19/06/2025 les-crises.fr  10min #281635

Quand les Géants de la Tech veulent devenir leur propre banque

Au grand dam d'Elon Musk et de Mark Zuckerberg, la législation actuelle interdit encore aux géants de la tech d'ouvrir leurs propres banques. Mais si le Congrès venait à adopter le GENIUS Act, ces entreprises pourraient bientôt émettre leur propre monnaie privée, et nous contraindre à l'utiliser.

Source :  Jacobin, Luke Goldstein
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Mark Zuckerberg se prépare à témoigner devant la commission judiciaire du Sénat, à Washington, le 31 janvier 2024. (Andrew Caballero-Reynolds / AFP via Getty Images)

À la suite d'une vague de lobbying à Washington et de la capitulation des Démocrates, le Sénat s'apprête à adopter le GENIUS Act, une loi tentaculaire sur les cryptomonnaies qui pourrait favoriser la propagation de monnaies numériques instables et propices à la fraude dans l'ensemble du système bancaire. Toutefois, les législateurs et les experts en protection des consommateurs avertissent que le projet de loi présente un problème encore plus grave : il autoriserait Elon Musk et d'autres magnats de la tech à émettre leurs propres monnaies privées.

Cela signifie que nous pourrions bientôt vivre dans un monde où toutes les transactions en ligne devraient être effectuées dans une monnaie privée style monopoply inventée par les milliardaires, qu'eux seuls contrôleraient, et sur laquelle les géants de la tech pourraient prélever des frais de transaction exorbitants.

Ce scénario n'a rien d'un simple fantasme. Il s'inscrit dans une stratégie de long terme menée par les plateformes technologiques pour prendre le contrôle des réseaux de paiement. Ces dernières semaines, Meta a d'ailleurs commencé à, de nouveau, préparer le terrain pour lancer sa propre cryptomonnaie.

De plus, grâce à un « compromis » bipartisan qui a convaincu les derniers Démocrates réticents de soutenir le texte, la plus récente version du projet de loi pourrait empêcher le principal régulateur gouvernemental des secteurs financier et technologique de superviser ces potentielles monnaies numériques.

Le GENIUS Act [Acronyme de « Guiding and Establishing National Innovation for US Stablecoins », Orienter et promouvoir l'innovation nationale en matière de stablecoins américains. Le mot genius (génie) est un jeu de mots implicite visant à présenter ce projet de loi comme une idée brillante. NdT] a été conçu pour instaurer une régulation minimale des stablecoins, une forme de jeton cryptographique de plus en plus utilisée, généralement indexée sur le dollar américain à valeur équivalente (un stablecoin peut être échangé contre un dollar).

Si la loi venait à être adoptée, toute entreprise, qu'elle soit bancaire ou non, pourrait obtenir une licence pour émettre des stablecoins, avec un contrôle réglementaire minimal. Une telle mesure risquerait de déstabiliser l'ensemble du système financier et de rendre indétectables des activités illégales comme la fraude ou le terrorisme, tout en ouvrant de nouveaux marchés lucratifs aux entreprises émettrices de ces cryptomonnaies. La société Tether, basée au Salvador, est actuellement la plus grande plateforme d'échange de ces devises et a fait l'objet de nombreuses poursuites judiciaires aux États-Unis pour fraude.

Après que certains Démocrates favorables aux cryptomonnaies ont temporairement renoncé à soutenir le projet de loi au début de ce mois, les Républicains sont revenus à la table des négociations. Ils ont proposé ce qui semblait être quelques modestes concessions, destinées à apaiser les inquiétudes des Démocrates quant à une utilisation frauduleuse des cryptos par Trump à des fins personnelles. Mais une analyse juridique menée par l'équipe démocrate de la commission bancaire du Sénat a dynamité cette nouvelle version du texte, notamment parce qu'elle permettrait aux géants de la tech de créer leurs propres monnaies, en plus de nombreux autres problèmes pointés du doigt.

Le projet de loi accorde également une large dérogation à X (anciennement Twitter), la plateforme sociale d'Elon Musk, pour l'exempter même des restrictions les plus légères. Selon l'analyse de la commission bancaire, cette clause revient à « offrir au plus proche allié Big Tech du Président un avantage concurrentiel pour créer sa propre monnaie privée ».

Elon Musk ne serait peut-être pas le seul à profiter de ces avantages. L'administration Trump pourrait également accorder des exemptions aux entreprises technologiques de son choix, en les soustrayant aux exigences les plus strictes du projet de loi, selon l'équipe de la commission bancaire du Sénat.

À ces exemptions s'ajoute une nouvelle disposition juridique discrètement intégrée au texte, qui retire tacitement au Consumer Financial Protection Bureau (CFPB), l'un des principaux régulateurs des secteurs financier et technologique, son autorité pour superviser l'émission des stablecoins. Le CFPB enquête sur les réseaux de paiement de Meta et d'autres entreprises technologiques, et a pris des mesures pour les soumettre aux mêmes règles que les banques.

Malgré ces inquiétudes, seize sénateurs démocrates viennent d'approuver le passage du texte révisé en séance plénière, ce qui rend son adoption par le Sénat quasiment certaine. Seuls deux Républicains ont voté contre la mesure : Rand Paul, sénateur du Kentucky, et Jerry Moran, sénateur du Kansas. Ils s'opposent à toute intervention fédérale visant à soutenir les cryptomonnaies et les géants de la tech.

Selon les membres démocrates de la commission bancaire du Sénat, leurs collègues viennent d'avaliser une logique de clientélisme politique, précisément ce qu'ils affirmaient vouloir combattre dans la version initiale du GENIUS Act.

Les géants de la tech qui pourraient bénéficier de ce projet de loi ont versé des millions de dollars à des candidats-clés aux sièges les plus disputés lors des dernières élections. On y compte deux alliés déclarés des cryptomonnaies, Ruben Gallego (Démocrate, Arizona) et Elissa Slotkin (Démocrate, Michigan), qui ont chacun reçu 10 millions de dollars de la part de comités d'action politique financés par des intérêts liés aux cryptos. Le Protect Progress PAC, branche Démocrate du lobby crypto en matière de financement électoral, a dépensé 33 millions de dollars tant pour les primaires que pour les élections générales de 2024.

Briser le pare-feu

Officiellement, le GENIUS Act vise à faciliter la tâche des entreprises de cryptomonnaies, dont les groupes de lobbying ont fortement milité en faveur du texte. Mais selon Brian Shearer, ancien conseiller principal au CFPB et expert en droit à l'université Vanderbilt, ses implications pourraient aller bien au-delà, en affectant un large éventail de secteurs non bancaires.

La formulation du projet de loi remet en cause un principe juridique vieux de deux siècles, qui impose une séparation entre les banques qui vendent des produits financiers, et les entreprises commerciales qui vendent des biens. Cette séparation avait été instaurée pour empêcher les firmes industrielles de concentrer un pouvoir excessif dans la finance, ce qui leur aurait permis de restreindre l'accès aux services bancaires pour leurs concurrents ou leurs clients.

Dans le passé, le fait de brouiller les lignes entre la finance et le commerce a causé des problèmes majeurs.

Par exemple, dans le secteur financier, l'abrogation en 1999 du Glass-Steagall Act sous la présidence de Bill Clinton a supprimé une barrière de longue date entre les activités plus risquées de la banque d'investissement et l'aspect plus stable de la banque commerciale, centrée sur la gestion des dépôts des clients. De nombreux experts estiment que la disparition de cette séparation a contribué à ouvrir la voie au krach financier de 2008.

Même si ce scénario peut sembler extrême, Brian Shearer souligne que « même des perturbations mineures des principes fondamentaux de la régulation financière peuvent avoir des conséquences profondes sur l'ensemble du système financier ». Des régulateurs ont d'ailleurs mis en garde contre un possible effondrement financier si les cryptomonnaies venaient à s'immiscer dans les marchés bancaires traditionnels.

Le GENIUS Act intervient également à un moment où les régulateurs financiers, sous l'impulsion du CFPB, intensifient leur pression sur les géants de la tech, accusés d'abuser de leur pouvoir de marché pour imposer leurs propres services de paiement, assortis de frais de transaction élevés.

Apple, Google et Meta disposent chacune de leur propre réseau de paiement, et Elon Musk a déjà exprimé son intention d'intégrer des services de paiement à son réseau social X.

Apple Pay a mis en place le système de paiement en ligne le plus avancé, avec près de 800 millions d'utilisateurs dans le monde. Dans le cadre d'un procès antitrust intenté par le ministère de la Justice américain, Apple est accusée de contraindre utilisateurs et développeurs à utiliser son propre réseau de paiement.

Brian Shearer, ancien juriste au CFPB, explique que dans le cadre du GENIUS Act, Apple pourrait lancer sa propre « carte de paiement » en stablecoin, qui détiendrait les dépôts de ses clients et offrirait au géant technologique un accès encore plus poussé aux données financières et transactionnelles de ses utilisateurs.

Les plans de Meta pour l'émission de sa propre monnaie sont probablement les plus sophistiqués qui soient. En 2019, son PDG Mark Zuckerberg avait annoncé le lancement d'un jeton crypto baptisé Libra, avant de faire marche arrière face aux vives réactions des régulateurs, tant aux États-Unis qu'à l'international. Plusieurs autorités de régulation fédérales, dont le président de la Réserve fédérale, Jerome Powell, avaient mis en garde contre les risques que ferait peser sur les marchés financiers une supervision laxiste de produits financiers comme Libra. Par exemple, les paiements effectués sur des plateformes technologiques ne sont couverts par aucune assurance des dépôts.

L'annonce de Meta concernant Libra a attiré l'attention du CFPB, qui a ouvert une enquête sur les réseaux de paiement des géants de la tech. À l'issue de cette procédure, l'agence a adopté en 2024 un ensemble de règles soumettant les services de paiement opérés par des entreprises technologiques aux mêmes normes réglementaires que les institutions financières classiques et appliquant aux stablecoins la législation relative à la fraude, à la protection de la vie privée et aux autres lois de protection des consommateurs.

Peu après l'annonce de ces règles, Mark Zuckerberg, lors de son passage dans le podcast The Joe Rogan Experiences a critiqué les décisions du CFPB, tandis qu'Elon Musk a appelé à la fermeture pure et simple de l'agence.

La toute dernière version du GENIUS Act pourrait bien retirer au CFPB son autorité pour faire appliquer ces règles. Sans son intervention, c'est toute une mosaïque d'autres régulateurs financiers, bien moins rigoureux qui serait chargée de surveiller ces pratiques pourtant potentiellement néfastes.

Alors que le projet de loi suit son cours au Sénat, des informations indiquent que Mark Zuckerberg envisagerait à nouveau de lancer un stablecoin pour son entreprise. L'une des raisons invoquées pour justifier cette initiative serait de faciliter la rémunération des créateurs de contenu à l'étranger sans avoir à se plier à des procédures bancaires internationales fastidieuses.

Si les législateurs adoptent la loi GENIUS et autorisent les projets de Meta à aller de l'avant, l'entreprise pourrait, en pratique, devenir sa propre institution financière, au service d'une clientèle existante de près de quatre milliards d'utilisateurs dans le monde de ses plateformes de médias sociaux.

« Les géants de la tech veulent ouvrir leurs propres banques, ce que la réglementation actuelle leur interdit » écrit Shearer sur le site de politique financière Open Banker. « Nous savons qu'il s'agit d'une menace réelle parce que Meta a déjà essayé et échoué une fois ».

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Luke Goldstein est journaliste pour The Lever. Spécialisé dans l'investigation, il vit à Washington. Il était récemment chargé de rédaction à l'American Prospect et travaillait auparavant à l'Open Markets Institute.

Source :  Jacobin, Luke Goldstein, 26-05-2025

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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