, face à la volonté des États-Unis de partir en guerre en Irak jusqu'aux expéditions militaires occidentales contre le terrorisme et pour les droits de l'homme, au Sahel, sous l'égide française, en passant par la Libye de 2011. Mais cette force, sans vision ni patience, s'est à chaque fois retournée contre ses porteurs. Elle a piégé les puissances dans un engrenage infernal. La logique de l'escalade a laissé place à celle du retrait, souvent précipité, toujours humiliant. L'histoire bégaie, et c'est le même dilemme qu'au Vietnam ou en Algérie jadis : partir ou s'enliser. L'image de la prise chaotique de Kaboul par les talibans en août 2021 était un écho grinçant à la chute de Saïgon en avril 1975.
Mais tout autant que l'épuisement de la force, c'est l'épuisement de la logique marchande qui nous assaille. Le monde contemporain s'est mis en chiffres, en procédures, en équivalents monétaires. Il s'est fait abstrait. Devenu conquérant, le capitalisme a voulu faire de chaque chose, de chaque geste, une valeur mesurable. Il ne s'est pas contenté d'aliéner ceux qui produisent : il a aussi dépossédé ceux qui consomment. L'homme contemporain, loin d'être libéré, est devenu le produit d'un marché sans fin, où ses désirs sont formatés, ses besoins induits, sa singularité diluée. Or aujourd'hui, ce processus est proche de son accomplissement. Il ne lui reste plus guère de nouvelles conquêtes possibles.
Tout est à vendre, tout est monétisé : le soin, le loisir, la relation, l'intimité même. Le couple devient produit, l'amitié un service, la joie une performance. La vie devient marchandise, vidée de son mystère, privée de sa lenteur. Le tissu symbolique qui unissait les générations, les communautés, les langages, se délite. L'existence s'aplatit. Et l'on sent planer, dans cet aplatissement, l'écho prophétique de Walter Benjamin : ce que nous perdons n'est pas seulement du contenu, mais une présence. L'aura. Cette lumière silencieuse qui fait de chaque vie une œuvre d'art.
Ce processus se double d'une autre aliénation, plus insidieuse encore : celle de la bureaucratisation. À mesure que croît la complexité du monde, les règles se multiplient, les normes se superposent, les procédures s'empilent. La bureaucratie est la forme sociale de la rationalité, expliquait déjà Max Weber. Il ne s'agit plus seulement de l'État ou des institutions publiques. Les banques, les plateformes, les grandes entreprises participent tout autant à cette mécanique. Les individus eux-mêmes sont mis à contribution : qu'on se souvienne de cette folie du formulaire d'autorisation de sortie pendant le Covid, qui faisait de chaque Français le bureaucrate pointilleux de sa propre surveillance. Tout est codifié, standardisé, régulé, jusqu'à l'asphyxie. L'implicite culturel, le non-dit social, cette respiration subtile du lien humain, disparaît sous le poids de l'explicite normatif.
Les individus, en quête de protection et d'équité, finissent par réclamer ces filets administratifs. Mais en les obtenant, ils sacrifient quelque chose de plus essentiel : la liberté, la responsabilité, la capacité à donner sens. L'existence se réduit à un ajustement constant, une conformité sans épaisseur. Et l'homme se trouve face à un monde qu'il ne comprend plus, mais qui le mesure sans cesse.
Enfin, voici le dernier avatar de cet épuisement, l'empire de la donnée ou « dataïsation » du monde. Ce mot barbare cache une réalité redoutable. Nous avons cru que la révolution numérique ouvrirait une ère nouvelle de savoir, de communication, d'émancipation. Mais à mesure que nos gestes, nos mots, nos émotions mêmes deviennent des données, que le cœur battant des algorithmes nous transforme en produits de cette nouvelle économie numérique, nous avons troqué la liberté contre la convenance. Nos montres nous surveillent, la techno-surveillance nous encercle, les algorithmes nous analysent. Les plateformes nous gouvernent et un nouveau féodalisme s'installe. Chaque besoin satisfait est une information prélevée, chaque désir anticipé est une prophétie autoréalisée. Tous nos gestes se transforment en données, nos pensées mêmes se laissent devancer. Tout devient prédiction, tout devient produit. Ce n'est plus seulement le monde qui se chiffre, c'est notre humanité qui se calcule. Et bientôt, ce ne sera plus seulement nos actions qui seront représentées, mais nos vies entières simulées, reproduites, réduites, tout notre être même traduit en ligne de code.
Le vivant, dans sa singularité, sa fragilité, et sa grandeur aussi, risque lentement, insidieusement, de se dissoudre, car ce monde ne nous offre plus guère de marges de manœuvre. Il nous encadre, nous évalue, nous reflète. Mais il ne nous élève plus.
Alors oui, Prométhée est épuisé. Et avec lui, c'est toute notre civilisation qui s'interroge : avons-nous trahi la promesse que nous nous étions faite d'un monde plus libre, plus juste, plus habitable ? Il ne suffit plus d'innover, d'optimiser, de réguler. Il faut réenchanter. Il faut retrouver, dans le bruissement des jours et le silence des gestes, la part humaine qui résiste encore.
Tout autant que l'épuisement de la force, c'est l'épuisement de la logique marchande qui nous assaille.Dominique de Villepin
C'est, au fond, l'épuisement de la modernité elle-même que nous devons affronter. Non plus seulement l'épuisement des ressources, des modèles ou des institutions, mais celui d'une promesse vieille de plusieurs siècles : celle d'un monde libéré par la raison, élevé par la science, guidé par le progrès. Cette promesse s'effrite, se fissure, se dérobe. L'idéal prométhéen, qui porta l'humanité à se dresser contre les déterminismes, à défier les dieux, à s'arracher à la nature pour mieux la dominer, ne survit plus que dans quelques ultimes bastions.
La technologie constitue aujourd'hui l'unique territoire où le rêve de l'illimité semble encore toléré. Mais ce rêve, à y regarder de plus près, est déjà confisqué. L'intelligence artificielle, loin de constituer une libération, s'enferme dans la logique opaque des monopoles. Le savoir est devenu brevet, le progrès innovation privée, la puissance un actif contrôlé par quelques géants. De la suprématie de l'IA à la conquête du quantique, ce qui se dessine n'est pas une émancipation partagée, mais une rareté organisée, une science cloisonnée, réservée à ceux qui peuvent se l'acheter. Du côté du transhumanisme, la promesse de dépassement de la condition humaine, avec ses perspectives d'humanité augmentée ou de vie indéfiniment prolongée, s'annonce comme l'inscription de l'inégalité sociale au cœur de la vie humaine.
L'espace, autrefois vaste promesse de l'infini, dernier continent de l'imaginaire collectif, devient lui aussi terrain de luttes, de convoitises, de prédations. Il ne s'agit plus d'exploration, mais d'exploitation. À la manière des compagnies des Indes, ce sont des firmes à charte, des consortiums mêlant ambition privée et souveraineté déléguée qui tracent la carte du ciel. On parle de bases lunaires, de constellations militarisées, de forages d'astéroïdes. À peine avons-nous souillé la Terre que nous prétendons coloniser les étoiles, dans une logique qui tient davantage du pillage que de la transcendance.
Trois enjeux s'y entrelacent : celui, désormais banal, du commerce, avec ses autoroutes orbitales et ses marchés de demain ; celui, plus sinistre, de la militarisation, où chaque orbite devient un potentiel champ de bataille ; enfin, celui, plus ancien, plus mythique, de la colonisation, comme si l'homme pouvait fuir la Terre pour renaître ailleurs, vierge de ses erreurs. Mais que serons-nous, ailleurs, si nous ne changeons pas ici ?
Reste l'identité. Le dernier territoire de l'illimité, parce qu'il est le plus intérieur. Là où, dans le secret des consciences, chacun peut encore tenter de se réinventer, de devenir autre, de devenir soi. C'est là que devrait résider notre liberté la plus profonde. Et pourtant, même ce domaine se trouve pris d'assaut, codifié, instrumentalisé. À droite, par une logique d'enracinement rigide, fixiste, parfois xénophobe, qui réduit l'identité à l'héritage, à la biologie, à une pureté fantasmée. À gauche, par une logique de fragmentation, où chaque différence codifie sa blessure, où la revendication devient assignation. Au nom de l'émancipation, chacun est enfermé dans sa case. La recherche de soi s'est muée en cartographie ésotérique. Chaque groupe trace ses frontières, érige ses normes, construit ses appartenances. Et ainsi, l'identité, lieu de jaillissement, d'invention, de dialogue, devient à son tour territoire occupé. On ne s'y découvre plus, on s'y conforme. On n'y devient plus, on y appartient.
L'avenir s'annonce incertain comme suspendu. Habitée pendant deux siècles par le recul de toutes les limites démographiques, du nombre et de l'âge, l'humanité semble tout à coup douter, bifurquer, entrer dans un temps de turbulences. C'est la fracture démographique mondiale, une transition inachevée, qui redessine en profondeur les rapports de force entre les continents, entre les économies, entre les générations, entre les récits.
À peine avons-nous souillé la Terre que nous prétendons coloniser les étoiles, dans une logique qui tient davantage du pillage que de la transcendance.Dominique de Villepin
Le monde s'accroît toujours, mais de manière inégale. Au Nord, les sociétés vieillissent, s'atrophient, doutent d'elles-mêmes. En Europe, au Japon, en Corée, en Chine même, la fécondité s'effondre, les populations actives reculent, les systèmes sociaux chancellent. À l'inverse, au Sud, notamment en Afrique subsaharienne, au Moyen-Orient et dans une partie de l'Asie, les jeunesses s'impatientent, souvent laissées sans horizon. Deux mondes se regardent, l'un fasciné par sa longévité, l'autre par sa vitalité, mais ni l'un ni l'autre ne parvient à formuler un projet commun.
Cette asymétrie démographique n'est pas une simple question de chiffres : elle est un soulèvement silencieux du monde. Car à mesure que les jeunes du Sud cherchent une place, une voix, un avenir, le Nord se replie sur ses peurs, ses frontières, ses mémoires. Les désirs de mobilité rencontrent des murs et des refus. Et ainsi, le choc démographique se transforme en choc politique, alimentant le populisme, la crispation identitaire, le fantasme de submersion.
Mais peut-on construire un monde viable en dressant les générations les unes contre les autres, en mettant les continents en concurrence ? Ce que révèle cette fracture, c'est l'urgence d'une solidarité à la bonne échelle, d'un pacte intergénérationnel et intercontinental.
Car l'humanité se tient là, entre l'excès et le manque, entre les sociétés rassasiées et celles encore affamées d'avenir. Et dans cette tension, il ne s'agit pas de maîtriser la démographie comme on gère un stock, mais de l'habiter politiquement, de lui donner un sens.
Cette somme des épuisements du monde est le premier terme de la nouvelle équation impériale. De l'autre côté du signe « égal », se dresse le second terme : la réorganisation du monde autour de nouveaux empires, mus par la peur panique de la pénurie. Le « néo-impérialisme » se déploie en parallèle à l'intérieur des sociétés, en redistribuant le pouvoir, comme à l'extérieur, en changeant par la puissance les relations des nations entre elles.
Les nouveaux despotes à l'âge impérial
Vers l'intérieur, le néo-impérialisme impose son modèle autoritaire en attaquant la démocratie libérale. Les réponses idéologiques se déploient comme autant de tentatives pour sauver, préserver, ou reconquérir une souveraineté perdue. Mais parmi elles, deux logiques s'imposent, non comme solutions, mais comme spirales. Des spirales impériales, nourries par l'angoisse du déclin et l'appel des forces brutes.
La première, c'est le déni frontal, la négation volontaire de toute limite. C'est l'illimitisme assumé, incarné par Donald Trump, figure d'un absolutisme sans habillage doctrinal, empire d'instincts et de postures, empire de commandement, au sens premier de l'imperium. L'action prime, le verbe tranche, le chef domine. Il ne gouverne pas, il incarne. Il n'organise pas, il impose. À l'intérieur comme à l'extérieur, tout doit se soumettre au théâtre de la puissance, à sa visibilité, à sa démonstration.
Son attrait pour les figures de l'homme fort ne tient pas du hasard, mais d'un récit profond, enraciné dans la mythologie américaine. Il convoque l'imaginaire collectif : le cowboy solitaire, le gangster impitoyable, le flic sans scrupule. Chaque geste, chaque mot, chaque silence même est un fragment de cette dramaturgie brutale. Et cela touche, cela parle. Car derrière le leader, il y a le peuple, non pas uni, mais ligué, mimétique, prêt à croire que la force du chef est sa propre revanche, sa propre force.
Ce trumpisme est davantage qu'un homme : c'est une structure affective, une économie morale fondée sur la domination. La nature, la femme, l'étranger, tout doit y rester à sa place. Les frontières doivent redevenir claires et les hiérarchies naturelles. L'énergie fossile est célébrée comme instrument de conquête, le pétrole foré comme totem de virilité économique. Et si le monde devient plus instable, alors l'empire devient mobile, réactif, adapté. Il ne suit aucun projet, mais épouse chaque opportunité. Il avance dans le brouillard, certain que sa force le guidera.
Ce modèle, qui mêle extractivisme, capitalisme hybride, et néo-impérialisme économique, repose sur un rapport au monde purement utilitaire : tout ce qui est périphérique doit rapporter au centre. Les matières premières doivent nourrir la prospérité nationale. Le commerce international doit servir à abolir, ou au moins réduire, l'impôt intérieur. Le dollar doit être un instrument de captation mondiale, un privilège sans contrepartie. L'horizon, c'est une économie mondiale siphonnée au profit d'un seul peuple, d'un seul État, d'un seul homme. Cette captation s'incarne aujourd'hui dans le retour assumé du protectionnisme américain dont les droits de douane effectifs sont relevés en avril 2025 à des niveaux sans précédent depuis les tarifs Hawley-Smoot des années trente qui ont conduit à l'effondrement du commerce mondial. Ce nationalisme économique, présenté comme déclaration d'indépendance, dissimule une logique d'absorption : maintenir l'avance nationale en déstabilisant la concurrence mondiale. Le commerce n'est plus un espace de règles partagées, mais un champ de bataille aux allures de guerre commerciale permanente.
Et à l'arrière-plan, c'est la technologie qui devient le bras armé de cette vision. Non pas l'innovation comme progrès partagé, mais la puissance technologique comme levier de domination. L'IA et le quantique ne sont pas perçus comme outils, mais comme armes. On consomme toujours plus d'énergie pour maintenir l'avance, quitte à en creuser le coût écologique. On collecte toujours plus de données, non pour comprendre, mais pour surveiller. La technologie devient empire. Et les empires d'aujourd'hui ne se contentent plus de gouverner les terres, mais partent à la conquête des esprits.
Le modèle trumpiste, qui mêle extractivisme, capitalisme hybride, et néo-impérialisme économique, repose sur un rapport au monde purement utilitaire : tout ce qui est périphérique doit rapporter au centre.Dominique de Villepin
La deuxième réponse, elle, s'inscrit dans une autre tradition. Elle ne nie pas les limites, elle les intériorise. C'est la logique de l'autosuffisance, portée par Xi Jinping dans l'héritage du maoïsme. L'empire ne s'étend pas vers l'extérieur, il se referme. Il ne cherche pas la projection, mais la forteresse. Il bâtit une muraille industrielle, technologique, morale - des Grandes Murailles de sable et de feu. Là-bas, le pouvoir ne se projette pas, il s'enracine. Le Parti tient l'État, l'État tient la société, et la société, patiemment, construit sa propre indépendance. Cette stratégie s'est récemment accentuée face aux restrictions occidentales. En réponse aux sanctions américaines et aux enquêtes européennes, Pékin renforce son autarcie industrielle, sécurise ses approvisionnements critiques, et restructure ses débouchés commerciaux vers l'Asie, l'Afrique ou l'Amérique latine. La Chine réagit non seulement par des mesures défensives, mais aussi par des contre-attaques ciblées sur des produits emblématiques.
L'investissement public, massif, méthodique, permet à la Chine d'accomplir des bonds technologiques spectaculaires. Là où l'Occident s'enlise dans la complexité, Pékin avance. DeepSeek, Xiaomi, Huawei, BYD : autant de symboles d'une conquête tranquille, d'une montée en puissance par l'intérieur. Et dans cette stratégie, la taille du marché domestique devient une arme. La Chine n'exporte pas seulement des produits, elle exporte des normes, des rythmes, des standards. Elle devient un monde en soi.

Mais cette logique est aussi fondée sur la méfiance. À l'intérieur, elle se traduit par la surveillance, le contrôle, l'homogénéité sociale qui atteignent leur paroxysme au Xinjiang et au Tibet. À l'extérieur, elle se double d'une prudence stratégique, d'une défiance constante. Le Parti, ici, ne prétend pas séduire, il veut durer. Et dans cette volonté de durabilité réside un impérialisme discret, enraciné, presque géologique. Là où l'Amérique choisit la projection de force, la Chine choisit l'exercice du contrôle. Là où les États-Unis laissent entrevoir la prédation, la Chine laisse imaginer une logique de rationnement.
La troisième réponse, enfin, est celle de l'empire bénin du droit et de la politique. C'est le modèle européen qui oppose à la centralisation du pouvoir sa volonté d'être « unis dans la diversité », qui atténue les tentations absolutistes par la logique du compromis ou du consensus. Nous redécouvrons que l'Europe est un modèle d'actualité et peut-être le meilleur contre-modèle au néo-impérialisme qui agite le monde. Pour une Europe qui s'est construite sur des fantômes, des rêves et des cauchemars d'empire et qui s'est voulue à la fois post-impériale et post-nationale, le temps est venu d'inventer les contours d'un « post-Empire ».Et après tout, le Saint Empire Romain Germanique, qui n'était ni romain, ni saint, ni très germanique, ni vraiment impérieux, n'en a pas moins été l'empire le plus durable et de loin sur le continent, un millénaire. Un empire électif, mosaïque d'entités de tailles diverses et presque souveraines, un vaste espace de délibération, de jurisprudence, de droit et de respect des libertés. Comment ne pas voir une forme de filiation avec l'Union européenne d'aujourd'hui et en tout cas une leçon pour elle ? Comment ne pas y lire un appel à résister aux tentations illibérales qui voudraient faire de l'Europe à son tour un empire parmi les autres ?
Ce modèle permet le partage des ressources, un multilatéralisme fondé non sur la force, mais sur la coopération. Mais cette voie est étroite. Car elle suppose l'accord, le dialogue, le consensus.
Il suffit de regarder la carte, les ambitions impériales font tache d'huile. Vingt-cinq ans de règne de Recep Tayyip Erdogan ont fait glisser la Turquie vers un autoritarisme néo-ottoman. La Russie de Poutine prend des airs néo-tsaristes de gardienne du conservatisme chrétien. L'Inde de Narendra Modi réorganise la politique indienne depuis plus de dix ans au profit d'une vision ethno-religieuse qui tend à ériger la minorité musulmane en ennemie de l'intérieur.
Car face à l'empire, toute démocratie devient vulnérable. Elle doute, elle se divise, elle hésite. Et c'est ainsi que, lentement, se dessine une nouvelle gouvernementalité, non plus libérale, mais impériale. À l'intérieur des États eux-mêmes, cette logique s'impose : verticalité du pouvoir, culte de l'efficacité, soumission de l'opinion aux récits du chef. Nous entrons dans l'âge des nouveaux despotes. Ils ne sont pas tous violents, ni même tous cyniques. Mais ils partagent cette même conviction : la liberté est un luxe que le monde d'aujourd'hui ne peut plus s'offrir.
La technologie devient empire. Et les empires d'aujourd'hui ne se contentent plus de gouverner les terres, mais partent à la conquête des esprits.Dominique de Villepin
Et c'est cela, la véritable menace. Non pas l'échec de la démocratie, mais son remplacement silencieux par une autre forme d'organisation, plus directe, plus brutale, plus rapide. Une forme qui sacrifie le débat à la décision, la justice à la sécurité, le droit à l'ordre, la raison à la raison d'État. Une forme impériale, née non de la force des empires d'hier, mais du vide laissé par les démocraties épuisées d'aujourd'hui.
Les empires ne naissent pas seulement de la conquête extérieure ; ils prospèrent d'abord par l'emprise intérieure. Ce que nous voyons émerger aujourd'hui, sous nos yeux souvent incrédules, c'est une distorsion lente, mais profonde des structures mêmes de la politique, une altération de ses fondements, de ses équilibres, de ses promesses.
Le premier glissement, c'est celui de nombreux régimes vers une forme de monarchie plus ou moins élective, nourrie de fascinations pour le chef. Ce phénomène n'est pas nouveau. Il est inscrit, de manière paradoxale, au cœur même de la République américaine, depuis George Washington, père fondateur d'un pouvoir qui s'est progressivement nimbé de sacralité, jusqu'à la présidence impériale assumée par Franklin D. Roosevelt. Ce souci légitime d'autorité peut dériver comme aujourd'hui vers un culte de la personnalité, une attente messianique à l'égard d'un homme seul, capable de tout résoudre par sa volonté, qui est l'expression d'un désespoir politique déguisé en espérance providentielle.
L'Europe n'est pas épargnée. Elle connaît ses propres figures tutélaires. Les peuples, pris dans le tumulte des divisions et des incertitudes, se tournent vers des hommes qui promettent de trancher, d'unifier, de décider. C'est là la grande tentation des heures troubles. La France elle-même, avec son fond bonapartiste, ses institutions fragiles - quatorze Constitutions depuis 1789 -, son centralisme pathologique, n'échappe pas à cette inclination. Lorsque la défiance envers les partis, les syndicats, les corps intermédiaires dépasse le désir d'émancipation, alors la liberté se retire, et l'homme fort s'avance.
Plus en profondeur encore, le pouvoir dans son essence même se réorganise. Il se concentre. Il se privatise. C'est la deuxième distorsion : celle de l'oligarchie qui glisse vers la ploutocratie. Partout dans le monde, les gouvernements sont peu à peu encerclés par une nouvelle aristocratie d'argent. Aux États-Unis, la généalogie est claire : des Pères fondateurs fortunés aux « barons voleurs » du XIXe siècle, les Rockefeller, les Carnegie, les Morgan, jusqu'aux treize milliardaires de l'administration Trump. Au Capitole, lors de la deuxième investiture de Donald Trump, on a compté mille trois cents milliards de dollars de fortunes personnelles réunis dans la même salle. Le pouvoir économique se confond avec le pouvoir politique.
La France n'est pas épargnée. La recomposition des fortunes, la rigidité des patrimoines, la montée des inégalités nourrissent un ressentiment profond. Au sommet, un petit nombre d'acteurs économiques dispose d'une influence considérable sur le levier médiatique. Il contrôle une part très significative de la presse quotidienne nationale - près de 90 % des tirages - ainsi qu'une majorité des audiences télévisées et une large portion du trafic sur les sites d'information en ligne. Dans les étages intermédiaires, une bourgeoisie patrimoniale sécurise ses acquis, transmet ses biens et ses actifs à l'abri des niches fiscales, consolide ses positions. La méritocratie recule, le capitalisme et la société d'héritiers progressent. La fortune héritée représente aujourd'hui 60 % du patrimoine des ménages en France, près du double des 35 % enregistrés au début des années 1970. L'effort, le travail, l'engagement ne suffisent plus. Et au cœur de la société, la classe moyenne oscille entre colère et peur, entre rejet et résignation. C'est elle qui sent le plus cruellement que l'ascenseur social est bloqué, que la promesse républicaine ne fonctionne plus. C'est elle qui voit venir le déclassement et redoute que ses enfants vivent moins bien qu'elle.
Le pouvoir dans son essence même se réorganise. Il se concentre. Il se privatise.Dominique de Villepin
La troisième distorsion, plus subtile, plus pernicieuse, c'est celle de la démocratie elle-même et de la place donnée au peuple. Lorsqu'elle se réduit à la volonté majoritaire, elle perd sa substance. C'est ce despotisme de la majorité que Tocqueville avait pressenti, que nos sociétés démocratiques expérimentent aujourd'hui. Aux États-Unis, l'unanimisme social pèse comme une injonction morale : toute opposition devient suspecte, toute nuance trahison. Ce fut le sens du propos brutal, mais révélateur, du vice-président J. D. Vance à Munich : ce n'est pas l'ennemi extérieur qui inquiète, mais bien les oppositions de l'intérieur à la toute-puissance populaire.
En Europe, ce phénomène prend le nom imprécis de populisme. Mais il ne s'agit pas d'un simple courant d'opinion. C'est une volonté d'épuration institutionnelle. Il s'agit d'abolir tout ce qui entrave la volonté immédiate du peuple tel qu'on l'imagine ou le fantasme : les contre-pouvoirs, les médias, la justice nationale et internationale, les collectivités, l'Europe. C'est la démocratie vidée de ses garanties, réduite à sa forme brute, instrumentalisée. En Israël comme aux États-Unis, le juge incarne l'ennemi de l'intérieur, l'empêcheur de commander en rond. Les accusations contre la « dictature des Juges » en France vont dans le même sens.
Cette évolution ne naît pas seulement de la mauvaise volonté ou des manipulations. Elle est aussi le produit d'une société fragmentée, désaffiliée, atomisée. Les réseaux sociaux, bien sûr, ont amplifié les logiques de confirmation, les bulles d'opinion, la violence de l'expression. Mais le mal est plus profond. Il réside dans la mutation silencieuse du rapport des individus à la politique.
C'est une individualisation extrême. Les grands récits collectifs s'effacent. Les partis, les Églises, les syndicats s'effondrent. Le citoyen devient consommateur politique. Il choisit, il zappe. La démocratie devient un marché de préférences. Les applications de recommandation de vote, ludiques en apparence, sont le symptôme d'une logique perverse : on ne choisit plus son destin commun, on sélectionne son profil politique comme on choisirait une série à regarder.
C'est aussi une forme de laxisme civique. Le refus de toute contrainte pour soi se double d'un désir accru de contrainte pour les autres. La liberté, dans ce contexte, devient caprice, et la responsabilité s'évapore.
Enfin, cette crise est celle de l'efficacité démocratique. Nos institutions, alourdies, fragmentées, peinent à se réformer. Les promesses sont répétées sans être tenues. Le langage politique perd sa valeur. La loi devient une forêt. L'initiative citoyenne paraît une façade. Le Référendum d'Initiative Partagée s'avère presque impossible à enclencher. Les conventions citoyennes restent sans lendemain. D'où ce cri qui monte contre le système, ce refus global, ce « dégagisme » devenu le seul recours de ceux qui n'en ont plus.
C'est cette mécanique de l'épuisement démocratique que les empires exploitent. C'est cette fatigue des peuples que les despotes modernes transforment en énergie. Car un peuple lassé de la liberté peut devenir disponible à la servitude. Non qu'il la souhaite. Mais il peut finir par l'accepter, par s'y résigner, par la confondre avec l'ordre. Et alors, le rideau tombe.
Les empires, aujourd'hui comme hier, se bâtissent sur une idée simple : refuser les avancées de l'émancipation. Refuser les fruits de l'âge des Révolutions. À mesure que le monde s'épuise, les systèmes impériaux se dressent à nouveau comme des forteresses du passé, réactivant les ressorts anciens du pouvoir, les verticalités oubliées, les exclusions féroces. Ils ne sont pas novateurs : ils sont réactionnaires. Ils ne regardent pas l'avenir avec confiance, ils y voient une menace.
Toutes les idéologies impériales contemporaines ont ceci de commun qu'elles entendent briser les promesses de 1789. Elles veulent faire taire les voix de l'autonomie, de la liberté, de l'égalité. Elles forment un chœur dissonant, mais convergent.
L'islamisme, d'abord, avec sa pulsion de mort, sa haine de la vie et du bonheur sur terre, agit à double tranchant : d'un côté, il vise à faire renoncer les démocraties à leurs principes en les enfermant dans la peur, la haine, la crispation sécuritaire. De l'autre, il cherche à imposer sa propre loi, autoritaire et théocratique, à régir les sociétés du Moyen-Orient comme les communautés musulmanes dans les pays occidentaux. Il refuse la sécularisation, récuse le pluralisme, nie l'autonomie des individus.
Le fascisme, quant à lui, n'a pas disparu : il mute, il se recycle, il se déguise. Il ressurgit partout, caméléon aux mille visages. Il rejoue sans cesse la même spirale : celle d'un « nous » fermé, agressif, ethno-identitaire. Et face à ce « nous » prétendument pur, il désigne des ennemis, toujours les mêmes : les immigrés, les étrangers, les minorités. Il ne cherche pas à instaurer l'ordre, mais à imposer la domination. Non pas à construire la nation, mais à dresser des murs d'exclusion. C'est un fascisme nouveau, mais fidèle à ses racines : autoritaire, charismatique, belliqueux.
On ne choisit plus son destin commun, on sélectionne son profil politique comme on choisirait une série à regarder.Dominique de Villepin
À cela s'ajoute le néolibéralisme durci en machine de guerre sociale. Un ordre économique qui, loin de tenir sa promesse de prospérité partagée, accroît les écarts, fracture les sociétés, attise les colères. L'État devient alors veilleur de nuit, partisan, au service d'intérêts consolidés. La redistribution est perçue non comme justice, mais comme fardeau. Et dans les marges, le crime organisé occupe les vides laissés par la République, usurpant les fonctions de l'État, là où celui-ci se retire.
Ces empires imposent ce que l'on pourrait appeler des « politiques de la vie », qui sont en réalité la mort de la politique. L'expérience du Covid a montré à quel point le pouvoir pouvait se redéployer dans la sphère intime : protéger les citoyens contre eux-mêmes, gérer les corps, contrôler les mobilités, suspendre les libertés au nom du bien commun. Et si cette logique peut, en certaines circonstances, être nécessaire, elle devient perverse lorsqu'elle s'installe dans la durée. Lorsque la sécurité prend le pas sur la liberté, la vie elle-même est administrée, régulée, surveillée, et l'espace du débat, de la contestation, de la désobéissance, s'amenuise. Mais ce que ces empires revendiquent surtout, c'est une nouvelle légitimité, un autre récit. Ils ne se contentent pas d'être des puissances : ils se posent en civilisations. C'est le retour des États-civilisations. Ils ne veulent plus être de simples acteurs dans le concert des nations, mais la forme aboutie d'un peuple, d'une histoire, d'une essence. Ils brouillent volontairement les frontières entre le politique et le sacré, entre le pouvoir et l'identité, entre l'administration des choses et le salut des âmes.
Les États-civilisations s'enracinent dans des récits anciens, des mémoires blessées, des nostalgies impériales. Ils prétendent incarner le destin d'une culture, d'un peuple choisi par l'Histoire. Ce glissement éclaire plusieurs tendances contemporaines : le rôle croissant de l'évangélisme ultraconservateur dans la vie politique américaine, alors même que le pays se déchristianise rapidement. La ferveur d'un peuple en quête de repères est récupérée par des acteurs politiques qui font de la foi non plus une quête spirituelle, mais un levier d'emprise et de pouvoir.
Ce glissement explique aussi la crise de la sécularisation et de la laïcité, qui ont pris en Europe, au fil des histoires nationales, des visages multiples, où les principes de séparation sont remis en cause à la fois par ceux qui veulent réimposer la religion dans la sphère publique et par ceux qui redoutent la coexistence des différences culturelles. Il permet aussi de comprendre l'impasse de l'islam politique, incapable de trouver une forme stable de représentation, tiraillé entre panarabisme, panislamisme et nationalismes concurrents, et rétif à la sécularisation. Et il éclaire enfin le retour idéologique du communisme chinois, sous la bannière d'une doctrine restaurée, la « Pensée Xi Jinping », qui mêle marxisme, tradition confucéenne, et ambitions impériales. Ce n'est pas simplement une politique ; c'est une ontologie du pouvoir. Un récit de grandeur, de permanence, d'unité millénaire. Ce qui est attaqué, ce sont les fondements mêmes de l'âge des Révolutions. L'idée que les peuples peuvent s'autogouverner. Que l'État est au service des citoyens. Que les droits précèdent le pouvoir. Ce qui vacille, ce ne sont pas uniquement des institutions, mais une philosophie du monde, née avec la Révolution française, prolongée par les grands basculements du XXe siècle.
On a cru, trop vite, que l'onde révolutionnaire avait pris fin en 1989, avec la chute du mur de Berlin. On a pensé que la démocratie libérale était le point final de l'histoire, le terme naturel de toute évolution. On a voulu croire que l'affrontement entre Révolution et Contre-Révolution était chose du passé. Mais la lutte continue. Elle connaît aujourd'hui une nouvelle vague, plus confuse, plus brutale, plus globale. Après la Révolution française et sa lutte contre l'absolutisme monarchique, après la Première Guerre mondiale et l'effondrement des empires autoritaires, après la Seconde Guerre mondiale et la défaite du fascisme, après la Guerre froide et le rejet du stalinisme, voici venue l'heure d'un nouveau combat contre l'hypercratie, cette forme liquide et tentaculaire du pouvoir globalisé, médiatique, algorithmique, déresponsabilisé.
C'est un combat sans tranchées, sans frontières nettes, sans manifestes flamboyants. Mais c'est un combat décisif. Car ce qui est en jeu, ce n'est pas seulement le régime des libertés, mais la possibilité même de la politique. La possibilité de débattre, de décider ensemble, de choisir une orientation commune.
Dans ce monde éreinté, bousculé, tenté par le repli et la simplification, il nous faut réaffirmer les principes fragiles, mais essentiels, de l'héritage révolutionnaire. Non pas par nostalgie, mais par nécessité. Non pas pour restaurer un âge d'or perdu, mais pour retrouver la force d'un idéal partagé. L'idéal d'un monde où l'homme, libéré des dominations, retrouve le pouvoir de dire « nous », « le pouvoir de dire nous, le peuple ».
Voici venue l'heure d'un nouveau combat contre l'hypercratie, cette forme liquide et tentaculaire du pouvoir globalisé, médiatique, algorithmique, déresponsabilisé.Dominique de Villepin
Le nouvel âge de fer
Voilà l'esquisse de l'impérialisme tel qu'il s'enracine à l'intérieur. Mais, dans le même temps, il se déploie aussi à l'extérieur. Le monde ne se structure plus selon l'ordre westphalien des États-nations. Il ne repose plus sur l'équilibre fragile des souverainetés égales. Il s'organise, à nouveau, selon des logiques impériales. Il s'agit là d'un basculement historique majeur, qu'il faut nommer avec lucidité : nous sommes entrés dans un nouvel âge de fer et non dans un âge d'or. Un monde de puissances continentales, de civilisations arc-boutées, d'empires rivaux, engagés dans une lutte pour l'accès à des ressources désormais rares, escomptant par une stratégie de domination préventive et de suprématie technologique, se prémunir eux-seuls de la pénurie, en imposant leur hégémonie. Et dans ce monde-là, l'État-nation, fruit de l'âge des révolutions, semble chaque jour plus vulnérable.
Les États faillis prolifèrent, laissant la place aux guerres civiles et aux grands trafics transnationaux du Sahel au Moyen Orient. Ailleurs de nouvelles défaillances guettent, de la côte pacifique de l'Amérique latine jusqu'à l'arc caribéen. C'est le signe de l'échec de l'implantation du modèle de l'État nation après la décolonisation, c'est le signe également du refus des grandes puissances de laisser s'installer des souverainetés fortes.
Les États-Unis, d'abord, ont amorcé un virage impérial. Non pas à la manière des vieilles puissances coloniales, mais selon une logique de réseaux, d'infrastructures, de contrôle périphérique : le dollar, le droit extraterritorial et les sanctions, les plateformes technologiques, les flux de données. C'est une mutation longue, structurelle, pas un caprice. Depuis le pivot asiatique initié par Barack Obama, l'Europe n'est plus au cœur de la stratégie américaine. Les guerres perdues - Irak, Afghanistan - ont révélé les limites de la projection globale. Le trumpisme, en creusant l'écart entre idéologie isolationniste et affirmation brutale de la puissance, a fracturé l'alliance occidentale, mais aussi ouvert une série de possibles.
Car tout devient pensable : une Sainte-Alliance paradoxale entre Russie et États-Unis contre l'Europe, rêvée par certains doctrinaires ultraconservateurs. Un Yalta transactionnel avec la Chine, autour d'un partage des zones d'influence, improbable mais redouté. L'effondrement même de l'appareil impérial américain, devenu trop lourd, trop rigide, irréformable, à la manière d'une Perestroïka inversée. Ou encore une forme d'isolement géostratégique, laissant place à une multipolarité brutale, où les grandes aires d'influence se redistribuent sans ordre ni pacte.

Dans ce grand jeu, la Chine avance avec la lenteur méthodique des puissances anciennes. L'Empire du Milieu renoue avec sa propre mythologie. Sa transformation économique la pousse dans cette direction : l'augmentation des coûts de production exige une intégration régionale plus étroite, et ses nouvelles ambitions industrielles, notamment dans les technologies vertes, nécessitent une sécurisation offensive des ressources. Nickel, cuivre, routes maritimes deviennent autant de pièces sur un échiquier impérial. L'Initiative des Nouvelles Routes de la Soie en est la traduction la plus visible : couloirs de production, ports, infrastructures, endettement stratégique. Tout plutôt que l'isolement. Tout plutôt que l'asphyxie.
Nous sommes entrés dans un nouvel âge de fer et non dans un âge d'or.Dominique de Villepin
Mais la logique n'est pas seulement économique. Elle est aussi sociale et politique. Le Parti Communiste chinois, jadis adossé à la paysannerie et au prolétariat d'usine, s'adresse désormais aux bénéficiaires de la croissance : les classes moyennes des grandes villes, la bourgeoisie manufacturière et technologique. Pour tenir cet ensemble hétérogène, il faut de nouveaux récits : un nationalisme cocardier, la quête de reconnaissance mondiale, la réinvention d'une fierté impériale. L'armée suit. La marine s'équipe. L'espace, le cyber, l'intelligence artificielle deviennent les nouveaux théâtres de puissance. Mais la stratégie reste patiente : gagner du temps. Laisser l'Amérique s'isoler. Laisser Taïwan douter. Laisser l'hégémonie s'imposer d'elle-même, par effet d'évidence.
La Russie, elle, ne revient pas à l'empire. Elle ne l'a jamais quitté. Elle s'est construite comme un État impérial, sur la diversité forcée des peuples et un autoritarisme centralisateur. Elle ne conçoit pas son avenir en rupture avec son passé, mais dans la continuité d'une civilisation. Elle hésite entre un tropisme occidental et une identité eurasiatique, entre Pierre le Grand et Ivan le Terrible, entre Saint-Pétersbourg et Moscou.
Cette Russie post-soviétique, reconstruite autour de l'idée d'une destinée géopolitique singulière, se sent aujourd'hui confortée. Non pas isolée, mais légitimée. La reconquête de sa zone d'influence, la remise en cause des frontières héritées de 1991, la présence dans les crises du Moyen-Orient, les liens renforcés avec l'Afrique ou l'Asie : tout cela obéit à une logique d'encerclement souple, d'expansion périphérique. La guerre d'Ukraine n'a pas simplement choqué l'Europe : elle a confirmé au reste du monde que les règles internationales n'étaient plus universelles. Et que la force redevenait une langue audible.
L'Inde s'affirme, forte de sa démographie, de sa croissance, de son ancrage culturel millénaire. Mais elle hésite entre ouverture stratégique et nationalisme hindou. Elle veut être un empire sans renier la démocratie, un pivot entre l'Occident et l'Asie, sans toujours savoir quelle voie privilégier.
C'est cela, le nouvel âge de fer, une mécanique de dislocation du monde d'après 1945 qui avance d'elle-même inexorablement. Non plus un ordre mondial, mais une série de désordres impériaux. Des logiques conquérantes réactivées, des souverainetés remises en cause, des peuples utilisés comme leviers. Ce n'est pas le retour de l'histoire, c'est son emballement. Et dans cette mêlée, l'idéal d'un monde organisé autour d'États libres, égaux, coopérants, s'éloigne - comme une île brumeuse, au loin, qu'on aperçoit encore, mais qu'on ne parvient plus à atteindre.
Les empires relancent aujourd'hui leur rivalité globale, non plus sur le seul terrain militaire, mais dans tous les champs de la puissance. La guerre n'est plus une exception : elle devient un état latent, le fond sonore, la toile sur laquelle se dessine la compétition planétaire.
Les flux deviennent frontières. Les routes maritimes, naguère artères du commerce, sont désormais des lignes de front. Chaque détroit militarisé, chaque corridor sécurisé, chaque port surveillé, redessinent une nouvelle géographie de la puissance. La carte du monde n'est plus celle des Nations, mais celle des accès, des goulots, des points de bascule. Et partout la logistique parle la langue des armes. La guerre de demain commence dans les ports du Golfe, sur les rails de la Route de la Soie, dans les batteries électriques ou les réseaux de fibres sous-marines.
Les empires réarment. Les budgets militaires augmentent. L'espace aérien, maritime, exo-atmosphérique devient théâtre de manœuvres. Ils réinvestissent dans les capacités de production industrielle de guerre, modernisent leurs arsenaux nucléaires, développent des drones, des cyberarmes, des intelligences artificielles militaires. Le champ de bataille s'est étendu : il n'a plus de limites spatiales, plus de seuils temporels. Ce n'est plus la guerre comme rupture, mais la guerre comme continuum. Une guerre en réseau, fluide, permanente. Une guerre non déclarée, mais omniprésente.
La mécanique guerrière nourrit aussi une spirale de prolifération nucléaire. Bien des stratèges dans le monde n'auront tiré qu'une leçon de l'attaque de l'Ukraine par la Russie : si Kiev n'avait pas cédé en 1994 son arsenal nucléaire en échange de la garantie de ses frontières par les États-Unis, le Royaume-Uni et la Russie, elle n'aurait pas été envahie. Les mêmes, ou d'autres, constatent avec la diplomatie erratique de Donald Trump que la parole des États-Unis n'engage plus comme auparavant. Les alliés peuvent être tentés d'assurer désormais leur propre dissuasion. Ces tentations multiples sont ce qu'on appelle la prolifération horizontale, mais il faut y ajouter la pression à la prolifération verticale, à l'expansion, la modernisation et la diversification des arsenaux nucléaires des puissances dotées, augmentant de façon disproportionnée les risques d'usage réels de ces armes.
C'est dans ce contexte qu'émerge un concept aussi central que dangereux : la guerre hybride. Un terme apparemment technique, mais porteur d'une révolution stratégique. Il brouille les frontières entre guerre et paix, entre civil et militaire, entre intérieur et extérieur. Il dissout les distinctions fondatrices du droit international et de la démocratie. C'est en dernière analyse la guerre telle que les empires la conçoivent : perpétuelle, asymétrique, opaque. Un outil de maintien de l'ordre par la peur à l'intérieur, un instrument d'expansion dans les interstices incertains du monde. Nous devons apprendre à y résister, sans pour autant en adopter la logique au risque d'y être engloutis.
La carte du monde n'est plus celle des Nations, mais celle des accès, des goulots, des points de bascule. Et partout la logistique parle la langue des armes.Dominique de Villepin
À la différence de la Guerre froide, qui reposait sur une bipolarité explicite et une forme de stabilité stratégique, la guerre hybride fonctionne par seuils progressifs d'irréversibilité. Elle est faite de cyberattaques, de campagnes de désinformation, de sabotages économiques, de pressions diplomatiques maximales, de violences asymétriques. Elle est diffuse. Elle est systémique. Elle est insaisissable.
Mais déjà, cette guerre hybride devient mondiale. Ce que nous voyons émerger, c'est la première guerre hybride globale de l'histoire : un conflit multiforme, étendu à l'échelle planétaire, mobilisant tous les leviers de la puissance - militaires, économiques, technologiques, culturels, cognitifs. Une guerre dans laquelle les sociétés elles-mêmes sont devenues les premières cibles, et parfois, les premiers vecteurs. Et demain, si les seuils sont franchis, si les ambitions s'entrechoquent sans cadre, sans dialogue, sans dissuasion crédible, cette guerre globale pourrait devenir totale, quoique d'un genre nouveau. Non pas une Troisième Guerre mondiale au sens classique, mais une guerre totale d'un type inédit : déterritorialisée, multidimensionnelle, sans déclaration de guerre ni paix possible. Taïwan est l'abcès de fixation des aspirations nationales chinoises et des tentatives d'endiguement américaines. Chaque geste mal interprété est susceptible de conduire à l'irréparable. D'où la nécessité de mettre en œuvre des mécanismes robustes de déconfliction.
Aujourd'hui, dans cette logique impériale, la paix même peut devenir un levier de puissance, un calcul stratégique dans la guerre globale. Ainsi, face à l'engrenage des crises, tant en Ukraine qu'au Proche-Orient, Donald Trump se présente en promoteur de paix, mais une paix de circonstance, conçue comme un acte de communication, soucieuse de bénéfices immédiats, diplomatiques ou économiques, sans souci réel de l'avenir, ni des peuples concernés. À chaque fois, le même schéma se répète : un Président américain se rangeant du côté du plus fort, Vladimir Poutine en Ukraine, Benjamin Netanyahou à Gaza. Dans les deux cas, les peuples sont relégués au rang de variables secondaires.
Pourtant ce qui se joue aujourd'hui dépasse l'Ukraine. Ce qui se prépare dépasse Gaza. Nous entrons dans un monde où la guerre n'est plus un accident, mais un outil ordinaire, une méthode banalisée du rapport de force. Un monde de rivalités déchaînées, de puissances réarmées, d'équilibres disloqués. Ce nouvel âge de fer n'est pas une menace lointaine : il est déjà là. Et il tente d'aspirer l'Europe stupéfiée dans son engrenage, comme une proie offerte à des ambitions croisées. Le piège se referme. Il ne dit pas son nom. Il se présente comme un appel à la fermeté, à la solidarité, à l'honneur. Mais il dissimule une logique redoutable, celle de l'instrumentalisation. Car ce que certains souhaitent à Washington comme à Moscou, c'est faire de l'Europe le marchepied de leur stratégie, la variable d'ajustement de leurs ambitions impériales. Une Europe exposée, divisée, mise devant le fait accompli.
Face à cela, l'Europe doit tenir bon. La France doit tenir bon. Et cela commence par reconnaître que le soutien à l'Ukraine est vital, car c'est notre propre sécurité qui s'y joue, comme s'est joué en Espagne en 1936 le destin européen. Nous devons continuer à soutenir l'Ukraine, à défendre sa souveraineté face à l'agression russe. Nous devons également réaffirmer notre engagement à participer à tout effort de consolidation d'un cessez-le-feu, puis d'une paix durable avec garanties de sécurité, dans un cadre multilatéral et en coordination étroite avec nos partenaires européens.
Face aux crises, trois principes doivent guider l'action européenne. D'abord le principe d'unité. Il ne sert à rien de courir chacun pour soi dans l'antichambre du pouvoir américain. Il faut une voix européenne : claire, cohérente, collective. Une Europe qui ne cherche pas l'approbation du plus fort, mais l'accord volontaire des Nations. Ensuite, le principe de sécurité. La dissuasion ne s'improvise pas, elle se construit dans la durée, par la légitimité du droit et la solidité des alliances. Il ne peut y avoir de sécurité sans vision d'ensemble, sans stratégie partagée. Enfin, le principe d'indépendance. L'Histoire nous a appris les dangers des automatismes comme des emballements : l'engrenage des alliances en 1914, les retournements de 1940, l'humiliation de Suez, l'enlisement des guerres coloniales. C'est dans la fidélité à notre tradition diplomatique que réside notre force. Celle de la parole tenue, de l'équilibre recherché, de la paix bâtie. La France et l'Europe doivent être les architectes politiques, avec les Ukrainiens, d'une paix fondée sur le droit, la souveraineté des nations et la sécurité collective. Face aux initiatives compulsives de l'Administration Trump, cédant aux injonctions russes, il nous revient de rappeler au Président américain qu'il portera l'entière responsabilité de l'accord qu'il aura conclu. Face aux cynismes des empires, il n'est pas de plus grande force que celle des principes.
Ce que nous voyons émerger, c'est la première guerre hybride globale de l'histoire : un conflit multiforme, étendu à l'échelle planétaire, mobilisant tous les leviers de la puissance - militaires, économiques, technologiques, culturels, cognitifs.Dominique de Villepin
Et cela vaut aussi pour le Proche-Orient. À Gaza, l'Europe ne peut continuer à rester spectatrice muette d'un conflit qui broie les civils et détruit toute perspective de paix. Là encore, les peuples sont traités comme des variables secondaires et la voix européenne reste trop peu audible, faute d'unité, de vision et de volonté politique. Pourtant les pays de la région se mobilisent. Le Plan adopté au Caire constitue aujourd'hui une alternative crédible à la fois à l'enlisement dans la violence et à la légalisation du fait accompli portée par le Plan Trump, une « Riviera on Gaza » qui n'a guère d'autre précédent que les traités des réserves indiennes conclus par les États-Unis jadis.
Ce n'est pas un hasard si ces espaces - Ukraine, Gaza - sont devenus centraux dans la nouvelle grammaire de la puissance. Les empires investissent en priorité les zones interstitielles, ces marges que l'on croyait périphériques, mais qui deviennent des carrefours stratégiques. C'est là qu'ils peuvent se mesurer avec le moins de freins et de risques ; c'est là qu'ils peuvent affaiblir ensemble les États nations qui encombrent leur vision du monde divisé en zones d'influences. À cet égard le plan Trump sur le « partage » des ressources minérales ukrainiennes dépasse la simple cupidité, il vise aussi à saper la souveraineté ukrainienne dans un moment de vulnérabilité maximale.
L'Europe de l'Est, elle, semble rattrapée par une malédiction historique. Elle redevient ce qu'elle fut si souvent, un espace de frictions, d'affrontements et de glacis. L'invasion de l'Ukraine par la Russie en 2022 a créé un fait accompli, quelles que soient les justifications avancées par Moscou. La remise en cause de l'intangibilité des frontières, la violation du Mémorandum de Budapest de 1994, qui garantissait l'intégrité territoriale de l'Ukraine, font redouter des répétitions ailleurs. Par la pression, par la ruse ou par la force. D'abord dans d'autres ex-républiques soviétiques, puis chez des voisins plus proches, comme la Pologne. Dans les Pays Baltes, où les minorités russophones sont encore significatives, le risque est d'autant plus aigu que ces États ont appartenu à la fois à l'URSS et à l'Union Européenne. Ils constituent le test ultime de la détermination européenne, la véritable inconnue de l'équation poutinienne. L'Europe n'a pas d'autre choix que de s'engager fortement et durablement sur les deux fronts vitaux pour elle : la défense du droit international d'un côté, la garantie de sa sécurité sur sa frontière orientale de l'autre. Cela suppose d'empêcher que l'Ukraine ne devienne un État failli, un trou noir sécuritaire. Il faut bâtir un chemin d'adhésion graduelle, pragmatique et réaliste. Il faut aussi refuser toute validation juridique de transferts territoriaux imposés qui ne seraient pas librement consentis par l'Ukraine.
Le Moyen-Orient, quant à lui, demeure un foyer incandescent des tensions impériales : fragmenté, fracturé, surarmé, traversé par des conflits identitaires, religieux, énergétiques. La région n'est plus seulement un théâtre d'affrontement entre grandes puissances : elle est devenue le creuset où s'imbriquent toutes les logiques impériales. Externes avec les États-Unis, la Russie, la Chine ; internes avec l'Iran, Israël, la Turquie, l'Arabie Saoudite. Mais dans ce carrefour du monde, nul ne peut durablement imposer son hégémonie. D'où une succession de jeux d'équilibre et de bascule, perpétuels et instables.
La tragédie du 7 octobre 2023 a ouvert une nouvelle ère pour tous les peuples de la région, tout en rappelant au monde que les plaies du passé ne se sont pas refermées. Face à des attaques terroristes d'une ampleur inédite, Israël, confronté à une menace existentielle sur son territoire, a répondu par une logique de guerre totale, menée sur sept fronts accompagnée d'un durcissement intérieur, de la mise au pas de la justice et des médias. Le risque est double : voir basculer la démocratie israélienne vers un modèle séparatiste, annexionniste, militariste ; mais aussi laisser dans l'histoire collective, les stigmates durables des bombardements massifs sur Gaza et du siège imposé à une population entière en violation du droit humanitaire international. Tant qu'il n'y aura pas de justice pour tous les peuples de la région, y compris les Palestiniens, mais aussi les Libanais et les Syriens, il n'y aura pas de paix durable, ni d'ordre véritable au Proche-Orient. C'est ce qui rend les victoires tactiques de Tsahal aussi tragiques que politiquement fragiles. Même si l'Iran apparaît aujourd'hui affaibli, même si ses relais - le Hamas, les Houthis et le Hezbollah - subissent des pertes lourdes, la tentation d'un changement de régime à Téhéran ravive un autre spectre, celui d'une déstabilisation régionale supplémentaire. Et avec lui, celui d'une domination américaine sans partage sur la région, directe ou par procuration. C'est là un retour inquiétant de la « question d'orient » avec ses effets pervers bien connus, d'instabilité durable, de surenchère des extrêmes, d'un retournement possible des alliés de circonstance.
Aucun empire africain ne se dessine. Mais les appétits s'aiguisent, la compétition s'intensifie, les routes stratégiques se densifient, du Sahel aux Grands Lacs.Dominique de Villepin
L'Amérique latine, autrefois considérée comme l'arrière-cour des États-Unis, redevient un espace d'intérêt stratégique mondial. La Chine et la Russie y avancent leurs pions avec méthode. Les ressources abondantes - cuivre, lithium, gaz, terres agricoles - aiguisent les rivalités et attisent les convoitises. Les régimes vacillent, les alliances se renégocient. Le Brésil de Lula tente de construire une troisième voie fondée sur l'équilibre et l'autonomie stratégique, qu'il est dans l'intérêt de l'Europe de soutenir et d'accompagner. Le traité Union-Mercosur ne saurait être abordé sous le seul angle commercial. Il a une dimension géopolitique majeure. Mais il nous revient de défendre pied à pied les intérêts européens dans ce partenariat, en assumant notre responsabilité politique.
L'Asie du Sud-Est incarne la zone-pivot du XXIe siècle. Elle est le cœur battant de la mondialisation et le principal théâtre de l'affrontement sino-américain. C'est là que se jouera l'équilibre du Pacifique, dans le détroit de Malacca, sur les récifs de la mer de Chine méridionale, dans les grands accords commerciaux, dans les pactes de sécurité. Les États devront veiller jalousement à leur indépendance et à leur stabilité intérieure, tout en arbitrant. Mais ils devront aussi éviter que ce jeu d'équilibre ne dégénère en instabilité chronique ou ne les transforme en théâtres de guerre civile par procuration. L'Inde peut, dans ce contexte, jouer un rôle stabilisateur empêchant le face à face sino-américain de dégénérer. Mais cela exige une vigilance permanente, en raison notamment de la prolifération d'alliances militaires - du pacte anglo-saxon de l'Aukus à la réunion du Quad - qui peuvent, à force d'entrelacements, conduire à la déflagration, comme jadis les alliances de 1914.
L'Afrique enfin, demeure convoitée, fragmentée, traversée par des appétits multiples. Les tentatives d'hégémonie s'y succèdent et échouent. Aucun empire africain ne se dessine. Mais les appétits s'aiguisent, la compétition s'intensifie, les routes stratégiques se densifient, du Sahel aux Grands Lacs. La course impériale s'y joue sur fond d'instabilité chronique et de tragédies humaines. Il est de l'intérêt, mais aussi de la responsabilité morale et politique de l'Europe d'empêcher un nouveau et funeste « partage de l'Afrique ». Aujourd'hui, la bataille collective pour la croissance et pour le développement, seule, peut éviter la catastrophe annoncée pour un continent dont le poids démographique mondial ne va cesser d'augmenter d'ici la fin du siècle, jusqu'à 2,5 milliards de personnes et dont le retard économique ne cesse de se creuser. En 1990 14 % des pauvres mondiaux vivaient en Afrique. En 2030, ils seront 80 %. La brutalité des coupes des États-Unis dans le budget de l'USAID doit être l'occasion de remettre autour de la table les donateurs mondiaux autour d'une nouvelle stratégie collective.
Mais au-delà de ces batailles géographiques, c'est une autre guerre qui se prépare : la bataille pour l'ordre. L'ordre international, tel qu'il a été conçu en 1945, repose sur une fiction noble, celle de la paix par le droit, de la souveraineté par l'égalité, de la sécurité collective par l'alliance. Or cet ordre est aujourd'hui miné de l'intérieur. Les empires n'en veulent plus. Les uns, comme la Russie, veulent le détruire. Les autres, comme la Chine, veulent le remodeler à leur avantage. L'ONU est marginalisée, le multilatéralisme court-circuité, le droit international invoqué à géométrie variable. Ce que l'on voit poindre, c'est un retour assumé aux sphères d'influence, aux zones d'exclusion, aux rapports de force bruts. L'ordre de 1945 ne s'effondre pas sous les coups de la guerre. Il s'efface par indifférence stratégique, par corrosion lente des principes.
Cette confrontation entre empires n'a pas pour horizon l'équilibre, mais l'hégémonie. Elle se développe en spirale : une rivalité qui ne s'autorégule pas, mais qui s'intensifie à mesure qu'elle se prolonge. L'ambition n'est plus la coexistence, mais la domination exclusive. Ce que certains osent déjà nommer un « empire mondial ».
Les empires dessinent, dans leur confrontation continue un monde d'incertitudes stratégiques, de recompositions brutales, de rapports de force déliés de toute morale à l'extérieur, et une soif de contrôle mobilisant les peurs à l'intérieur. Voilà la nouvelle équation impériale.
Si nous voulons en modifier les termes, nous devons y opposer deux forces d'équilibrage fondamental : l'Europe, comme puissance régulatrice, la République, comme principe de souveraineté, c'est-à-dire de maîtrise lucide de son propre destin.
L'ordre de 1945 ne s'effondre pas sous les coups de la guerre. Il s'efface par indifférence stratégique, par corrosion lente des principes.Dominique de Villepin
Réveiller l'Europe
L'heure européenne a sonné. L'Europe est l'antidote qui nous permet d'espérer en un monde raisonnablement sûr.
Elle est d'abord la meilleure garantie de sécurité pour nous, Européens. L'enjeu est pressant. L'invasion de l'Ukraine en 2022 a été un réveil brutal face à nos dépendances énergétiques et à nos insuffisances militaires. Deux ans de guerre en Ukraine ont détruit plus de dix fois le nombre de chars de l'inventaire français. Pour ceux qui s'étaient rendormis, Donald Trump a brutalement sonné le rappel à l'ordre en ce début d'année par sa volte-face sur l'Ukraine. Nous sommes seuls, et isolés nous ne pesons pas grand-chose. La défense européenne n'est plus un choix. L'Europe qui fut, selon le mot du Général de Gaulle, le « levier d'Archimède » des nations d'Europe doit devenir le « bouclier d'Archimède » permettant à chaque pays de bénéficier de la protection effective des autres. Il n'y aura pas demain d'armée européenne, mais il peut y avoir une armée commune des Européens, mutualisant les achats, les entraînements, les planifications stratégiques et la logistique.
Sur les opérations, nous prenons conscience que les Européens membres de l'OTAN ne pourraient assumer de mission ambitieuse ensemble sans appui américain. Cela signifie qu'il faut œuvrer pour une OTAN à deux niveaux d'interopérabilité, l'un, de base, entre tous les Européens de l'alliance, l'autre entre le pilier européen et les États-Unis, de manière subsidiaire. Une « avant-garde » européenne sera nécessaire, associant d'abord les cinq principales armées de l'Union, France, Allemagne, Italie, Espagne, Pologne, c'est-à-dire à eux cinq les deux tiers des dépenses des Européens continentaux de l'OTAN, ainsi que des partenaires régionaux, Royaume Uni, Turquie et Norvège. Cette base volontaire aurait vocation à être formalisée dans un Traité de défense collective progressivement ouvert à d'autres participants.
En matière d'équipements, notre dépendance nous apparaît de façon éclatante également, sachant que les deux tiers des commandes militaires des pays européens, ces cinq dernières années, ont porté sur du matériel américain, et jusqu'à 90 % pour certains pays. De surcroît, l'utilisation de la technologie américaine n'est pas neutre. Les F35 américains pourraient à distance être empêchés de décoller par les États-Unis. Or plus de la moitié des forces aériennes européennes est constituée de F16 et de F35, d'où le paradoxe danois qui pourrait voir ses avions cloués au sol en cas d'invasion du Groenland. Dans de nombreux domaines industriels, nous ne sommes pas en mesure de produire les quantités nécessaires. Pour assumer l'indépendance collective de la défense européenne et nous hisser à la hauteur des empires, nous devrons accepter un véritable partage du fardeau, en assumant un certain degré de planification des installations industrielles de défense en Europe, une capacité de financement commune et pérenne par un emprunt européen, ainsi qu'une mutualisation des achats pour améliorer la qualité, les prix et les quantités disponibles.
Aujourd'hui, un angle mort persiste dans l'enthousiasme général pour le réarmement : réarmer, oui, mais pour quelles missions ? Les différents États ont des visions et des besoins très différents qu'il faudra parvenir à harmoniser. Une dimension de défense territoriale conventionnelle est indispensable pour rassurer les pays de l'Est en première ligne face à des menaces russes éventuelles à l'horizon de 3 à 10 ans.
Une dimension de projection de force, dans l'esprit de ce que l'armée française ou britannique est entraînée à faire, sera nécessaire pour conserver une crédibilité globale, notamment dans l'Indo-Pacifique. Cela plaide soit pour une plus grande intégration de notre force aéronavale avec les Britanniques ou des investissements plus importants dans la Marine, avec l'enjeu de la construction d'un second porte-avions et l'expansion de la flotte de sous-marins nucléaires d'attaque.
Une dimension de dissuasion renforcée implique une extension du stock d'armes nucléaires et peut-être une diversification des types d'armements, en réponse aux capacités croissantes des rivaux. À l'heure des doutes sur le parapluie nucléaire des États-Unis, la France a eu raison d'ouvrir le débat sur un possible remplacement de la garantie américaine par l'extension des garanties françaises. Mais cela impose des choix difficiles et urgents, et nécessite des négociations claires, tant sur les doctrines d'emploi que sur les volumes d'équipements à engager, sans pour autant remettre en cause le principe de souveraineté française sur la décision ultime.
Plus de la moitié des forces aériennes européennes est constituée de F16 et de F35, d'où le paradoxe danois qui pourrait voir ses avions cloués au sol en cas d'invasion du Groenland.Dominique de Villepin
Il faut aussi y ajouter une dimension essentielle de défense civile, inspirée du modèle suédois de « défense totale » ou du système suisse. Cela implique un renforcement des réserves de défense non seulement en termes de mobilisation stratégique en cas de crise, mais aussi en intégrant des compétences professionnelles spécialisées, notamment en cybersécurité. Il y a un besoin spécifique de plus d'ingénieurs et plus généralement d'un effort éducatif considérablement accru, car il constitue notre meilleure arme face aux obscurantismes et aux déclinismes dans cette compétition pour la puissance.
Ensuite, l'Europe a vocation à devenir une puissance d'équilibre dans le monde, capable de proposer un modèle alternatif aux impérialismes agressifs, en défendant avec fermeté le droit international et les institutions multilatérales.

La diplomatie climatique est un enjeu identitaire et structurant. C'est à travers elle, en nouant des partenariats solides et en tissant des passerelles concrètes entre le Nord et le Sud Global, au nom de l'efficacité et de la justice climatique, que nous pourrons revivifier l'architecture des Nations Unies aujourd'hui sévèrement remise en cause. En novembre prochain, la COP30 à Belém, au Brésil, sera un test majeur. Elle marquera soit un sursaut de la diplomatie climatique, soit son effondrement définitif. À nous de fédérer en amont le plus grand nombre de pays volontaires possibles et de maintenir l'espérance d'une action collective à la hauteur des enjeux planétaires.
Notre continent, sans naïveté, mais sans reniement, doit continuer d'être perçu comme une puissance bienveillante et post-impériale, capable d'exister non par la force mais par l'exemplarité, non par l'imposition mais par la proposition. Il doit continuer à défendre, avec clarté et constance, la possibilité d'un ordre juridique international. Si un ordre mondial véritable semble hors de portée, alors veillons au moins à maintenir, sur notre continent, une architecture cohérente, protectrice, démocratique. Un ordre international, non pas total mais inclusif, capable d'accueillir ceux qui le souhaitent, avec ou sans les États-Unis, si tel est le prix de la continuité, dans le cadre rénové des grandes institutions multilatérales : le FMI, la Banque mondiale, l'Organisation des Nations Unies. Mais cette renaissance continentale n'a de sens que si elle s'inscrit dans un multilatéralisme repensé, lucide, réarmé, adoptant pour doctrine un internationalisme réaliste contrecarrant efficacement la « realpolitik » dépourvue de scrupules.
L'ONU ne peut attendre de savoir si elle succombera à la maladie, comme jadis la Société des Nations, vidée de sa substance avant d'être abandonnée. Elle doit prendre l'initiative et engager sans tarder un processus de réforme, notamment sur la restriction, à l'étude, du droit de véto. Elle doit également s'atteler à améliorer la transparence des débats au sein du Conseil de Sécurité, en les diffusant mondialement et systématiquement. Autre chantier indispensable, l'adjonction de membres semi-permanents afin de mieux refléter l'équilibre des puissances du XXIe siècle et de garantir une meilleure représentativité de l'Inde, de l'Afrique, de l'Amérique Latine, sans qu'il soit nécessaire de conclure un nouveau traité, perspective aujourd'hui utopique. Et si, dans un scénario hier impossible, aujourd'hui seulement improbable, les États-Unis devaient répudier les Nations Unies, ce serait alors à Genève de porter l'esprit de paix et de propositions pour le monde, afin d'offrir une nouvelle demeure à la conscience universelle.
Face à la prolifération, l'Agence internationale à l'énergie atomique doit à nouveau être le fer de lance d'une politique de non-prolifération multilatérale et crédible. Mais il faudra sans doute créer d'autres agences pour superviser de nouvelles proliférations, dans le domaine des systèmes d'armements létaux automatisés, c'est-à-dire le visage militaire de l'IA. Un traité équivalent au Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires de 1968 sera indispensable. De même qu'un nouveau traité de l'espace doit rappeler et rendre applicables les principes de non-militarisation et de non-appropriation de l'espace exo-atmosphérique.
La réforme de l'ONU doit s'accompagner d'une révision des institutions de Bretton Woods et de l'OMC, les trois clefs de voûte de l'ordre économique, financier et commercial mondial. Le FMI pour redevenir crédible, devra être rééquilibré par une redistribution des quotes-parts au bénéfice de la Chine, de l'Inde et de l'Afrique, afin d'acter une géopolitique du développement plus juste. Son mandat demanderait à être élargi à la stabilité et la sécurité des échanges financiers mondiaux, pour apporter une alternative crédible et juste à l'hégémonie du dollar.
La Banque mondiale, quant à elle, pourrait devenir le lieu d'une véritable coopération entre les Banques de développement, chinoises, africaines, européennes, afin de construire des projets communs, durables, mutualisés. Son mandat pourrait s'élargir à la supervision des échanges mondiaux liés aux matières premières stratégiques, pour garantir plus de transparence, de sécurité et d'équité, notamment sur le cuivre et le nickel.
Ce monde n'est pas à inventer à partir de rien. Il est là, en friche. Il attend que nous osions penser, décider et bâtir. Non pas en rêvant l'unité là où règne la diversité, mais en assumant la complexité, en tissant les compromis, en acceptant les imperfections. C'est cela, l'ambition du politique au XXIe siècle : non pas dominer, mais relier. Non pas incarner la force, mais faire vivre la promesse. Ce combat se joue aussi sur le terrain du commerce. Confrontée au dumping technologique, à la concurrence subventionnée et à l'extraterritorialité des sanctions, l'Union européenne a dû réagir : elle a imposé des droits compensateurs sur les véhicules électriques chinois, met en œuvre un mécanisme d'ajustement carbone aux frontières, et plaide pour une économie plus résiliente. C'est la recherche d'une autonomie stratégique ouverte, entre coopération régulée et protection ciblée. Mais cette ligne de crête est étroite : ne pas céder à l'illibéralisme, tout en refusant la naïveté commerciale. Le libre-échange sans règles est un mirage ; la fermeture brutale, un piège. Entre les deux, il y a un chemin de résistance : celui du juste échange, du respect mutuel, d'un multilatéralisme régénéré.
Enfin, l'Europe doit offrir une alternative d'équilibre, la preuve pour de grands ensembles politiques qu'il existe une autre voie que celle du fer et du sang pour maintenir l'unité, la prospérité et la sécurité. Cela ne se fera ni dans la peur, ni dans la haine, mais dans la fidélité active à ce que nous avons été, cette idée européenne de liberté réfléchie, de progrès partagé, de dignité universelle.
C'est cela, l'ambition du politique au XXIe siècle : non pas dominer, mais relier. Non pas incarner la force, mais faire vivre la promesse.Dominique de Villepin
Mais cela ne peut se faire seul. Ni à l'échelle d'un individu, ni à celle d'un seul pays, fut-il riche de son ambition et de sa mémoire. Cela suppose de penser à l'échelle continentale. D'assumer la vocation internationale et ouverte de ce camp du juste équilibre. Il ne peut réussir qu'en tissant des liens dans un monde fracturé, où les passions tristes menacent de tout recouvrir. Il ne peut espérer résister qu'en s'appuyant, partout, sur les braises encore vives de la démocratie : sur l'espoir populaire en Inde, sur l'envie de liberté en Chine, sur la soif de développement en Afrique, sur la peur persistante du fascisme oligarchique qui guette aux États-Unis. Partout, des forces existent, souvent étouffées, souvent invisibles, mais bien réelles. C'est à elles qu'il faut tendre la main.
Un saut confédéral assumé doit renouveler la libre association des États, assumant pleinement un principe de subsidiarité fort : faire faire par les institutions de l'Union tout ce que les États séparément ne sont pas en mesure d'accomplir, mais rien de ce que ceux-ci peuvent faire seuls. C'est cela le principe fondateur de la liberté européenne, celle que firent valoir contre d'autres puissances les cantons suisses jadis, celle que les cités italiennes opposaient aux empereurs. Ce saut peut s'articuler autour de quatre volets essentiels.
Premier volet : un instrument de pilotage pour un élargissement maîtrisé, accompagné, décorrélé de l'extension automatique de l'OTAN. Il faut se donner le temps d'une convergence économique, politique et sociale dans la durée, créer des paliers progressifs et des dispositifs d'aides diversifiés. Il faut éviter à la fois les précipitations et les blocages et notamment renoncer à la règle de l'unanimité pour l'ouverture des différents dossiers d'adhésion, prolongeant à l'infini les mélodrames. Une telle réforme n'aurait pas besoin d'une révision des traités.
Deuxième volet : une consolidation sociale. L'Europe n'est pas qu'un marché, plus ou moins ouvert ou protégé. Elle est une communauté de vie permettant une protection sans équivalent dans le monde des droits individuels, environnementaux et sociaux de ses centaines de millions d'habitants, tout en étant un territoire de compétitivité, d'innovation et d'excellence technologique. C'est en poursuivant les progrès de cette protection et de cette solidarité entre les territoires que nous pourrons faire rayonner le modèle à l'échelle mondiale.
Troisième volet : la compétitivité économique et la croissance. Nous devons accélérer en matière d'innovation technologique et coordonner les financements et les régulations nationales, tout en développant des instruments de financement puissants en faveur de l'innovation de rupture dans la lignée des expérimentations menées par l'Initiative conjointe pour une DARPA européenne (JEDI). Impulser davantage de croissance européenne passe également aujourd'hui, par un saut vers une Union des Marchés de Capitaux qui mobilise efficacement l'épargne des Européens au service de leur propre économie. Faute de rendements suffisants, ce sont 500 milliards d'euros qui partent chaque année vers les États-Unis. Cela suppose enfin un assouplissement des règles de concurrence pour favoriser l'émergence de géants européens dans les secteurs industriels clés pour notre indépendance économique.
Quatrième volet : la consolidation politique de la démocratie. L'adhésion à la démocratie est une condition d'entrée dans l'Union, mais à l'heure où certains pays pourraient être tentés de franchir les lignes rouges, il convient de réfléchir au renforcement des libertés individuelles. La Cour de Justice de l'Union Européenne pourrait évoluer vers un rôle de garante en dernier ressort, une sorte de cour suprême européenne restreinte à laquelle un ressortissant pourrait faire appel, en cas de litige avec son propre État, au titre d'une violation des engagements pris dans le cadre des traités européens. La règle de droit doit rester la boussole commune. Non comme une condition technocratique, mais comme une exigence démocratique. Car sans justice indépendante, sans presse libre, sans respect des minorités, l'Europe ne serait qu'un nom.
Partout, des forces existent, souvent étouffées, souvent invisibles, mais bien réelles. C'est à elles qu'il faut tendre la main.Dominique de Villepin
Redresser la République
J'ai essayé de le montrer : l'État-nation démocratique et libéral est confronté à un défi existentiel, à une confrontation entre l'abandon et la fidélité à ses principes. L'histoire n'est pas terminée, elle nous met en demeure. Elle ne réclame ni nostalgie ni fuite en avant, mais un sursaut lucide et courageux. Deux camps se font désormais face pour dessiner l'avenir de nos démocraties.
Le premier camp, celui de la Contre-Révolution, veut abolir l'héritage des Lumières, restaurer l'ordre par la peur et imposer la soumission, en exaltant le mythe d'une pureté originelle. C'est un camp réactionnaire, même s'il est hétéroclite mêlant l'ultra-conservatisme religieux, le populisme identitaire jusqu'au techno-libertarisme. Il rejette la liberté au nom d'une identité figée et refuse la diversité au profit d'une vérité unique. Il est dangereux parce qu'il est déterminé. Il parle aux instincts, flatte les colères, promet un ordre fondé sur la domination. Et il est international : l'islamisme, le néo-tsarisme russe, le néo-conservatisme américain portent tous une défiance envers la liberté moderne.
Le deuxième camp, celui des enfants de la Révolution, est aujourd'hui divisé. Il compte d'un côté, ceux qui veulent prolonger l'élan révolutionnaire, et de l'autre côté, ceux qui veulent consolider les acquis et préserver ainsi le centre des dérives autoritaires. L'enjeu est double : maintenir l'unité entre ces deux courants, seule chance de l'emporter dans des démocraties où l'illibéralisme progresse ; et faire émerger une lecture modérée, capable d'exercer le pouvoir sans trahir ses principes. Il ne faut se tromper ni d'adversaire, ni d'objectif. L'époque n'est pas à rejouer les drames de l'Histoire, ni à faire table rase en croyant qu'il suffirait de désigner les coupables pour soulager les blessures.
Le camp du progrès cherche une sagesse nouvelle. Il ne veut ni une révolution totale, ni un retour figé à l'ordre ancien. Il aspire à une modernité consciente de ses limites, attentive à l'épuisement des ressources, à la vulnérabilité des sociétés, à la fragilité des individus. Il veut bâtir un humanisme écologique, une économie des communs, pour faire naître une république des vivants.
Il ne s'agit plus de conquérir le monde, ou d'accélérer sans fin, mais d'apprendre à l'habiter. Il ne s'agit plus d'étendre la souveraineté, mais de l'enraciner dans le réel. Car ce que nous devons préserver aujourd'hui, ce ne sont pas seulement des institutions, mais des manières de vivre ensemble. Ce camp, le nôtre, n'a pas encore trouvé ses mots, ni ses voix, ni sa forme politique. Mais il a commencé à chercher.
Face aux empires sans frontières, il faut refonder une République des Lumières. Une République qui assume les limites de la puissance humaine, qui sache dire non à l'exploitation sans fin, à la marchandisation de l'intime, à une technocratie détachée de toute éthique. Mais aussi une République capable de dire oui, à la transmission, à la diversité, à une certaine lenteur du monde et à sa beauté.
L'histoire n'est pas terminée, elle nous met en demeure. Elle ne réclame ni nostalgie ni fuite en avant, mais un sursaut lucide et courageux.Dominique de Villepin
Face aux dévoiements de l'invocation du peuple et à la montée des revendications identitaires, il faut réarmer la démocratie. Non par la force, mais par la confiance retrouvée. Redonner du sens au suffrage, de la cohérence au débat, de la clarté à l'action publique. Il faut réhabiliter les corps intermédiaires, valoriser les appartenances choisies, renforcer les solidarités concrètes. Réconcilier la Nation avec elle-même, sans céder à l'exclusion, ni au ressentiment. La vérité est parfois difficile à entendre, mais elle est nécessaire : l'État-nation démocratique et libéral ne succombe pas seulement aux assauts extérieurs. Il s'est affaibli de l'intérieur. Derrière les apparences de la démocratie de masse, la volonté politique a glissé vers une logique d'offre, de communication et de gestion.
La démocratie libérale a baissé la garde en croyant triompher. Le consumérisme démocratique a entretenu l'illusion : le citoyen devenu client a cru choisir là où il ne faisait que sélectionner. Le médiatisme a confié la formation de l'opinion à des sphères qui ne répondent plus aux citoyens, mais aux logiques marchandes. L'élitisme technocratique a miné la souveraineté populaire, réduite à une formalité électorale entre deux décisions déjà prises.
L'État-nation s'est voulu moderne ; il est devenu managérial. Il a troqué l'autorité pour l'efficience, le sens pour le pilotage, le service public pour un logique d'optimisation. En France, le macronisme incarne cette métamorphose. Mais cette tendance est européenne. Derrière le discours d'équilibre, le « en même temps » a souvent masqué l'absence de cap. Derrière une parole présidentielle omniprésente, un pouvoir personnel s'est imposé, bavard, ambigu, trop centré sur lui-même pour être démocratique, trop insaisissable pour être républicain. La verticalité du pouvoir a trahi la promesse horizontale du candidat.
Avec l'effondrement des grands systèmes bipolaires des Trente Glorieuses, la recomposition du paysage politique a produit un pouvoir sans racines, sans contre-pouvoirs solides, où l'action se réduit à un exercice de survie et de communication. Dernier symptôme en date, le SPD, le plus vieux parti d'Europe continentale, ne rassemble plus que 16 % des électeurs allemands en 2025. En Grande-Bretagne en 2024, les Tories, un parti plus ancien encore, sont tombés à 121 sièges, leur plus faible résultat de tous les temps. Le pouvoir s'est éloigné des classes populaires, s'est confondu avec les intérêts des classes moyennes supérieures, et a nourri un ressentiment social profond, incarné en France, par les Gilets Jaunes, les colères de la jeunesse, les révoltes des banlieues.
Mais le plus grave est ailleurs, dans la transformation de l'idée de nation. Ce n'est plus l'idée républicaine, inclusive, fondée sur la volonté commune, qui structure le débat public. C'est une idée appauvrie, fermée sur elle-même qui nous menace : l'identitarisme. Sous couvert de la République, il ressuscite les vieux réflexes de la Contre-Révolution : trier, exclure, désigner un ennemi intérieur. La tentation est là : traquer l'étranger dans le citoyen, faire du droit du sol un danger, de la double nationalité une trahison. Il ne construit plus la Nation autour de principes, mais autour de fantasmes ethniques. Ce n'est pas nouveau. La France a déjà connu ses moments de bascule : l'affaire Dreyfus en 1894, Vichy en 1940, l'OAS en 1962. Toujours la même tentation : faire reculer la République au nom d'un peuple mythifié et homogène. Toujours les mêmes figures, les mêmes invectives.
Aujourd'hui, en France, comme dans la plupart des démocraties européennes, trois grandes peurs structurent le débat public : la peur du terrorisme, la peur de l'islam, la peur de l'immigration. Dans cet environnement saturé de faits divers érigés en symboles, en révélateur de civilisation, les faits eux-mêmes comptent moins que leur instrumentalisation. On ne cherche plus à comprendre, on cherche à désigner. À chaque crise, un bouc émissaire. À chaque drame, un pas de plus vers l'irréversible. Résultat : l'extrême droite pénètre les centres de pouvoir, aux Pays-Bas, en Italie, ou s'en approche dangereusement avec l'AfD en Allemagne, avec le FPÖ en Autriche. Que vaut l'indignation individuelle face à cette marée montante ? C'est dans ce contexte que prospère le mensonge de l'État qui, au lieu de reconnaître ses fragilités, les masque par des discours sécuritaires et des postures incantatoires. Il devient un État maltraitant, qui gouverne par la peur et l'usure civique.
Rajeunir la République, dans le cas de la France, ce n'est pas en repeindre la façade. C'est redonner à la démocratie la capacité d'agir pour renouer avec un double impératif : l'Ordre et la Justice. Ces deux piliers sont indissociables. L'ordre sans la justice mène à la tyrannie. La justice sans l'ordre conduit à l'anarchie.
L'État-nation s'est voulu moderne ; il est devenu managérial.Dominique de Villepin
L'ordre, ce n'est pas l'autoritarisme. C'est le respect des règles, l'efficacité des institutions, la légitimité retrouvée de l'action publique. Un État qui tient ses engagements protège sans brutaliser, connaît son territoire et ses habitants, y compris ceux qui sont en situation irrégulière, car on ne gouverne pas dans l'ignorance. L'ordre, c'est une chaîne pénale cohérente, une justice respectée, une police et une magistrature qui coopèrent au lieu de s'accuser trop souvent. La justice commence par la reconnaissance du mérite, de l'effort et de la réalité sociale de chacun. Elle suppose une fiscalité juste, lisible, ce qui implique une réforme en profondeur et pas seulement des ajustements techniques. Elle suppose aussi un État social moderne qui accompagne sans uniformiser vers l'emploi, la formation, la dignité. La République ne doit plus être un distributeur aveugle, mais une promesse politique incarnée, adaptée à chacun.
Pour cela, il faut revenir aux fondamentaux, la tâche des élus est claire, gouverner et réformer. Gouverner, c'est comprendre l'appareil d'État, respecter ses agents, ses rythmes et valoriser les compétences qu'il porte. C'est redonner aux concours leur rôle central, réhabiliter les vocations républicaines. C'est garantir à tous un accès effectif au droit et à l'information. À l'heure des données, gouverner c'est savoir ce que l'on mesure et ce que l'on choisit d'ignorer. Gouverner, c'est aussi traiter la question de l'immigration au fond, sans théâtre d'ombres, construire un cadre européen crédible, la seule échelle valable aujourd'hui. Relancer des politiques d'intégration ambitieuses, et par la diplomatie, négocier avec les pays d'origine, des conditions claires pour le retour des personnes concernées par une obligation de quitter le territoire français.
Réformer, ce n'est pas imposer. Ce n'est pas casser. C'est rassembler, dialoguer, poser des cadres, fixer des caps, donner du sens. Il faut sortir de la caricature néolibérale de la réforme, synonyme de démantèlement. Cesser le bavardage législatif et l'empilement des normes. Retrouver le temps long de la délibération démocratique. En France, la réforme des retraites a échoué politiquement parce qu'elle a été imposée, contre les syndicats, contre le monde du travail, contre le peuple. Elle a cristallisé le divorce entre ceux qui décident et ceux qui vivent les décisions. Rien de durable ne pourra être construit sur cette fracture si l'on ne fait pas un pas de côté pour relancer, en donnant les gages nécessaires, un dialogue de bonne foi fondé sur la justice.
L'histoire m'a appris que le courage en démocratie n'est pas d'imposer son avis contre celui de tous les autres, mais de reconnaître quand on s'est trompé et de corriger. Ce n'est pas par l'hybris, mais par l'humilité que l'on rajeunit la République. Ce n'est pas en changeant de vocabulaire, mais en rétablissant sa fonction première : transformer le réel par la parole partagée, la règle librement acceptée, l'engagement commun. Rajeunir la République, c'est rendre à la démocratie la force de sa promesse.
L'enjeu est d'articuler les trois souverainetés héritées de l'âge des révolutions qui fondent ensemble la liberté politique des peuples européens : la souveraineté nationale, la souveraineté populaire, la souveraineté individuelle. C'est ce trépied qu'il nous faut restaurer.
La souveraineté nationale s'exprime d'abord par la parole de nos pays dans le monde, car c'est leur identité, leur singularité et leur message. Cette voix, la France l'a largement perdue au cours des deux dernières décennies. Ses dirigeants parlent de façon si confuse, éphémère, contradictoire, parfois même paresseuse qu'ils ne franchissent plus le mur du son. Bien peu nous écoutent encore ressasser, entre nous, nos amertumes et nos anciennes grandeurs, lassés de nous voir dérouler une diplomatie d'habitude, ponctuée de temps à autre de coups de menton. Quels sont les engagements clairs et suivis ? Au Sahel ? Au Proche et Moyen-Orient ? En Ukraine ? Seule la diplomatie climatique, depuis les Accords de Paris, a su maintenir une ligne constante et entreprenante.
En France, la réforme des retraites a échoué politiquement parce qu'elle a été imposée, contre les syndicats, contre le monde du travail, contre le peuple.Dominique de Villepin
La France ne retrouvera sa place que lorsqu'elle assumera sa vocation : être une puissance d'équilibre et d'initiative dans toutes les enceintes multilatérales comme dans toutes les zones de crise du monde, autour de trois principes. D'abord, une diplomatie collective. La France doit retrouver des points d'appuis solides pour reconstruire des majorités durables. Deuxièmement, une diplomatie d'initiative. Il ne s'agit pas de se retirer pour concentrer nos forces, mais au contraire d'avancer partout nos propositions fondées sur les principes de la solidarité des peuples, de la souveraineté des États-nations et de la responsabilité mondiale. Une idée rejetée aujourd'hui peut devenir une victoire demain. Troisièmement, une diplomatie pacifique. La guerre doit être un ultime recours et pas un outil d'influence. On ne peut être un faiseur de paix crédible quand on ne cesse de vouloir y recourir.
La souveraineté nationale, comme expression de notre liberté dans le monde, passe aussi par une politique culturelle ambitieuse, généreuse et populaire. Une politique qui échappe à la fois aux élitismes étroits et à la consommation de masse des industries culturelles qui seront de plus en plus automatisées à l'avenir. La France, c'est encore cela : le facteur humain.
Deuxième de nos souverainetés essentielles, la souveraineté populaire suppose une démocratie réelle, où les citoyens ne sont pas réduits au rôle de figurants, mais retrouvent les moyens d'agir. Cela exige des institutions lisibles, des procédures de délibération et de participation modernisées, une décentralisation vivante qui redonne chair à la citoyenneté de proximité, à l'échelle des communes, des départements, des régions. Cela suppose aussi de remettre au centre la question de la représentation : redonner sa place au Parlement, revitaliser les partis politiques, réarmer les syndicats, recréer des lieux d'engagement collectif.
La souveraineté populaire ne peut se contenter d'un vote tous les cinq ans. Elle exige des contre-pouvoirs effectifs, une information pluraliste, des droits garantis, un espace public protégé. Elle repose sur une vision du citoyen non comme un consommateur d'opinion, mais comme un sujet de droits et de devoirs. Elle ne peut s'épanouir dans une démocratie réduite à des choix de catalogue. Elle a besoin d'une République de citoyens.
Enfin, la troisième souveraineté, la souveraineté individuelle est le fondement moral de tout l'édifice. Elle ne se confond pas avec l'individualisme. Elle est le droit de chacun à être reconnu dans sa dignité, de disposer de soi, et de prendre part à la vie commune. Elle suppose des libertés effectives, d'expression, de conscience, d'association. Mais aussi la possibilité d'une vie digne à travers l'éducation, la santé, l'emploi et la culture.
Et cette souveraineté aujourd'hui ne peut se penser sans une exigence écologie démocratique. Nous ne préserverons notre liberté que si nous respectons les conditions naturelles de cette liberté. L'épuisement du vivant, le dérèglement climatique, l'effondrement des équilibres planétaires menacent directement l'autonomie humaine. Cette liberté individuelle est fragile, mais aussi la plus fondamentale. Elle donne sens aux deux autres. Sans elle, la souveraineté nationale tourne à la domination ; sans elle, la souveraineté populaire peut devenir tyrannie. Elle est l'ultime garantie, le cœur moral du pacte démocratique.
La souveraineté de la personne s'enracine dans l'autonomie des Lumières : celle de l'individu capable de raison, de jugement et de discernement. Elle s'épanouit dans une culture humaniste qui ne sacralise pas l'individu-roi, mais place la dignité humaine au sommet de l'édifice républicain. Une dignité qui n'est ni donnée, ni abstraite, mais conquise et garantie par les institutions.
Aujourd'hui, cette souveraineté doit être renouvelée. À l'ère des intelligences artificielles, des big data et des plateformes globales, il faut inventer une nouvelle génération de droits : les droits cognitifs. Ce sont des droits qui protègent non plus seulement nos corps ou nos biens, mais notre esprit, notre capacité à juger, notre libre-arbitre. Cela commence par la question des données personnelles. Il ne s'agit plus simplement d'assurer leur confidentialité. Il faut redéfinir leur statut : sont-elles des biens privés ? Des biens communs ? Des prolongements de la personne humaine ? Leur captation, leur circulation, leur revente ne peuvent plus se faire dans l'opacité et l'asymétrie. Une contractualisation explicite, universelle et clairement opposable de leur usage devient indispensable. L'Europe doit poser les bases d'une nouvelle souveraineté numérique, reconnaissant à tous les citoyens, le droit de ne pas être assigné à une bulle algorithmique, mais aussi un véritable droit à l'oubli pour que l'empreinte numérique ne devienne jamais une identité numérique. Cela suppose aussi de repenser la propriété intellectuelle dans ce nouvel âge. Non pour brider l'innovation, mais pour en garantir le partage équitable. Il faut tracer une frontière claire entre l'invention, qui mérite protection, et l'appropriation abusive du savoir ou des créations collectives.
Nous ne préserverons notre liberté que si nous respectons les conditions naturelles de cette liberté. L'épuisement du vivant, le dérèglement climatique, l'effondrement des équilibres planétaires menacent directement l'autonomie humaine.Dominique de Villepin
Mais au-delà de ces aspects techniques, il s'agit de reformuler la place du droit dans nos sociétés. Non comme un instrument de contrôle ou de stigmatisation, mais comme le garant de la responsabilité partagée. Être sujet de droit, c'est être responsable de ses actes, mais aussi avoir le droit de demander des comptes à l'État, aux entreprises, aux algorithmes.
Enfin, nous devons défendre la rationalité elle-même. À l'âge des « vérités alternatives », des manipulations de masse, de la saturation informationnelle, la liberté de pensée est menacée non par la censure directe, mais par le brouillage permanent. Il faut redonner à l'éducation sa mission première : non pas dicter ce qu'il faut penser, mais apprendre à penser par soi-même. L'école doit redevenir l'institution centrale de la souveraineté individuelle.
La liberté d'expression ne peut être absolue si elle détruit les conditions du vivre ensemble. Elle doit être protégée, mais encadrée par le respect de la vérité, de la dignité humaine, de la cohésion sociale. Ce n'est pas une contradiction, mais une exigence républicaine. C'est dire que cette liberté doit, sur les réseaux sociaux, s'arrêter là où commence la volonté délibérée de désinformer et d'intoxiquer notre démocratie. Elle ne peut servir de paravent à la destruction du débat démocratique.
La dignité de la personne est aussi matérielle. Elle suppose que chacun ait accès à un minimum vital : un logement digne, un emploi stable, une santé protégée. La liberté réelle ne peut exister que si les besoins fondamentaux sont assurés. Autrement, elle reste une formule vide. Cette dignité se fonde aussi sur la reconnaissance du mérite, de l'effort, de l'engagement personnel. Non pour établir une hiérarchie entre les êtres, mais pour offrir à chacun une place. Pas une société de l'excellence où l'on méprise les perdants, mais une société juste dans laquelle personne n'est inutile. La République n'est pas l'uniformité. Elle est une promesse que chacun puisse se tenir debout, sans renier ce qu'il est.
C'est pourquoi nous devons articuler ces trois souverainetés dans un projet cohérent. Une Nation souveraine dans une Europe co-souveraine, au service d'un peuple libre et d'individus protégés. Une République qui reconnaît ses dettes, honore ses promesses, prépare lucidement l'avenir.
Le moment est venu d'un nouvel acte républicain qui ne soit pas simplement défensif, mais refondateur. Un acte qui réponde à la crise de la modernité par une fidélité active à son idéal : émanciper l'humanité, en assumant ses limites. Si rien n'est perdu, rien ne sera donné. Ce combat n'est pas celui d'un camp politique, c'est celui d'une civilisation. Il est temps de le mener. Les trois souverainetés ne sont pas des blocs figés, mais des dynamiques vivantes. Elles s'équilibrent, se corrigent et se contiennent les unes les autres. La souveraineté nationale sans la souveraineté populaire devient impériale. La souveraineté populaire sans celle de la personne humaine glisse vers l'autoritarisme. Et la souveraineté de la personne, sans appui collectif, devient impuissante.
Dans un monde livré à l'hypercratie, aux empires, à la confusion, le devoir de la République est de restaurer cet équilibre, de tenir bon sur ses principes, de refonder son action. Et de croire encore que la liberté n'est pas un luxe, mais un besoin vital. Que la justice n'est pas une faiblesse, mais une force. Et que l'ordre républicain n'est pas une nostalgie, mais un avenir.
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Nous ne vivons pas une simple période de troubles. Nous traversons un changement d'ère. Le monde tel que nous le connaissions se défait sous nos yeux. La planète s'épuise, les sociétés se crispent, les démocraties doutent d'elles-mêmes. Un modèle de civilisation fondé sur l'illimité, sur la conquête de la nature, sur la croissance perpétuelle et une confiance aveugle dans la technique, se retrouve dans l'impasse. Les signes sont là, massifs, incontestables : dérèglement climatique, effondrement du vivant, retour des conflits armés, montée des régimes autoritaires, fatigue démocratique, sentiment diffus de dépossession, d'impuissance, de solitude. Face à cela, le silence serait complicité. L'attentisme serait désertion. Il nous faut retrouver un cap et reprendre l'initiative. Mais il ne s'agit plus de prolonger les trajectoires anciennes, de raccommoder les promesses brisées. Il s'agit d'inventer autre chose. Un équilibre nouveau. Une force nouvelle. Une fidélité renouvelée à ce que nous avons été, et un courage tranquille pour ce que nous devons devenir. Ce n'est pas un programme de réformes techniques. C'est une refondation politique et morale. Non par la rupture brutale, mais par l'enracinement, par l'élévation de l'ambition commune.
Tout commence par une reconnaissance : celle de nos limites. Puisque, comme j'ai voulu le montrer, la rareté planétaire est la source souterraine de toutes les dérives politiques actuelles. Sa prise en compte solidaire, rationnelle et collective doit devenir le socle de la renaissance démocratique. L'exigence écologique ne peut plus être une politique sectorielle parmi d'autres, mais un socle de principes sur lequel reconstruire plus solidement et durablement. Nous devons sortir de l'illusion d'un monde sans bornes, d'une humanité toute-puissante. Nous devons inscrire dans notre droit, dans notre politique, dans notre économie, le principe de finitude. Cela exige une révision de notre rapport à la Terre. Elle n'est pas un stock, elle est une condition de notre liberté. Nous devons faire de la neutralité carbone en 2050 un objectif constitutionnel, contraignant et opposable. Nous devons reconnaître juridiquement les écosystèmes, protéger le cycle de l'eau, les sols fertiles, les forêts primaires. Nous devons mettre fin à l'exploitation aveugle des ressources, en reprenant la main sur les secteurs stratégiques : énergie, eau, numérique, transports, alimentation. Il s'agit de garantir à la puissance publique les leviers de la transition. Il ne s'agit pas d'interdire, mais de planifier. Nous devons par exemple augmenter les espaces sanctuaires permettant la renaissance de la biodiversité et dépasser l'engagement diplomatique de 17 % des terres en protégeant l'équivalent de 25 % du territoire. Il faut relocaliser ce qui est vital. Il faut désinvestir ce qui est toxique. Il faut simplifier. La politique doit redevenir puissance d'orientation. Et dans un monde fragmenté, instable, le rôle de la France et de l'Europe est d'être une force de propositions, comme architecte des biens communs mondiaux, porteur d'une diplomatie climatique active, capable d'offrir des alternatives à la brutalité impériale.
Tout commence par une reconnaissance : celle de nos limites. Puisque la rareté planétaire est la source souterraine de toutes les dérives politiques actuelles.Dominique de Villepin
Tout cela aboutit à une prise de conscience : nous pouvons dire Non. Car cette transition ne suffira pas si la démocratie continue de s'éroder dans le bavardage ou la gestion sans vision. Il faut rétablir la souveraineté populaire dans sa plénitude. Redonner du poids à la parole citoyenne, du temps à la délibération et de la clarté à la décision. Le Parlement ne peut plus être une chambre d'enregistrement. Il doit redevenir le cœur battant du débat public démocratique. Le gouvernement ne peut plus gouverner seul, par ordonnances ou par décrets. Il doit accepter l'épreuve du dialogue, et s'assujettir à l'exigence de cohérence. Les citoyens doivent pouvoir intervenir : par référendum, par convention, par initiative directe. Les collectivités territoriales doivent être libérées de leur tutelle implicite, dotées de moyens, d'autonomie, d'une capacité d'innovation politique. Dans chaque quartier, dans chaque village, il faut faire renaître le sentiment d'une citoyenneté concrète, visible, active. Et les contre-pouvoirs doivent être protégés : les médias, la justice, les syndicats, les associations. Ils ne sont pas des obstacles, mais des gardiens. Sans eux, la démocratie devient façade. Avec eux, elle respire.
Mais la souveraineté ne s'arrête pas à l'échelle collective. Elle doit aussi se penser à hauteur d'homme. Que vaut la liberté si elle n'est pas vécue ? Que vaut l'émancipation si elle reste inaccessible ? Dans le monde qui vient, il faudra garantir à chacun les moyens de vivre dignement, de penser librement et de choisir sa voie sans être assigné à sa condition. Cela suppose une fiscalité équitable, qui corrige, redistribue et valorise l'effort, avec un accès réel aux droits fondamentaux : la santé, le logement, l'emploi, la mobilité.
Aujourd'hui, partout en Europe, le manque de nouveaux logements freine l'épanouissement de la jeunesse, aggrave la précarité et pèse sur les ressources des ménages. La priorité doit être donnée à la construction de logements neufs, à la fois pour disposer de logements supplémentaires et pour remplacer les passoires thermiques qui alourdissent notre empreinte carbone. En France, cela suppose un plan sur cinq ans programmant et accompagnant la construction effective de 500 000 logements par an. Et dans un monde gouverné par les données, par les algorithmes, par l'intelligence artificielle, il faudra affirmer de nouveaux droits : la transparence des systèmes, la maîtrise des données personnelles, le droit à l'explication. La souveraineté numérique doit prolonger la souveraineté humaine. Ce que nous devons défendre, ce n'est pas une technologie, mais une conscience éclairée.
Enfin, rien de tout cela ne tiendra si nous ne savons pas réparer notre lien collectif. La République ne tient pas par la seule loi. Elle tient par une certaine idée du nous, par un tissu commun que ni la technique ni l'économie ne suffisent à tisser. Il nous faut retrouver une unité qui ne soit pas uniformité, un commun qui respecte les différences sans les dissoudre. La laïcité doit être défendue, non comme une arme, mais comme une promesse républicaine. Elle protège toutes les consciences, garantit la neutralité de l'État, rend possible la coexistence dans le respect. Il n'y a pas d'avenir républicain sans une pluralité assumée. Cela suppose de réinvestir les lieux d'échange et de partage : les bibliothèques, les centres sociaux, les maisons de la culture, les espaces de parole. Cela suppose aussi de reconstruire un pacte intergénérationnel : que les jeunes aient leur place, que les anciens soient considérés et écoutés. Que chacun puisse se projeter dans la société et s'y reconnaître.
Car la nation n'est pas un réflexe. C'est un projet. Elle ne naît pas de l'exclusion, mais de l'engagement commun. Elle ne se proclame pas, elle se construit chaque jour. Et la France, si elle veut être fidèle à elle-même, doit redevenir capable de parler fort et juste, chez elle comme dans le monde. Elle ne peut plus se contenter d'être une puissance qui gère. Elle doit redevenir une puissance qui élève, protège et unit.
La nation n'est pas un réflexe. C'est un projet. Il sera celui de la République des vivants. Une République des limites, de la justice, de la dignité.Dominique de Villepin
Ce que nous proposons ici, ce n'est pas un idéal hors de portée. C'est un horizon de responsabilité. C'est un appel à renouer avec ce que nous avons de plus précieux : notre capacité à dire « nous », à décider ensemble, à faire œuvre commune. Le XXIe siècle ne sera pas celui des empires, s'il veut encore être humain. Il sera celui de la République des vivants. Une République des limites, de la justice, de la dignité.
Dans ce monde heurté, traversé par les peurs et les fractures, par les renoncements et parfois même les reniements, il ne suffira pas de dire non. Il faut également avoir le courage de dire oui à ce qui nous unit et nous élève. Oui, à une République restaurée, où la liberté est retrouvée, l'égalité assurée et la fraternité éprouvée. Oui, à une démocratie rajeunie, où le peuple reprend toute sa place qui est celle d'un souverain et non d'un serviteur. Oui, à une Europe enfin puissance, qui assure la paix sur le continent et contribue à l'équilibre du monde. Oui, à un monde plus respirable, plus humain, plus juste, où la barbarie recule et les Lumières progressent.
Français, Européens, nous portons ensemble la mémoire des déchirures, des empires, des dominations, des barbaries inouïes du XXe siècle. Mais de ces ruines est née une idée du droit, de la paix, de la coopération. Une volonté de bâtir un espace commun où la force ne fait pas la loi, où l'arbitraire ne fait pas la justice. Il nous appartient de faire vivre cet héritage encore aujourd'hui, porté par l'exigence des générations futures et l'exemple de celles qui nous ont précédés. Ce legs ne nous enferme pas. Il nous donne une responsabilité particulière, celle de tenir sans trembler le fil fragile d'une humanité vivante, d'une conscience universelle.