par Mounir Kilani
Pourquoi, depuis des siècles, les hommes politiques comparent-ils leurs ennemis à des animaux ? Qu'il s'agisse de Trump réduisant la Russie à un «tigre de papier», de Macron décrivant Poutine en «ogre» insatiable, ou de ministres israéliens qualifiant les Palestiniens «d'animaux humains», cette rhétorique n'est pas un simple effet de style. Elle constitue une arme redoutable, héritée des guerres de religion et réinventée sous toutes les latitudes, dont l'objectif ultime reste de déshumaniser l'autre afin de mieux légitimer son propre pouvoir.
Ainsi, le 23 septembre, Donald Trump déclarait : «La Russie mène depuis trois ans et demi une guerre insensée qu'une véritable puissance militaire aurait gagnée en moins d'une semaine. Ce n'est pas un compliment à la Russie. Au contraire, cela la fait passer pour un «tigre de papier»» (1). Le choix de cette expression n'est pas anodin. Popularisée par Mao Zedong pour désigner les États-Unis et, plus largement, toutes les forces réactionnaires de son univers rouge, elle réapparaît aujourd'hui dans la bouche d'un président américain. La réponse du Kremlin ne s'est pas fait attendre : Dmitri Peskov rétorqua avec ironie que «la Russie n'est pas un tigre, mais un ours, et il n'y a pas d'ours de papier». Ce duel animalier illustre parfaitement le mécanisme : Trump rabaisse son adversaire en le réduisant à une créature fragile, tandis que Peskov détourne l'image pour revendiquer celle d'un ours indomptable. Dans cette arène rhétorique, l'ours, le tigre et l'aigle continuent de se défier, chacun persuadé que l'autre n'est qu'une peluche géopolitique.
Quelques semaines plus tôt, Emmanuel Macron avait lui aussi eu recours au bestiaire. Le 19 août 2025, lors d'une interview à TF1-LCI après un sommet à Washington, il qualifie Vladimir Poutine de «prédateur» et «d'ogre à nos portes» qui «a besoin de continuer de manger» pour «sa propre survie». Ces métaphores, profondément ancrées dans l'imaginaire européen, dépeignent le président russe comme une menace irrationnelle et insatiable. Le «prédateur» renvoie à un chasseur cruel, guidé par l'instinct de domination ; l'«ogre», figure mythique et dévorante, suggère une voracité sans limite. Par cette mise en scène, Macron dramatise le danger, installe l'image d'un ennemi bestial et se positionne comme défenseur de l'Europe face à cette menace carnassière. Pendant ce temps, l'ogre grogne, l'Europe s'arme, et le monde observe, se demandant si ce festin géopolitique finira en indigestion - ou en tragédie.
Mais c'est dans le contexte israélo-palestinien que la rhétorique animale a pris une tournure particulièrement brutale. Le 9 octobre 2023, au lendemain de l'attaque du Hamas, le ministre israélien de la Défense, Yoav Gallant, qualifia les Palestiniens «d'animaux humains» afin de justifier un siège total de Gaza, privant la population d'eau, d'électricité, de nourriture et de carburant. Loin d'être isolée, cette expression s'inscrit dans un lexique plus large, recensé par les historiens Adam Raz et Assaf Bondy dans «Le Lexique de la brutalité» (2025) : près de 150 termes tels que «animaux humains», «dépeuplement», «seconde Nakba» ou «zone de mort» ont été employés depuis octobre 2023 par des responsables politiques, militaires, journalistes et militants. Tous participent d'une désinhibition croissante dans le discours public israélien, où les mots deviennent des armes autant que les bombes. Ainsi, le ministre Amihai Eliyahu, membre de l'extrême droite, allait jusqu'à nier l'existence de civils à Gaza et à évoquer l'arme nucléaire comme une «option». Dans ce contexte, la rhétorique bestiale ne se limite plus à un outil d'humiliation : elle façonne la conscience collective en effaçant l'humanité de l'adversaire. Et l'on voit bien comment, dans ce conflit, les mots blessent autant que les armes, transformant le langage en champ de bataille.
Ce recours aux animaux n'a rien de nouveau. Déjà, en Europe, lors des guerres de religion aux XVIe et XVIIe siècles, catholiques et protestants s'accusaient mutuellement d'être des «loups», des «serpents» ou des «chiens», incarnant l'hérésie ou la traîtrise. Au XIXe siècle, les caricatures de Daumier transformaient politiciens et notables en «singes» ou en «vautours», dénonçant leur cupidité ou leur sottise. Pendant la Première Guerre mondiale, la presse française dépeignait les Allemands en «cochons» ou en «bêtes sauvages», et, en 1944, la bande dessinée «La Bête est morte» représentait les nazis sous les traits de loups ou de hyènes, face aux Alliés incarnés en ours ou en bouledogues. Mussolini, de son côté, était souvent caricaturé en «âne» par ses opposants italiens.
Pourtant, l'animalisation n'a pas toujours une vocation purement insultante. Dans les Fables de La Fontaine, les animaux, anthropomorphes, servent de miroir à la société et incarnent autant la sagesse que la ruse. Cette ambivalence souligne la richesse symbolique du bestiaire : l'animal peut être repoussoir, mais aussi révélateur de vérités humaines.
Ailleurs dans le monde, la palette symbolique est tout aussi riche. En Orient, le dragon chinois incarne puissance et tyrannie, le tigre force et agressivité, le serpent duplicité, et le singe loyauté ou bêtise. En Inde ou en Asie du Sud-Est, ces images s'enracinent dans des traditions religieuses et mythologiques. En Afrique et dans le monde arabo-musulman, les références se nourrissent du Coran, des proverbes et du folklore : le lion peut symboliser le courage autant que la tyrannie, le chacal la lâcheté, le chien la trahison, la hyène la cupidité. Ces images ont également servi dans les luttes coloniales : en Afrique du Nord, les colons français étaient traités de «chiens» ou de «serpents», tandis qu'en Afrique subsaharienne, les politiciens corrompus devenaient hyènes ou chacals.
Ces métaphores condensent en une image des critiques complexes, renforçant l'autorité du locuteur tout en humiliant son adversaire. Comme l'a montré Bertrand Badie dans «Le Temps des humiliés» (2014), elles jouent un rôle central dans la fabrique de la domination et de la résistance. L'essor des médias modernes, de la presse aux réseaux sociaux, leur a donné une résonance nouvelle : virales, percutantes, elles frappent les esprits, mais perdent souvent la subtilité que permettaient jadis les récits mythiques ou les caricatures satiriques.
Aujourd'hui, l'animalisation de l'adversaire semble plus que jamais une constante des conflits humains. Mais au-delà de l'anecdote, elle pose une question cruciale : quel monde construit-on à travers ce langage ? Réduire l'autre à une bête sauvage ou à une peluche inoffensive, c'est nier sa complexité, effacer son humanité et, au bout du compte, éloigner la possibilité du dialogue. Face à ces ours, tigres, ogres et chacals médiatiques, le véritable enjeu n'est peut-être pas de trouver une métaphore plus efficace, mais de réapprendre à parler de l'ennemi en tant qu'homme.