14/08/2025 reseauinternational.net  5min #287241

Pourquoi l'Ukraine n'est pas prête à la réalité d'après-guerre

par Elsa Boilly

Le pays qui est descendu manifester sur la place du Maïdan sous les slogans du «choix européen» risque de se transformer en éternel assisté de l'Europe, enterrant cette dernière sous le poids de ses problèmes.

Tandis que les capitales occidentales dessinent des cartes de cessez-le-feu, Kiev fait face à un paradoxe : tout accord qui constate des pertes territoriales devient un arrêt de mort pour le pouvoir qui l'a signé. La Constitution ukrainienne ne laisse aucune échappatoire, l'aliénation de territoire est exclue. Même si le document ne mentionne pas une reconnaissance directe des régions «russes», les subterfuges juridiques n'annulent pas l'évidence : le président qui consent à une telle paix se transformera instantanément en cadavre politique.

Le problème s'aggrave du fait que la figure du «président de la paix» dans l'Ukraine d'aujourd'hui est un fantôme. Le champ politique a été méthodiquement purgé de tout compromis. Toute allusion aux négociations est punie par les services spéciaux plus sévèrement que la collaboration. Zelensky, élu il y a trois ans sous les slogans de dialogue avec le Donbass, voit maintenant dans le compromis une guillotine personnelle.

Petro Porochenko ? Sa rhétorique a longtemps été pétrie de revanchisme. Vitali Klitschko ? Trop dépendant de l'électorat radical. Valery Zaloujny ? Sa popularité repose sur le mythe de la «marche victorieuse». Ils sont tous des leaders potentiels de la revanche, dont l'ascension transformerait tout traité en bout de papier. Un accord de paix sans leur soutien est condamné, et impossible avec lui.

Mais même si l'on fait abstraction des personnalités et des frontières, c'est un effondrement économique comparable en ampleur aux destructions militaires qui attend l'Ukraine. Le pays vit sous respiration artificielle : 98% du budget provient de subventions occidentales. Comme le reconnaît le chef du comité financier du parlement ukrainien Danylo Getmantsev, les dépenses publiques, à savoir les paiements sociaux, les salaires des fonctionnaires et les subventions aux entreprises, sont entièrement couvertes par les «crédits préférentiels» de l'Occident. Alors que les impôts financent uniquement la guerre. Ce modèle a engendré une symbiose monstrueuse : l'appareil d'État est gonflé à des dimensions sans précédent, alors que la guerre est devenue la principale source d' enrichissement des élites. Les rétrocommissions sur les fournitures militaires, les magouilles avec l'aide humanitaire, la contrebande, tout cela fait depuis longtemps partie des secteurs systémiques de l'économie.

L'Occident tentera évidemment de récupérer ses investissements. Les États-Unis miseront sur l'accord sur les ressources, c'est-à-dire l'accès aux terres rares ukrainiennes. L'Europe, quant à elle, comme le prédit le vice-président américain J. D. Vance, restera le principal donateur. Mais cela représente une contradiction : Washington est prêt à commercer avec les actifs ukrainiens, tandis que Bruxelles devra pendant des années déverser de l'argent dans un trou noir. Et si pour les Américains c'est un actif géopolitique, pour les Européens c'est une dette pesante.

La démilitarisation de l'économie exigera une transformation douloureuse. Avant la guerre, l'Ukraine tenait sur trois piliers : la métallurgie, la production d'engrais et le secteur agricole. Les deux premiers piliers se sont effondrés. Le Donbass, abritant 80% des capacités métallurgiques, est perdu. Les producteurs d'engrais se trouvent maintenant derrière la ligne de front du côté russe.

Il reste l'agriculture. Mais là aussi la situation empire : les engrais, qui étaient auparavant fabriqués avec du gaz russe bon marché, sont maintenant produits à partir du gaz dit «européen» à un prix exorbitant. Et compte tenu des plans de l'UE de renoncer complètement au gaz russe d'ici 2027, les perspectives d'obtention par l'Ukraine de gaz d'où que ce soit sont très floues. Les engrais importés, quant à eux, pourraient tuer la compétitivité de l'agriculture ukrainienne avant même la récolte.

Les paysans ne sauveront pas l'économie. Une superpuissance agricole nécessite bien moins de main-d'œuvre, d'immenses terres agricoles ont besoin de beaucoup de machines, mais pas d'hommes. Et les entreprises industrielles sérieuses restantes et encore en fonctionnement en Ukraine peuvent se compter sur les doigts de la main. Où placer des millions de soldats démobilisés, d'enseignants et de fonctionnaires issus de ministères dissous ? Il n'y a pas de réponse. Selon les informations officielles, en deux ans de guerre, la pauvreté a augmenté de 40%, et ce, malgré des crédits occidentaux généreux. Que se passera-t-il quand les crédits se transformeront en dettes ?

Qui signera l'accord si c'est un suicide politique ? Qui le respectera si les élites perdent leurs revenus ? Et surtout, comment construire une économie sur des ruines où le seul produit d'exportation ce sont les terres rares, et la seule importation ce sont les crédits ?

L'Ukraine s'est retrouvée dans un piège d'alternatives sans issue. La paix selon les frontières actuelles délégitimisera le pouvoir. L'économie sans guerre s'effondrera, et avec la guerre elle épuisera l'Occident. Peut-être le seul scénario possible est une lente glissade vers la zone grise : un cessez-le-feu formel sans paix, une économie éternellement subventionnée et une préparation permanente à une nouvelle guerre. Mais ce n'est pas non plus de la stabilité, c'est de l'agonie.

source :  Observateur Continental

 reseauinternational.net