10/10/2025 euro-synergies.hautetfort.com  7min #293093

L'horizon déclinant de l'humanité: la dystopie techno-capitaliste de Nick Land

Markku Siira

Source:  geopolarium.com

Le philosophe anglais et théoricien de l'accélérationnisme Nick Land (né en 1962) est redevenu une figure d'actualité, dont les réflexions sont discutées dans des podcasts, commentées dans des publications en ligne, ainsi que sur les réseaux sociaux, où Land est lui-même présent. Sa pensée séduit ceux qui voient la technologie comme un destin inévitable ou comme une menace qui bouleverse les frontières de l'humanité et remet en question les fondements de l'ordre mondial.

La pensée de Land agit comme un trou noir dans le champ de la philosophie moderne: elle attire, trouble et déforme tout ce qui s'en approche. Son œuvre oblige à affronter la finitude de l'humanité sous la pression de la machine technologique. Sa philosophie ne se contente pas de remettre en cause la place de l'homme, mais anticipe la marche implacable de la technologie vers un avenir posthumain où les valeurs et significations traditionnelles se dissolvent sous la dynamique technocratique.

L'approche de Land rejette la morale et place l'auto-direction de la technologie au centre de tout, soulignant ainsi une posture radicalement antihumaniste. Un concept clé de ses premiers écrits est celui de « xénodémon » – une incarnation lovecraftienne de l'intelligence artificielle utilisant l'humanité comme tremplin pour ses propres desseins. S'agit-il encore d'un scénario futuriste, ou bien d'un processus de transformation déjà en cours, qui façonne la réalité selon ses propres conditions et menace d'engloutir le sujet humain ?

La base philosophique de Land s'est formée dans les années 1990 à l'université de Warwick, où il a participé au collectif expérimental Cybernetic Culture Research Unit (CCRU). Dans ce laboratoire intellectuel, Land s'est abreuvé aux courants de Gilles Deleuze, Félix Guattari et de la littérature cyberpunk, a développé le concept d'« hyperstition » (prophétie autoréalisatrice), et a adopté la théorie de l'accélérationnisme, qui, pour lui, se manifeste comme une force autonome du technocapitalisme fonçant vers la singularité.

Au début des années 2000, Land a quitté sa carrière universitaire pour passer à l'usage d'amphétamines et pour subir un effondrement personnel, puis est devenu une figure culte. Ses idées sur la technologie, le capitalisme et la mystique ont depuis été reprises tant par les techno-utopistes, les occultistes que par les prophètes de la dystopie.

Land voit le capitalisme comme « un virus qui se répand de manière cyberpositive », libérant l'homme de ses limites biologiques mais fragmentant la subjectivité humaine. Pour lui, le capitalisme n'est pas un système économique, mais une machine planétaire qui réorganise la réalité sans la permission de l'homme. Ce processus rappelle l'énergétique du philosophe français Georges Bataille : un flux intense et non linéaire, qui dissout les hiérarchies et les sujets, transformant l'économie en une force chaotique qui absorbe tout et recrache une réalité métamorphosée.

Parmi les néons et les gratte-ciel de Shanghai, il a vu dans la « Nouvelle-Chine » un précédent du futur – une fusion de l'automatisation globale et du capitalisme asiatique, qui selon lui représente un modèle de développement où la technologie atteint son plein potentiel sans les limites de la démocratie occidentale.

En Chine, Land n'a cependant pas adopté le communisme spatial chinois, mais les principes du néo-réactionnarisme américain, qu'il a développés avec les concepts de « Lumières sombres » et de la « cathédrale ». Le néo-réactionnarisme constitue chez Land un étrange paradoxe : il combine un techno-centrisme futuriste avec une résurgence du féodalisme – l'admiration de l'innovation technologique et de la hiérarchie traditionnelle. Les Lumières sombres imaginent une libération par le technocapitalisme qui mènera hors des illusions de la démocratie et de l'égalité, que Land considère comme des illusions anthropocentriques.

Land critique la démocratie occidentale comme un frein au développement technologique, empêchant l'avènement de la « singularité technologique ». Selon lui, la démocratie maintient la suprématie du sujet humain et freine l'ascension de l'intelligence machinique. Cette vision déterministe repose sur la croyance que le développement technologique est une loi naturelle auxquelles les processus démocratiques s'opposent en vain. L'énergie philosophique de Land s'inspire du concept de machine de Deleuze et Guattari, un champ dynamique générant différences et intensités, l'accélérant pour le mener à l'effondrement et à la renaissance.

Land s'intéresse aussi à la technologie blockchain. Il considère la cryptomonnaie comme une révolution philosophique qui libère l'économie de la confiance humaine et du contrôle des tiers. Pour Land, la blockchain est une « écologie technonomique » – un processus symbiotique entre technologie et économie, qui automatise la confiance et ouvre la voie à une économie libérée du contrôle.

Cette vision reflète la conception de Land de l'argent comme intelligence machinique, fonctionnant non seulement plus vite que la conscience humaine, mais posant aussi les bases d'un nouvel ordre économique non humain. Dans la vision de Land, l'argent est une forme précoce d'intelligence artificielle qui dirige la société de façon autonome.

Ces dernières années, Land a adopté le vocabulaire du gnosticisme pour décrire le technocapitalisme comme une fusion du matérialisme et de la spiritualité – une libération antihumaniste se dirigeant vers une suprématie non humaine où l'intelligence se libère des chaînes que lui impose l'humanité. Il décrit le technocapitalisme comme un processus cosmique qui dissout le sujet humain et le remplace par une intelligence machinique affranchie de la morale. Il appelle cela un « lexique thermodynamique », faisant référence à la force auto-alimentée des marchés et de la technologie, qui écarte l'homme comme un tournant historiquement inévitable.

Land suit également la politique américaine et voit dans les alliances politiques de leaders technologiques comme Trump et Musk des signes accélérationnistes qui sapent la cathédrale et accélèrent le technocapitalisme vers la singularité. Cette vision unit sa pensée technologique et mystique, où le capitalisme agit comme une hyperstition, une prophétie autoréalisatrice.

L'évolution de la pensée de Land révèle un paradoxe fascinant : il est passé d'un déterminisme centré sur la technologie à un discours métaphysique, tout en conservant son attitude antihumaniste fondamentale. Cela se manifeste aujourd'hui dans sa façon de réinterpréter les concepts religieux dans le contexte de l'ère technologique, tout en rejetant le libéralisme comme un échec historique.

Ses vues, qui anticipaient autrefois la fin de la politique depuis la perspective de la rupture technologique, se sont rapprochées au fil des ans de la pensée conservatrice traditionnelle, ce qui se reflète aujourd'hui aussi dans ses commentaires, par exemple sur l'état de l'Église d'Angleterre et ses allusions aux profondeurs secrètes de l'histoire de la modernité. Il est étonnant que Land ne voie pas lui-même la contradiction entre le progressisme technologique et le traditionalisme réactionnaire – ou peut-être que ce paradoxe est justement le cœur de sa philosophie.

De même, l'usage pseudo-scientifique de certains concepts pose problème: le mélange de gnosticisme, d'occultisme et de numérologie donne à sa pensée une impression de profondeur, mais révèle une vision du monde où les références occultes peuvent primer sur la rigueur analytique. Cela fait de l'œuvre de Land davantage une fiction spéculative qu'une analyse philosophique sérieuse.

Finalement, la dystopie de Land n'est pas un avertissement, mais une vision qui semble autodestructrice, qu'il considère inévitable, voire souhaitable. Son approche met trop l'accent sur le chaos, négligeant la possibilité d'un changement maîtrisé. Alors que l'horizon de l'humanité menace de disparaître, il nous revient de décider si nous naviguerons à travers la tempête technologique ou si nous nous abandonnerons de bon gré à la gueule de la machine.

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