13/06/2025 journal-neo.su  9min #281000

Vitaly Naoumkine: « J'ai toujours aimé étudier ce que personne n'étudiait »

 Yuliya Novitskaya,

Dans cet entretien conclusif de notre série, nous avons évoqué les « deux piliers » sur lesquels repose l'Institut d'études orientales, ainsi que Socotra - cette île mystérieuse, méconnue et passionnément chérie par Vitaly Naoumkine.

- M.Naomkine, je sais que vous êtes le seul et unique spécialiste de Socotra au monde - chercheur et expert de cet archipel du nord-ouest de l'océan Indien, territoire yéménite. Qu'est-ce qui vous a précisément conduit à étudier la vie sur ces îles, pourtant surtout connues pour leurs trésors naturels uniques au monde ?

- J'ai toujours aimé étudier ce que personne n'étudiait, explorer de nouveaux horizons. Cela se voit dans ma thèse de candidat ès sciences, et dans mes travaux sur l'héritage islamique - je suis aussi, entre autres spécialités, islamologue. Le hasard a fait que j'ai mené de front plusieurs disciplines : de la politologie et des relations internationales à la linguistique et l'ethnologie. Pour un orientaliste, cela n'a rien d'étonnant. Peut-être aurait-il mieux valu se spécialiser dans un seul domaine, comme certains de mes collègues. Toi, par exemple, tu es archéologue, tu fais des fouilles et tu suis une voie unique. Moi, c'est différent.

Quand on m'a envoyé travailler au Yémen, une idée a germé dans mon esprit. Aucun de mes collègues, avec qui nous formions les cadres supérieurs du Parti socialiste yéménite, ne connaissait alors Socotra. Moi, si. Et cette pensée de me rendre sur cette île ne me laissait aucun repos.

- Mais cette île était absolument interdite à tout étranger !

- Oui, les habitants étaient de véritables radicaux, des révolutionnaires endurcis au combat, qui ont lutté pendant quatre ans dans leurs jungles misérables contre les Britanniques, ce qui a fait l'objet de ma thèse de doctorat et d'un livre (plus d'un) sur l'histoire de la lutte armée anticoloniale de libération nationale.

Je rêvais passionnément de percer les secrets de cette île absolument fermée. D'ailleurs, à Socotra, il n'y avait pas d'allumettes : ils produisaient du feu à l'aide de deux bâtons - j'en ai d'ailleurs dans mon bureau en ce moment. J'ai tenté de maîtriser cette technique, sans grand succès, il est vrai.

Je ne veux pas exagérer la fatigue des Socotris. Dans toute société, même très figée dans l'archaïsme, il y a des avantages et des particularités qu'il faut respecter. Je me bats toujours contre l'attitude condescendante et coloniale envers ces sociétés, et je pense que ces gens, qui vivent ainsi en raison des circonstances, méritent respect et affection. En retour, on reçoit énormément. J'ai appris des Socotris la patience et la bienveillance. Ils vivent en paix, sans aucune arme.

- Et ceci, malgré les passions qui déchirent le Yémen voisin ? En 1986, une tentative de coup d'État y a eu lieu.

- Et moi, je suis justement arrivé à ce moment-là pour préparer un rapport sur les événements. Je vais vous raconter une anecdote. Le Comité central du PCUS avait offert au Parti socialiste yéménite un immense bâtiment pour leur Comité central. Et là, imaginez : en pleins combats, ils se tirent dessus à coups de lance-grenades... Quand je venais, on me logeait toujours dans le même appartement. J'entre et je vois avec horreur un obus planté dans la porte bleu-vert en contreplaqué de la cuisine. Heureusement, c'était un projectile non explosé. Mais ça faisait peur.

J'étais très proche du Premier ministre et simultanément ministre de la Défense, Ali Nasser Mohammed, qui devint par la suite secrétaire général et président. Je lui dispensais des cours individuels d'instruction politique (à lui comme à l'ensemble de la direction). Nous sommes toujours en contact, nous correspondons. On peut dire qu'il est l'une des colonnes qui me relient à mon passé. Je suis arrivé au Yémen pour y travailler au début des années 1970, il y a plus d'un demi-siècle. J'étudiais l'histoire de la lutte armée, fréquentais leurs dirigeants et ai parcouru le pays en long et en large.

C'est grâce à Ali Nasser Mohammed que j'ai pu me rendre à Socotra. À l'époque, il n'y avait aucune liaison. On ne pouvait s'y rendre qu'en bateau de pêche ou dans un petit avion qui relevait la garnison une fois par trimestre. L'île avait un petit terrain servant de piste d'atterrissage.

J'ai supplié pour qu'on m'embarque dans cet avion, j'ai obtenu de l'ambassade qu'ils me laissent partir « à mes frais » pour un temps. À vrai dire, on me regardait comme une sorte d'excentrique. Jugez plutôt : pas d'eau potable, pas d'électricité, la malaria...

- Comment l'île était-elle protégée ?

- On avait creusé des trous, sorte de casemates, où étaient enterrés quelques-uns de nos vieux chars. Ils ne roulaient plus, mais le canon était opérationnel et pointé vers la mer. Je crois qu'ils n'ont même jamais tiré. Il n'y avait pas de routes dignes de ce nom ni de transport, pratiquement rien.

- Je comprends que vous avez maintes fois raconté avec verve vos aventures sur cette île dans diverses interviews. Néanmoins, je vous demande de partager au moins un épisode.

- Me voilà donc parti pour Socotra. Et juste avant, Ali Nasser Mohammed m'avait affirmé avoir envoyé un télégramme et qu'on m'y accueillerait, comme on dit, à bras ouverts. Mais le télégramme n'est jamais arrivé, pas le moindre bras ouvert (rires). Le gouverneur local avait préparé mon accueil... qui s'est soldé par mon enfermement dans une hutte où l'on a vérifié si je n'étais pas quelque saboteur - leur hantise absolue.

- En d'autres termes, il leur fallait vérifier que vous ne représentiez aucune menace pour la sécurité nationale de Socotra ?

- Que voulez-vous ? Ce sont des révolutionnaires, ils ont combattu les Anglais pendant quatre ans !

Un habitant local sourd-muet m'apportait à manger. Et voilà qu'au bout de deux jours, la porte s'ouvre : je vois quatre hommes blancs debout devant moi. Pour vous donner une idée, même les Yéménites étaient considérés comme des étrangers à leurs yeux. Il s'avéra que notre navire de recherche russe Izoumroud avait fait escale, après avoir obtenu l'autorisation, dans la capitale pour se ravitailler en eau. L'équipage, mené par le capitaine, avait eu la curiosité de venir voir une chose intéressante... moi (sourit). Et par la même occasion vérifier : étais-je bien russe ? Étaient-ils bien russes ? Histoire de s'assurer qu'il ne s'agissait pas d'espions anglais déguisés ?

Je ne portais qu'une jupe appelée futa, comme les habitants de l'île, car sur la côte il fait très chaud, seul les montagnes sont froides. On nous a présentés, ils ont vu que nous étions bien ceux que nous prétendions être. Le gouverneur est immédiatement arrivé en courant - un vieux révolutionnaire radical qui avait, on ne sait pourquoi, un portrait d'Engels dans sa hutte. Nous sommes montés dans un bateau et avons navigué vers le navire, car il ne pouvait pas s'approcher du rivage - il n'y avait aucun port ou havre. Et nous y sommes allés pour boire de l'alcool. Et c'est depuis ce moment-là qu'a commencé mon amitié avec le gouverneur, et plus tard avec ses enfants.

- Et à quelle fréquence vous rendez-vous à Socotra ?

- Constamment, la dernière fois c'était l'année dernière. Maintenant, je n'y retournerai probablement plus, l'âge n'est plus le même. Mais j'ai créé toute une école de socotrologie. J'ai formé de jeunes chercheurs qui travaillent désormais à la Haute École d'Économie. Nous avons publié plusieurs travaux, principalement à l'étranger.

Il existe cette maison d'édition Brill aux Pays-Bas, la plus grande au monde en études orientales, et les quelques spécialistes qui travaillent sur les langues rares du groupe sud-arabique de la famille sémitique maintiennent des liens avec leurs jeunes collègues russes. Je qualifierais cela de fil académique qui continue à nous relier.

- Vous avez évoqué la malaria...

- La malaria a été complètement éradiquée à Socotra. Moi, par chance, je ne l'ai jamais contractée, mais certains de mes collègues n'ont pas été épargnés. L'un d'eux a failli y laisser sa vie. C'était un spéléologue qui explorait les grottes. Moi aussi, d'ailleurs, je suis descendu dans des cavernes. Et je dois dire que la végétation y est tout simplement unique, fantastique.

- Est-ce que l'île est ouverte aux touristes actuellement ?

- Oui, il existe des circuits exclusifs pour les aventuriers. Il y a deux ou trois ans, j'y ai croisé un groupe de touristes lettons - en majorité d'origine russe, d'ailleurs.

- M.Naomkine, vous vous rendez dans les pays étudiés par votre Institut. Qu'est-ce qui vous marque le plus lors de vos voyages ? Sur quoi portez-vous d'abord votre attention lorsque vous arrivez dans un pays ?

- Nous disons que notre institut repose sur deux piliers. Le premier pilier - classique - concerne le socotri, l'arabe, le chinois, la littérature, l'histoire ancienne, l'archéologie, l'archéologie sous-marine... Par exemple, en Méditerranée, nous avons découvert une ancienne cité submergée et obtenu des résultats fascinants. Nous étudions également les manuscrits anciens. Notre directeur Alikber Alikberov se consacre aux manuscrits islamiques et caucasiens. L'ensemble du Caucase - y compris la Transcaucasie - relève de notre domaine scientifique. Prenez par exemple Vladislav Ardzinba, premier président abkhaze : il a grandi à l'Institut d'études orientales, y est devenu un éminent chercheur et y a soutenu sa thèse de doctorat.

Notre second pilier concerne la politique étrangère, les études de défense et les enjeux de sécurité régionale. Ainsi, nous comptons à la fois des chercheurs immergés dans l'analyse de l'actualité géopolitique et ceux qui fouillent littéralement le passé.

Pour ce qui est de ce qui m'attire le plus dans les pays arabes, ce sont les gens. J'aime les observer, y compris les représentantes de la gent féminine. Le Moyen-Orient compte des femmes vraiment « impressionnantes ». Chez nous, on imagine souvent que les Iraniennes, par exemple, sont très enfermées. Absolument pas. En réalité, elles sont très modernes, courageuses et assez libérées. Surtout les journalistes (sourit).

- C'est sur cette note positive que nous clôturons notre entretien. Très cher M.Naoumkine, permettez-nous de vous congratuler à nouveau pour cet anniversaire, en formant des vœux de prospérité pour vous et pour l'Institut d'études orientales que vous dirigez avec tant de science !

Entretien réalisé par Yulia NOVITSKAYA, écrivain, journaliste-interviewer, correspondant du New Eastern Outlook

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