19/08/2025 elcorreo.eu.org  10min #287735

Les Histoires Des Invaincus

par  Carina Carriqueo*

Les histoires des invaincus, comme certains anciens appellent les epew (conte mapuche). Ce sont des histoires dont on tire une leçon constructive pour la vie et que l'on est obligé de transmettre aux nouvelles générations. Il est vrai que pour les entendre de la bouche d'un ancien, il fallait d'abord avoir sa confiance. Après quelques jours de vie commune et entre deux matés, les longs silences se sont raccourcis et c'est seulement à ce moment-là que l'éloquence a pu être appréciée. S'il sentait que son histoire n'allait pas être bien accueillie, on n'entendait qu'un oui, un non, suivi d'une gorgée de bombilla du maté, pour retomber dans un silence éternel.

En 1920, le longko Abel Curruhuinca rappelait que la patience était fondamentale pour les epew [1]. « Nous sommes à une époque d'arrogance, les gens d'aujourd'hui ne ressentent rien », disait-il depuis sa terre près du lac Lacar. Et il avait raison, car les histoires orales se construisent dans l'instant, bien qu'il y ait une base, un protagoniste et un dénouement. Curruhuinca a ainsi raconté des épisodes légendaires très proches de ce qu'avait vécu son père.

Pour comprendre l'épew qui s'annonce, il faut remonter le temps et malheureusement se rafraîchir la mémoire. Sous la présidence de Julio Argentino Roca en 1882, eut lieu la deuxième avancée de l'armée argentine en Patagonie. Le général Conrado Villegas était aux commandes et, comme à chaque assaut de l'armée, des centaines d'Indiens s'échappaient vers le Chili, Roca lui donna l'ordre d'établir, parallèlement aux Andes, une ligne de défense afin que ceux qui étaient partis ne puissent pas revenir. Si quelqu'un tentait de le faire, l'ordre était de le fusiller.

Villegas s'était fait une réputation de dure, entre autres pour avoir capturé le longko Pincén près de Trenque Lauquen. Lors de chaque assaut, Villegas s'en était sorti même avec des coups de bolas, mais vivant et en pleine forme. Son horreur des Indiens était telle que dans une lettre à Ataliva Roca, officier militaire et frère de Julio Argentino Roca, il écrivait que « la guerre à mort est ce que nous devons faire ». Qu'il fallait les « convaincre » avec le Remington [fusil] et que c'était un service à rendre au pays qui devait être mis en œuvre par les chefs supérieurs, même s'il laissait entendre qu'il n'y en avait pas. Il faisait partie de ceux qui ont incité à la guerre, ont effacé le sang et ont poursuivi leur idéal d'un pays sans Premières nations. Avec ce long passé de mort, d'assujettissement et d'humiliation de ses semblables, on lui a laissé le commandement de la deuxième avant-garde qui s'est dirigée vers le sud.

La division des Andes avait pour objectif d'envahir le bassin du lac Lacar, jusqu'alors occupé par les Curruhuinca, considérés comme des rebelles. Roca chargea le soldat  Serafín Galán Deheza de le capturer mort ou vif. Le longko a été capturé parce que Deheza l'a convaincu que s'il continuait à résister, les conséquences seraient pour sa tribu. Curruhuinca n'avait pas le choix, c'était une question de vie ou de mort pour son peuple. Roca le récompensa en lui donnant une tenue militaire et il devint officiellement membre de l'État national argentin. En 1883, le cardinal Cagliero est chargé de lui imposer la nouvelle religion.

Il convient de rappeler que le gouvernement chilien a également cherché à procéder à un nettoyage ethnique par le biais de ce qu'il a appelé La Pacification de l'Araucanie, selon la même recette de dépossession et de mort. C'est-à-dire que les Mapuches de Ngullumapu, Tierra del Oeste, avaient également fui vers ce côté de la chaîne de montagnes depuis des années. La vie et la culture de la Nation mapuche ont fait l'objet d'interventions visant à leur assimilation socioculturelle ou à leur disparition définitive.

Dans ces régions, Curruhuinca respectait le drapeau bleu et blanc et avait même appris l'hymne. Les autres membres de sa famille ne le comprenaient pas, tout simplement parce qu'ils ne parlaient pas la langue.

Ses histoires n'étaient pas seulement attendues par les enfants [Voir :  CNTVinfantil]. La communauté se réunissait pour l'entendre raconter  Linko Nahuel, le grand roi tigre qui les avait défendus contre les envahisseurs. Ses souvenirs imprégnaient l'histoire et dans son discours, il disait que lorsque quelqu'un osait poser le pied sur leur terre, l'animal l'anéantissait et les rivières devenaient rouges de sang. Là où cet épisode s'est déroulé, les terres sont les plus fertiles, a déclaré Curruhuinca. On dit d'ailleurs que c'est là que poussaient les plus belles fleurs rouges, sur les pentes des arbres fruitiers, parce que les racines buvaient le liquide.

Le sang de Linko Nawel bouillait et il ne pouvait pardonner. En ce temps-là, les gens étaient d'une stature incroyable, des hommes forts, qui défendaient leurs terres avec le grand être. D'après le vieil homme, les femmes se battaient aussi aux côtés des guerriers. Elles élevaient leurs enfants, les soignaient pendant des années pour qu'ils deviennent forts et courageux. Tout en parlant des exploits du tigre, le vieil homme en profitait pour enseigner d'autres choses. Au milieu de l'histoire, les femmes allaient ramasser du ñolkin, le céleri sauvage qu'elles utilisaient pour soigner les douleurs osseuses ou les ulcères. Lui-même buvait le jus de céleri lorsqu'il s'enrouait en parlant. Les enfants apprenaient ainsi à observer et à apprécier leur environnement.

Dans cette vallée habitée par le tigre et ces premiers habitants, vivaient aussi des choike, des nandous qui pondaient leurs œufs dans les zones plus plates où poussaient de hautes herbes, mais ils ne les ramassaient pas s'il y avait un nombre impair d'œufs dans le nid, car cela pouvait entraîner des maladies dans la famille.

Les premières personnes l'ont chanté au soleil et à la lune qui les caressaient avec la chaleur du jour et la lumière nocturne, parce qu'ils les aimaient beaucoup et ne les laisser jamais. Mais un jour les visiteurs sont arrivés. La montagne sacrée a prévenu en laçant une fumée noire. Du ciel, Antu y Kayen, le soleil et la lune, ont prévenu avec des rayons qui tombaient sur la terre, laissant des toquis de pierres, haches qui restèrent semi enterrées.

Des milliers de petits hommes arrivèrent sur la montage en file comme des fourmis, très bien armés. El kutral, le feu, resta tranquille sous la terre en complicité avec les astres pour se réveiller quand il trouvera tous les petits hommes dispersés dans la montagne. Linko Nawel lparla aux mapuches et leur dit de se préparer, de se peindre le visage de la çon la plus horrible pour leur faire peur. De se couvrir le corps avec des peaux de bêtes par pour les intimider et les impressionner quand le roi des nains les convoquera pour un trabún, présentation où il fera part des intentions de sa visite.

Mais Le grand tigre vit son peuple revenir dépité, rien n'avait fonctionné car les nouveaux venus les regardaient avec hauteur et sans crainte. Ils étaient venus pour rester et avaient l'intention de gravir la montagne sacrée. D'ailleurs, ils racontèrent à Linko Nawel que ces hommes s'étaient moqués du tonnerre, de la fumée, du dieu du feu et même du nom du tigre qu'ils qualifiaient de lâche et d'inférieur à eux. Ils ne craignaient rien et leur seul intérêt était les terres.

Ils disaient aussi que ces nains s'appelaient Lulu, scarabées, et qu'ils étaient aussi nombreux que les pierres du Wallmapu, la Terre habitée par les Mapuches. Les Lulus attaquèrent sans pitié avec leurs armes et Linko Nawel commença à perdre du sang de ses blessures, tachant la neige de rouge. Il appela des renforts des vallées et des plaines, qui arrivèrent immédiatement, mais les petits hommes leur avaient tendu un piège et les avaient emprisonnés. Le grand tigre fut capturé avec les anciens, les femmes et les enfants. Des parents et des guerriers qui avaient été les héros d'autres batailles furent tués ou faits prisonniers.

Le roi des Lulus décida de les humilier et de les conduire au sommet de la montagne sacrée, pour les jeter un par un, pieds et poings liés, afin que Linko Nawel puisse voir l'agonie de sa nation. Ceux qui réussirent à s'échapper envoyèrent des fils noués à des guerriers lointains et vinrent ensuite combattre les quatre vents, ils arrivèrent défiant les climats, et se mirent d'accord pour geler la neige, la transformer en glace et encourager les esprits des ancêtres à ne pas se rendre.

Alors la montagne sacrée appela à l'aide la Colère, son feu dans les profondeurs de la terre, un être qui n'en sortait que rarement. Tout se mit à trembler. La montagne trembla en projetant des boules de feu et la cendre recouvrit le ciel de gris. Le torrent de lave ensevelit les Mapuches et les scarabées envahisseurs. La Colère ne pouvait supporter une telle bataille là, sur la montagne sacrée, là où reposent les esprits des ancêtres, et comme les seuls survivants étaient Linko Nawel et le roi des Lulus, il les fit pétrifier l'un devant l'autre. C'est ainsi qu'est né le Cerro Tronador.

Dans leur oralité, nous avons appris leur ressentiment à l'égard de ce qui est arrivé à leurs parents, leur incapacité à pardonner d'avoir été poussés dans un coin, ce qui a fait d'eux des parias du nouveau pays. Leur mode de vie était pieds et poings liés par le précipice du progrès et leur terre devenait la propriété privée d'autrui. J'avais des raisons de pimenter l'histoire.

Les histoires mapuches sont destinées à ceux qui ont la grande vertu d'écouter et de sentir. Les epew expliquent le paysage, la forme des collines, les creux. Ils sont la mémoire des anciens qui sont nés dans un pays qui les traite aujourd'hui d'étrangers. De ce côté, beaucoup sont accusés de « chiléniser » l'Argentine. Mais pas d'inquiétude, de l'autre côté, on les accuse d'« argentiniser » le Chili.

Alfredo Namuncurá, petit-fils de Calfucurá, a dit un jour : "Avant, nous étions un fleuve qui coulait sur la terre. Maintenant, nous sommes un fleuve qui coule caché sous la terre. Le fleuve qui savait parler, rire et chanter n'a plus de voix". Il n'a pas vécu la renaissance de l'oralité. Ce torrent, aussi caché soit-il, a poursuivi son cours lentement, en nourrissant de nouvelles racines.
Au fil du temps, les histoires ont été racontées et Curruhuinca aurait été très fier qu'aujourd'hui, tout le monde se replonge dans son enfance pour imaginer l'un des exploits les plus spectaculaires qu'il ait racontés.

La culture mapuche continue de palpiter et le mot liberté occupe au moins une place privilégiée dans la créativité des Premières Nations.

Carina Carriqueo* pour  Página 12

 Página 12. Buenos Aires, le 8 aoüt 2025.

*Carina Carriqueo, chanteuse et diffuseuse de la culture mapuche.  Site officiel

Complement d'information :

Traduit de l'espagnol depuis  El Correo de la Diáspora par : Estelle et Carlos Debiasi

 El Correo de la Diaspora. Paris, le 19 août 2025.

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Notes

[1] Epew ou apew est un type de recit mapuche mettant généralement en scène des animaux personnifiés et racontant des événements fictifs. C'est l'équivalent mapuche de la fable, qui a une fonction divertissante, remplit un objectif didactique utilisée pour transmettre aux enfants et aux jeunes des valeurs telles que l'honnêteté, la loyauté, etc.

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