16/09/2025 voltairenet.org  8min #290652

Pourquoi nous acceptons la censure bien qu'elle nous rend stupides

par Thierry Meyssan

La logique interne de toute administration et de contrôler ce qu'elle administre. Cela implique que toute administration envisage de censurer son opposition. En République, au contraire, les responsables politiques doivent maîtriser leurs administrations et veiller à ce qu'elles respectent les principes voulus et approuvés par la population. Cependant, aujourd'hui, les États européens - et particulièrement la France - abandonnent les valeurs qu'ils ont forgées et n'hésitent plus à censurer à tour de bras.

L'Arcom, administration française pour la censure de l'audiovisuel

Dans le monde entier, on célèbre Voltaire comme l'homme qui a le mieux défendu la liberté d'expression et nous l'a fait concevoir comme une condition préalable à l'établissement de toute démocratie. C'était aussi bien la manière de penser de la Tsarine Catherine II de Russie, chez qui il a longtemps vécu, que celle de JD Vance, le vice-président des États-Unis, pour qui cette « valeur européenne des plus fondamentales », « partagée avec les États-Unis d'Amérique », est aujourd'hui, « en retraite » [1].

Au XX° siècle, seuls les fascistes et les nazis se sont opposés frontalement à la liberté d'expression. Selon eux, l'unité du peuple valait mieux que le débat public, source de division. Nous avons vu les crimes de masse qu'ils ont commis, non par conviction, mais comme conséquence prévisible de leurs idéologies.

Traditionnellement, aux États-Unis, on ne tolère aucune limite à la liberté d'expression, tandis qu'en France, on distingue les opinions des injures et des diffamations.

Ici, une parenthèse est nécessaire : pour nous assurer que l'interdiction des injures et diffamations ne serait jamais utilisée pour restreindre la liberté d'expression, nos aînés avaient imaginé que tous les procès en la matière se dérouleraient devant des jurys populaires. Or, ce n'est plus le cas depuis la Seconde Guerre mondiale. Dans les faits, le recours à des juges professionnels rend leurs décisions susceptibles d'être orientées par l'État.

En outre, au cours des dernières années, nous avons insensiblement réinstauré un pouvoir de contrainte de l'État et de la société sur la parole libre. Petit à petit, nous avons interdit des discours qui choquent des portions de la population. Avant la Révolution française, nous interdisions le crime de lèse-majesté et le sacrilège, aujourd'hui nous interdisons l'antisionisme et l'islamophobie. Or, l'antisionisme n'est pas une incitation contre un groupe religieux ou ethnique, mais une opinion politique partagée, entre autres, par des personnalités juives israéliennes et l'islamophobie n'est souvent qu'une critique tout aussi raisonnée de la pensée musulmane que celle que nous pratiquons de la pensée chrétienne.

Ce que l'on cherche à interdire n'est donc pas un message particulier, mais plutôt tout message qui remet en question des vérités que nous croyons établies. Nous pouvons prendre le problème dans l'autre sens : la question n'est pas ce que nous voulons interdire, mais les erreurs que nous tentons de protéger : la croyance selon laquelle nous ne devons pas nous écarter des préjugés communs.

À titre d'exemple : les civilisations ne peuvent se développer qu'avec un accès à des énergies. C'est la raison pour laquelle, on pratiquait l'esclavage dans l'Antiquité. Aujourd'hui, on utilise de considérables réserves de gaz et de pétrole. L'administration Bush-Cheney était persuadée que nous arrivions à la fin de cette ère et qu'il fallait donc investir dans des sources d'énergie alternatives. Nous-mêmes sommes persuadés que le gaz et le pétrole, s'ils ne viennent pas à manquer dans les années à venir, polluent l'atmosphère que nous respirons et provoquent le réchauffement du climat, comme nos ancêtres les Gaulois croyaient que le ciel allait leur tomber sur la tête. Or, cette conception des choses n'a jamais fait l'objet d'un débat scientifique. Elle est abandonnée aussi bien par la Russie, que par la Chine et par les États-Unis. L'Académie des Sciences de Russie soutient une autre théorie pour expliquer les changements du climat, mais nous ne l'avons jamais discutée. Nous nous référons à une assemblée de délégués des Nations unies, le GIEC, composée exclusivement de fonctionnaires des États-membres. Certains sont effectivement des scientifiques, mais tous siègent en tant que fonctionnaires représentant leurs gouvernements. Nos médias étant bloqués sur le sujet, nous ne nous réveillerons que lorsque la Russie, la Chine et les États-Unis se seront organisés ensemble et que nous nous serons appauvris.

Autre exemple : durant quatre-vingt ans, nous avons plus ou moins vécu sous protection anglo-saxonne. Nous soutenons donc l'organisation du monde selon les « règles » fixées par le G7, c'est-à-dire librement acceptées par nous. Nous en avons oublié les principes du droit international que la France et la Russie ont créés juste avant la Première Guerre mondiale (la conférence de La Haye de 1899). Il s'agissait au départ de s'engager à ne pas se comporter comme des barbares et à ne pas massacrer de civils durant nos guerres. On avait alors imaginé des « lois de la guerres ». Cela, nul ne le conteste, sauf les États-Unis et Israël qui ont généralisé la torture et se livrent, pour le second, à un génocide. Lors d'une seconde conférence, on avait souligné que, pour vivre en paix avec ses voisins, chaque État devait respecter ses propres engagements. Et, avec les Nations unies, nous avons proclamé le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, c'est-à-dire la décolonisation. Or, aujourd'hui, nos enfants ignorent même qu'un Français, Léon Bourgeois (1851-1925), fut le principal auteur du droit international. Il fut président du conseil, président de l'Assemblée nationale, président du Sénat et Prix Nobel de la Paix. Il fut l'homme central de la Troisième République (1870-1940), mais il a disparu de nos livres d'histoire.

Un autre aspect de la liberté d'expression est qu'il ne viendrait à l'idée de personne que l'État édite un périodique pour nous donner sa vision de l'actualité. Pourtant, au XVII° siècle, Théophraste Renaudot avait fondé un hebdomadaire, La Gazette, qui prospéra avec le soutien du cardinal de Richelieu. C'est, qu'à cette époque, si l'imprimerie permettait d'éditer des journaux, il n'y avait pas encore de moyens de les diffuser partout. L'État a donc investi pour rendre la presse accessible à tous et partout. Mais aujourd'hui personne ne rechigne à l'existence d'un service public de la radio et de la télévision. Certes, au départ, durant l'entre-deux-guerres, il était impossible à des fonds privés de créer des radios et des télévision, l'État a donc investi dans ces nouveautés, le temps que leur coût baisse et que des chaînes privées puissent être créées.

Un scandale vient d'éclater en France avec la diffusion d'une vidéo, enregistrée dans un grand café parisien, où l'on voit deux célèbres chroniqueurs du « service public » expliquer à des responsables d'un parti politique d'opposition comment ils vont faire échouer la candidature d'un ministre à la mairie de Paris en manipulant leurs auditeurs et téléspectateurs. En principe, le « service public » audiovisuel devrait être au service de tous et non pas un instrument de propagande partisane.

Pourtant, nous avons en France, une « Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique » (Arcom) chargée (1) de choisir les directeurs du service public, (2) les chaînes de télévision privées autorisées et (3) d'interdire celles qui ne respectent pas la « déontologie ».

En premier lieu, s'il doit y avoir un « service public » de l'audiovisuel, il appartient au gouvernement d'en désigner la direction et non pas de se cacher derrière une « autorité » administrative. Allant le plus loin possible dans la confusion des pouvoirs, l'État a disposé deux magistrats au sein des neuf membres de l'Arcom. Il s'agit de donner une apparence de justice à des décisions qui ne respectent pas les principes de la défense. Et, alors qu'aujourd'hui il n'y a aucune raison à ce que l'État se mêle de l'audiovisuel, l'État a étendu la compétence de l'Arcom à internet. Il est donc possible qu'une autorité administrative interdise des vidéos sur le Net en l'absence de toute condamnation par la justice pour crime ou délit.

En second lieu, si par le passé, le nombre de canaux permettant de diffuser des radios et des télévisions était restreint et que, donc, l'État devait décider qui y avait accès et qui en était privé, ce n'est plus le cas. Il n'y a donc aucune raison pour décider qui a le droit d'émettre ou pas.

En troisième lieu, aucune autorité administrative ne devrait s'arroger un pouvoir de justice et décider d'interdire un média. Dans une démocratie, une telle interdiction est du seul ressort des tribunaux et ne peut intervenir qu'en cas de crime. Ce n'est évidemment pas le cas de Russia Today, de C8 ou de NRJ12.

Dernière remarque : les contraintes de la presse sont telles que l'État a été conduit à concéder aux journalistes des conditions fiscales particulières pour trouver un équilibre économique à leur activité. Ainsi, la presse écrite est-elle imposée à 2,1 % et non pas à 20 %. Une « Commission paritaire des publications et des agences de presse » (CPPAP) a donc été créée qui veille à ce que ce privilège fiscal ne soit appliqué qu'à de vrais organes de presse. Or, dans la pratique, celle-ci utilise son pouvoir pour priver certains organes de presse d'opposition de la possibilité d'un équilibre financier.

Ainsi, la CPPAP refuse de reconnaître la lettre d'information hebdomadaire Voltaire, actualité internationale comme une publication de presse. Cette Commission a considéré, au seul nom de son rédacteur en chef (en l'occurrence, l'auteur de cet article), que cette publication n'était pas du journalisme. Selon les procès-verbaux de ses réunions, elle n'a pas même regardé une seconde son contenu.

La dégradation de la liberté d'expression en France est telle qu'elle devient un sujet de réflexion pour nos voisins [2]. Comme toujours, le retour de la censure s'opère autour de l'interdiction de choses choquantes pour la majorité. Au XVII° siècle, l'État interdisait la pornographie, au XXI°, il assure non plus l'interdire, mais interdire son accès aux enfants.

 Thierry Meyssan

[1] «  JD Vance dit à Munich Security Conference "There's A New Sheriff In Town" », J.D. Vance, Voltaire Network, 14 février 2025.

[2] «  How France Invented The Censorship Industrial Complex. The Twitter Files - France, Case Studies », Pascal Clérotte and Thomas Fazi, Civilisation works (2025).

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