17/10/2025 lesakerfrancophone.fr  28min #293678

Le culte du « c'est pas possible alors il va falloir le supporter »

Par Aurelien - Le 8 Octobre 2025 - Source  Blog de l'auteur

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Je pensais commencer cet essai par un autre exemple, mais au même moment j'essayais de faire mon don annuel à l'irremplaçable site  Naked Capitalism d'Yves Smith et, comme toujours, Internet semblait déterminé à m'en empêcher. Je ne pouvais pas payer par carte de crédit, je ne pouvais pas payer par virement bancaire, et finalement, serrant les dents, j'ai utilisé PayPal qui, après deux tentatives s'est terminé par le gel de l'écran après ce qui m'a semblé être une transaction réussie. J'espère qu'Yves aura l'argent. Mais d'un autre côté, plus tôt dans la journée, j'ai réussi à acheter un billet de train aller-retour en n'ayant à recommencer qu'une seule fois, donc finalement tout n'est pas si mal.

Bon, je ne vais plus vous infliger mes frustrations triviales du quotidien ; je veux juste les utiliser pour introduire un argument sur la raison pour laquelle « rien ne fonctionne bien aujourd'hui«, ce que je trouve vrai et que tous ceux que je rencontre trouve aussi. Il y a une litanie bien établie : des sites qui ne fonctionnent pas, des appels téléphoniques non retournés, des paiements non reçus, perdus ou débités deux fois, des relevés ridicules de gaz et d'électricité qui ne peuvent apparemment pas être rectifiés, de pièces de rechange basiques d'appareils électroménagers non disponibles, de la correspondance perdue dans les entrailles des organisations, entreprises et organisations qui se sont repliées derrière des murs de chatbots et de FAQ, derrière lesquelles il n'y a personne à qui envoyer un courrier électronique. Et sans doute pouvez-vous penser à une douzaine d'autres exemples personnels. Mais, ce qui est bien pire, personne ne semble vraiment s'en soucier.

La conséquence en est une méfiance croissante à l'égard des organisations et des entreprises privées, à tous les niveaux, et une prise de conscience croissante que vous ne pouvez tout simplement pas vous permettre de penser que tout fonctionnera bien. Vous devez donc tout revérifier, faire des copies, envoyer des copies, passer des appels téléphoniques, faire des visites personnelles, juste pour essayer de vous assurer que ce qui devrait arriver automatiquement se produira réellement. La seule chose pour laquelle les organisations sont bonnes, j'ai trouvé, c'est pour vous soutirer de l'argent, et souvent à tort. Il y a une raison pour laquelle il en est ainsi, et nous y reviendrons.

De plus, l'idée que le gouvernement et ses services devraient fonctionner correctement semble maintenant pittoresque et démodée. Je n'ai pas besoin d'insister à nouveau sur la pagaille de la réponse des gouvernements occidentaux au Covid et à la crise ukrainienne, ni sur leur apparente impuissance face au changement climatique. Mais il est néanmoins intéressant de noter que l'échec ne résulte pas seulement du déclin des capacités de l'État, mais aussi d'une attitude hautaine qui dit : Nous ne pouvons pas le faire, Ce n'est pas possible, Ne faites pas une telle demande, la réponse est non. Le spectacle pitoyable que les gouvernements ont présenté au cours des dernières années est fondamentalement celui de politiciens qui pensaient que la politique n'était qu'une question de prendre le pouvoir puis, en grande partie, ne rien faire, mais qui ont été contraints par la pression des événements à essayer de faire quelque chose, ce qui a résulté en une pagaille totale. Pas étonnant, comme avec le Covid, que la tentation soit de déclarer le problème résolu le plus rapidement possible, afin qu'ils puissent recommencer à ne rien faire, car cela au moins ils savent bien le faire.

Mais pourquoi doit-il en être ainsi ? En termes simples, la société occidentale (comme d'autres, oui, mais je n'ai qu'un espace limité) est passée par différentes phases de croyance, dont celle de la possibilité d'un avenir meilleur à celle qu'un avenir meilleur n'était pas possible, ou même souhaitable, et que cela ne valait même pas la peine d'essayer. Et lorsque vous ne croyez plus qu'un avenir meilleur est possible, vous perdez tout intérêt à sauvegarder le présent. Depuis la dernière génération ou plus, nous sommes piégés dans un cas de deuxième phase, et je ne vois pas bien comment nous allons nous en sortir.

Maintenant, ce que vous considérez comme un "avenir meilleur" dépend en grande partie de votre date de naissance. Il y a toujours eu un "avenir meilleur" élitiste, en grande partie mais pas exclusivement, lié au progrès scientifique et technique. Depuis Platon, les penseurs de l'élite ont visualisé des avenirs idéaux correspondant à leurs propres besoins et souhaits et, au cours des cent dernières années, la science et la technologie leur ont donné des outils pour réaliser leurs rêves, du moins en théorie. Mais peu de ces outils - et « l'intelligence artificielle » n'est que la dernière idée folle - n'ont été consciemment conçue pour profiter aux gens ordinaires, et ils n'ont pas non plus été consultés. En revanche, les choses qui ont réellement amélioré la vie des gens ordinaires ont été créées sans histoires, sans investissements massifs, et souvent par des personnes aux moyens et aux réalisations modestes, et ont été gérées efficacement une fois établies. Si nous considérons dans quelle mesure notre civilisation a bénéficié d'eau potable, de toilettes et de salles de bains intérieures, d'un système fiable d'élimination des déchets, d'une législation sur la sécurité au travail, de la législation sur la qualité de l'air des années 1960 et de simples vaccinations contre les tueurs de masse comme la variole et la poliomyélite, puis considérez dans quelle mesure cette civilisation a bénéficié, disons du Bitcoin, alors nous pouvons voir dans quelle mesure et à quelle vitesse nous avons décliné.

Ce que ces exemples ont en commun, c'est qu'ils ont amélioré la vie des gens ordinaires à un moment où l'amélioration progressive de la vie des gens ordinaires et le maintien de ces améliorations étaient à la mode. Maintenant ce n'est plus le cas et, en effet, on prétend souvent que c'est impossible de toute façon. Aujourd'hui, il est acquis que la vie des gens ordinaires va empirer, et si vous n'aimez pas ça, vous n'avez qu'à faire autre chose. Le retour des maladies infantiles mortelles, l'augmentation de la mortalité infantile, la faim et le sans-abrisme ne sont apparemment que des choses auxquelles nous devons nous habituer, et de toute façon, nous ne pouvons rien y faire. Cela ne vaut même pas la peine d'essayer, et toute tentative ne fera qu'aggraver les problèmes.

Je ne pense pas que personne de nos jours parle de « conscience sociale«, sauf peut-être en relation avec des pays lointains dont nous ne connaissons pas grand-chose. (Nous avons ainsi délocalisé notre sentiment de culpabilité et de responsabilité pour la souffrance comme nous avons délocalisé tout le reste.) Dans l'Angleterre du XIXe siècle,  les observations détaillées d'Henry Mayhew sur la vie des pauvres de Londres et  le travail polémique de Charles Booth, avec son argument explicite selon lequel les pauvres d'Angleterre étaient dans un état aussi mauvais ou pire que celui de "l'Afrique la plus sombre", faisaient partie d'une série d'initiatives qui ont en fait ému la conscience de l'époque et ont conduit à des pressions pour le changement et, en temps voulu, aux changements eux-mêmes.

Mais pour exiger le changement, et encore plus pour le mettre en œuvre, il faut croire que le changement est possible. Ce discours est devenu tellement entaché et souillé maintenant par des décennies d'abus, qu'il est difficile d'imaginer un moment où un changement progressif pour le mieux semblait non seulement possible mais, avec un peu de travail, inévitable. (Familièrement, « changement » signifie aujourd'hui « empirer les choses » et « gestion du changement » signifie forcer les gens à accepter une vie pire.) À son tour, cela nécessite de croire que les sociétés ne sont pas statiques, que les relations sociales et économiques et les hiérarchies ne sont pas figées et que le changement n'est pas nécessairement pour le pire. Cette conviction a été renforcée par l'expérience pratique : lorsque l'éducation universelle a été introduite, lorsque les pauvres ont reçu un logement décent, lorsque des restrictions sur la journée de travail ont été introduites et lorsque les enfants n'avaient plus à aller travailler à l'âge de huit ans alors, plutôt que la société se soit désagrégée, les pays sont devenus plus riches, plus heureux et de meilleurs endroits où vivre. Oh, et même les crimes contre la propriété ont baissé.

Nos élites autoproclamées n'affectent même plus de le croire. À l'extrémité un peu plus intellectuelle du spectre, les sociétés et les économies sont censées être soumises aux lois économiques d'acier de la "concurrence", ce qui signifie qu'améliorer la vie des gens ordinaires, ou même essayer de préserver ce qui existe encore, rend le pays « non compétitif. » Et il y a une ligne de pensée très importante et plutôt dangereuse, issue de l'historien français François Furet et de ses travaux sur la Révolution française, qui voit toutes les tentatives d'amélioration de la société conduire inévitablement au Goulag et à la guillotine. Pour l'influent philosophe britannique John Gray, les Lumières elles-mêmes ont conduit à des projets sociaux "utopiques" qui, à leur tour, ont conduit aux terreurs autoritaires du XXe siècle. (On peut accorder une certaine validité à de tels arguments sans accepter que, par exemple, l'élargissement de la gamme d'enfants pouvant fréquenter l'université implique l'ouverture concomitante de camps de concentration.) À l'extrémité un peu moins intellectuelle du système, il s'agit effectivement de la justification pro forma de la cupidité et du désir psychopathique de richesse et de pouvoir.

De telles idées ont une longue histoire et apparaissent sous un certain nombre de formes différentes, se chevauchant nécessairement dans le temps et dans la portée. On peut néanmoins distinguer une série d'arguments distincts. Le plus simple est que le monde en est là parce qu'il a été créé de cette façon, et toute tentative d'améliorer le sort des gens ordinaires est un blasphème. Ce point de vue est évidemment associé à des croyances religieuses radicales de différents types, en particulier celles de tendance déterministe. Ainsi, les enseignants occidentaux dans les sociétés musulmanes sont poussés à la distraction par des étudiants qui croient qu'ils réussiront leurs examens inch'allah, et donc la révision et la préparation ne sont pas vraiment importantes. Ce sont des sociétés où la prédestination est supposée, et donc l'action humaine est au mieux inutile et au pire blasphématoire. Dans Mountolive de Lawrence Durrell, le troisième livre du Quatuor d'Alexandrie, il y a une scène où le héros éponyme, dont la vie et les expériences sont vaguement basées sur celles de Durrell, est assis dans un restaurant sous des arbres dont le nom de tous ceux qui mourront cette année-là est inscrit sur les feuilles.

Nous trouvons la même chose dans le christianisme bien sûr, parfois avec des résultats de grande portée. Les calvinistes hollandais et les Huguenots français qui se sont installés dans la colonie du Cap n'acceptaient qu'une seule source de connaissances et de conseils : la Bible. Elle leur disait qu'ils étaient comme les Juifs de l'Ancien Testament, fuyant la persécution vers une terre promise que Dieu leur avait réservée. Pendant plusieurs siècles, la Bible était le seul livre que possédaient la plupart des familles, et toute connaissance ou croyance non trouvée dans la Bible était déclarée fausse. Bien que cela ne soit pas beaucoup souligné maintenant, le système d'apartheid était en partie basé sur la révélation biblique affirmée de l'existence de races différentes et inégales, et de la domination que Dieu avait donnée aux Afrikaners sur tous les autres (y compris, bien que cela n'ait pas été dit à haute voix, les Anglais.) Les idées d'égalité raciale, ou même les mouvements dans la direction des sociétés libérales modernes n'étaient pas seulement une conspiration communiste, mais un blasphème contre Dieu. (L'Église réformée néerlandaise a finalement changé d'avis sur l'apartheid en 1986, mais vous pouviez encore rencontrer des Afrikaners qui, des années plus tard, s'accrochaient encore à ces anciennes croyances.)

À l'autre bout du monde et du spectre religieux, l'Église catholique en Espagne détenait au XVIIIe siècle plusieurs records d'obscurantisme vicieux, parfois dans des domaines inhabituels. Le roman Hombres Buenos d'Arturo Perez Reverte de 2015 raconte l'histoire vraie du dangereux voyage à Paris d'un groupe d'Espagnols cherchant à acheter un exemplaire de l'Encyclopédie de Diderot, et opposé à chaque étape par l'Église qui se méfiait de tout ce qui ne se trouve pas dans la Bible et les écrits officiellement acceptés par l'Église. Cette Église interdisait aux marins espagnols de l'époque d'utiliser des inventions modernes comme la boussole et le sextant, affirmant qu'ils devaient faire confiance à Dieu pour les amener au bon endroit. Cela signifiait, entre autres, que les Espagnols furent à la traîne dans les enjeux d'exploration, alors que personne ne suggère que l'anti-modernisme dogmatique n'a d'effets quantifiables.

De retour sur la terre ferme, une version plus douce de cette façon de penser soutenait que, prédestination ou non, le monde avait été conçu par Dieu dans les moindres détails. Pas seulement les riches et les pauvres, les seigneurs et les paysans, mais aussi les guerres et la famine, la mortalité infantile et les terribles maladies faisaient toutes partie du Plan Divin, et nous ne pouvions pas plus comprendre ce Plan qu'un scarabée sur le bureau d'Einstein ne pouvait comprendre la Théorie de la Relativité. Ainsi, les tentatives d'améliorer le sort des gens ordinaires, encore plus de leur accorder une part du pouvoir politique, étaient des blasphèmes contre l'ordre divin des choses. Et de telles idées étaient largement acceptées : les paysans vendéens qui se sont soulevés contre la Révolution croyaient qu'elle bouleversait l'ordre des choses donné par Dieu, et ils se sont battus sous la devise Pour Dieu et le Roi. Et des hommes d'église encore plus réfléchis et modérés essayaient de persuader les autres que, eh bien, Dieu avait créé le monde comme ça, et vraiment nous devrions être très prudents avant de commencer à jouer avec ça. Si Dieu n'avait pas voulu de riches et de pauvres, s'il n'avait pas voulu qu'une grande proportion d'enfants meurent avant l'âge de dix ans, alors vraisemblablement le monde aurait été ordonné différemment. Mais ce n'était pas le cas, et nous devions respecter cela.

La version laïque est bien sûr le genre de scepticisme civilisé que l'on retrouve dans le traitement de la Révolution française par Burke. Si Burke croyait sincèrement que le système politique anglais délabré et corrompu qu'il défendait était "le résultat d'une réflexion approfondie", ce qui semble peu probable, il était à l'origine d'un type de théorisation réactionnaire qui se présentait publiquement comme un simple pragmatisme, une approche raisonnable et modérée du changement, tenant compte de la nature humaine et des dangers d'aller trop vite trop tôt. Après tout, songeaient de nombreux conservateurs de l'époque, une fois que vous avez commencé à vous mêler de la société, où cela pourrait-il vous mener ? Une concession ici et une concession là, et bientôt vous auriez des révolutions et des guillotines. Donc, à la fin, vous ne faites rien du tout, car il y a toujours un argument raisonnable et prudent contre le fait de faire quelque chose en particulier. Comme on l'a souvent soutenu dans la première moitié du XIXe siècle, c'est très bien d'apprendre aux gens à lire, mais que se passera-t-il s'ils lisent de mauvaises choses ? Les conservateurs croyaient comprendre la nature humaine : les salaires de famine garantissaient que les travailleurs ne gaspilleraient pas inutilement l'argent excédentaire. Un niveau de chômage sain a forcé les paresseux à chercher du travail. En effet, avec le recul, l'étendue de la méfiance et du mépris de la classe dirigeante envers nos ancêtres semble presque sans limite. Je suis né dans l'une des premières générations de logements sociaux en Angleterre à avoir enfin des salles de bains et des toilettes intérieures. Après tout, les pauvres ne se lavaient pas de toute façon, alors à quoi servait une salle de bain ? Et ces préjugés vulgaires ont été à leur tour renforcés par la vulgarisation des travaux de Darwin et de Malthus. Haussement d'épaules : ce serait bien pour les gens ordinaires d'avoir ces choses, je suppose, mais à la fin c'est juste un gaspillage d'argent.

Néanmoins, il y avait des contre-arguments, et de plus en plus de voix s'élevaient pour affirmer que des progrès étaient possibles et que la vie des gens ordinaires pouvait en fait être améliorée. Mais la condition indispensable pour ce genre de réflexion était que le changement soit effectivement possible, et pas seulement une sorte de rêve utopique, comme le pays de Cocagne du Moyen Âge. La Révolution française a été fondamentale ici, moins à cause de son idéologie, aussi importante soit-elle, que parce que pour la première fois le pouvoir politique s'est incontestablement éloigné de l'aristocratie foncière pour aller vers les classes moyennes urbaines, montrant que les rapports de pouvoir traditionnels n'étaient pas, en réalité, immuables. C'est ce qui effrayait tant Burke et ses contemporains : peut-être que les gens ordinaires exigeraient bientôt aussi une part du pouvoir. Et en effet, c'est exactement ce qui s'est passé.

Une fois que vous acceptez que le changement et l'amélioration sont en fait possibles, beaucoup de choses suivent. En particulier, nous voyons les débuts de spéculations sur ce à quoi pourrait ressembler un monde meilleur, exploitant souvent les forces de la technologie, qui représentent symboliquement le pouvoir croissant des classes moyennes instruites qui s'occupent de la conception et des classes ouvrières qualifiées qui font le travail. Les romans les plus célèbres de Jules Verne sont contemporains des derniers jours de Napoléon III et de l'installation de la Troisième République, tout comme les grands travaux de HG Wells sont contemporains de la fondation des partis de masse de gauche et de l'organisation des syndicats modernes. Le changement des schémas de pouvoir (la technologie impliquait un transport mécanique qui pouvait être perturbé par des grèves) a commencé à améliorer la vie des gens ordinaires.

Il y a eu aussi les changements intellectuels. Les découvertes de Charles Lyell en géologie et de Charles Darwin dans la théorie de l'évolution ont montré que la vision traditionnelle d'un monde récemment créé et essentiellement immuable ne pouvait être maintenue. Karl Marx a pour la première fois proposé une vision évolutionniste du développement économique et prédit, à juste titre, que le capitalisme effréné finirait par se manger lui-même. Sigmund Freud a ouvert tout un monde insoupçonné, celui de l'inconscient, et a porté le coup fatal à des interprétations purement mécanistes de la pensée et du comportement humains. Par la suite, la physique quantique a révélé que le monde était encore plus étrange que les théories les plus étranges des mystiques chrétiens, et John Maynard Keynes a produit un manuel sur la façon de conduire raisonnablement une économie sans que la voiture sorte de la route.

La découverte, en effet, était l'un des thèmes de l'époque : (Il est intéressant de noter que les découvertes et les écrits de Freud datent de la même période que les voyages et les publications des premiers explorateurs européens sérieux en Afrique, le dernier « continent inconnu » pour les Européens.) Pour la première fois, les noms des scientifiques furent connus du grand public. Les documentaires animaliers de David Attenborough et les aventures sous-marines de Jacques Cousteau ont révélé des merveilles insoupçonnées à quiconque possédait un téléviseur. Jusque dans les années 1960, la confirmation apparente de la théorie du "Big Bang" a fait la une des journaux du monde entier. L'avenir semblait également passionnant : de nouvelles opportunités s'ouvraient aux gens ordinaires, dans un monde où ils pourraient commencer à prendre pour acquis de l'eau potable, de quoi manger, des installations sanitaires intérieures et être libérés de la pauvreté et des maladies infantiles. De telles opportunités n'étaient pas nécessairement liées à l'enrichissement non plus. Une génération auparavant, j'aurais quitté l'école à quatorze ans pour aller travailler dans un bureau : j'ai eu la chance de vivre pendant la brève période où des enfants d'origines peu distinguées pouvaient espérer aller à l'université pendant quelques années, et même être payés pour étudier.

De toute évidence, cette période n'était pas une utopie (même si cela aurait semblé ainsi à un Londonien de la classe ouvrière du siècle précédent.) Mais c'était une époque où l'on supposait que les changements positifs progressifs étaient la norme, en particulier dans la vie des gens ordinaires. Ce qu'on appelait en Europe le « socialisme municipal«, la fourniture de services peu glorieux mais essentiels à la communauté locale, tels que l'électricité, l'eau et l'éclairage public, étaient des exemples de cette approche. Et comme ces services étaient gérés par des conseils élus, ils devaient répondre aux demandes populaires. À l'époque, rien de tout cela n'était controversé.

Je ne pense vraiment pas que, disons à la fin des années 1960, le genre de monde que nous avons aujourd'hui aurait été imaginable, en dehors des pages de science-fiction dystopique. Et il est intéressant de noter que la science-fiction elle-même est devenue principalement dystopique à partir du début des années 1980, dans les œuvres de William Gibson et d'autres, décrivant un monde où chaque avancée sociale et économique depuis le XIXe siècle a été effectivement renversée. À l'époque, cela semblait, eh bien, fictif. La science-fiction n'était pas toujours de gauche, loin de là, mais ses auteurs avaient historiquement célébré le potentiel des humains à s'améliorer et à améliorer leur condition. Au-delà de la mythologie superficielle des voitures volantes et des vaisseaux spatiaux, il y avait une excitation quant aux possibilités du futur et la conviction qu'il pourrait être meilleur que le passé.

En effet, il semblait incompréhensible que le monde puisse reculer. Après tout, quel parti pourrait espérer accéder au pouvoir politique en promettant plus de pauvreté, de moins bons soins de santé et un chômage plus élevé ? Certaines des raisons pour lesquelles cela a changé étaient sociales : la montée d'une nouvelle classe ouvrière en col blanc et d'une classe moyenne inférieure qui avaient grandi dans la prospérité et commençaient à s'identifier à la partie la plus riche de la population et à mépriser la classe sociale dans laquelle ils étaient nés. Mais une grande partie fut accidentelle. Comme je l'ai déjà souligné, en Grande-Bretagne où la pourriture a commencé, Mme Thatcher n'était pas destinée à devenir la chef du parti conservateur. Dans des circonstances légèrement différentes, elle n'aurait jamais gagné en 1979, et si le Parti travailliste n'avait pas décidé de se suicider, elle aurait été virée en 1983. Le public britannique n'était pas convaincu, et en effet l'opinion publique en Grande-Bretagne s'est déplacée vers la gauche dans les années 1980, et reste à gauche du gouvernement même aujourd'hui. Un parti de gauche authentique aurait remporté la victoire au début des années 1990 au plus tard. Les partis de la Gauche théorique ont en effet été élus à l'époque, mais ils manquaient totalement du zèle réformiste de leurs prédécesseurs et ont rapidement rejoint le consensus selon lequel maintenir une vie décente pour les gens ordinaires était trop difficile, désolé. Tu devras juste le supporter. Pourquoi en fut-il ainsi ? Pourquoi les forces auparavant imparables pour améliorer la vie des gens ordinaires se sont-elles soudainement désintégrées comme des bonhommes de neige sous la pluie ?

Il y a de nombreuses raisons, mais je n'en retiendrai que deux. La première est que les partis de gauche ont changé sociologiquement, en particulier au plus haut niveau. Célèbre, Friedrich Ebert, le premier président socialiste d'Allemagne après 1919, avait été apprenti sellier dans son enfance, et plus tard propriétaire d'un pub. Gerhard Schroeder était un avocat pour des causes de gauche à la mode. Leurs dirigeants sont de plus en plus éloignés de ceux qu'ils prétendent représenter, et les responsables locaux du parti sont désormais de plus en plus issus des classes moyennes instruites. Si vous êtes professeur d'université, que votre conjoint est avocat et que vous vivez dans une belle maison alors, malgré la meilleure volonté du monde, il est difficile de s'identifier à vos électeurs de la classe ouvrière qui ne parlent pas correctement et ont quitté l'école à quinze ans. Vous auriez donc participé à des "manifestations" contre la guerre du Vietnam, vous vous seriez soucier profondément de la Bosnie et de la famine en Somalie et vous auriez prié pour le renversement de Slobodan Milosevic. Vous auriez payé votre jardinier et votre femme de ménage en espèces et vous vous seriez plaint du taux de l'impôt sur le revenu.

L'autre raison est que les partis de gauche, toujours masochistiquement prêts à croire au pire et à supposer que le combat est perdu avant qu'il n'ait commencé, avalent sans critique les absurdités sur la Fin de l'Histoire, et croient que la domination américaine, la mondialisation et la désindustrialisation sont là pour durer et qu'il faut juste apprendre à vivre avec. Maintenant que tout cela est remis en question, ces partis n'ont nulle part où aller (voir M. Starmer.) Le seul slogan électoral qu'ils ont pu inventer est « si vous pensez que nous sommes mauvais, les autres sont encore pires«, ce qui n'a pas très bien joué. Dans le processus, ils ont complètement abandonné toute initiative réelle, ou même des promesses, pour améliorer la vie des gens ordinaires. Le progrès a été remplacé par la régression. De plus en plus de gens ne se donnent plus la peine de voter, car à quoi ça sert ?

Ainsi, les chefs de parti bien-pensants et mieux-disants, peu enclins à faire quoi que ce soit de pratique, ont cherché autour d'eux un débouché pour leurs énergies politiques et ont trouvé et nourri la politique identitaire dans ses différentes étapes et apparences. Cela présente de nombreux avantages, notamment parce que cela ne nécessite aucune action ou engagement réel, juste des bonnes opinions et le bon discours. Cela leur permet de se sentir supérieur aux autres et de les juger en fonction de leurs opinions plutôt que de leur comportement. Cela leur permet de « lutter » non pas contre des individus qui pourraient riposter, mais contre des abstractions telles que le « racisme » et le « sexisme » qui n'ont aucune existence objective, parce qu'elles ne peuvent jamais être correctement identifiées et ne peuvent jamais être vaincues, vous fournissant ainsi un travail, ou une cause, pour la vie. Cela leur permet de détruire idéologiquement leurs ennemis sans risque ni même inconvénient pour eux-mêmes. Surtout, cela leur fournit un répertoire de codes et de signaux pour afficher leur propre vertu, rechercher les personnes partageant les mêmes idées et éviter les face à face.

Cela m'a toujours étonné que quiconque puisse sérieusement supposer que ces idées, et les écrits des théoriciens qui sont censés les sous-tendre (Foucault, Derrida, Deleuze...) sont dans tous les sens du terme de « Gauche«. En fait, ils sont profondément conservateurs dans leur formulation et encore plus dans leurs effets pratiques. Ils fournissent un nouvel ensemble de justifications pour expliquer pourquoi rien ne peut changer, pourquoi le progrès n'est plus possible et pourquoi, en effet, les tentatives de changer et d'améliorer les choses sont inutiles et même contre-productives. Ce n'est pas un hasard si ces idées ont été heureusement reprises par la Droite dans les affaires et le gouvernement, et utilisées comme une forme de discipline idéologique.

S'il est vrai que Foucault, par exemple, était associé à certaines causes codées "progressistes" (l'une était la réforme pénitentiaire), lui et ses pairs ne s'intéressaient guère aux causes traditionnelles de la gauche. Ils soutenaient non pas les grèves massives de mai 1968, les plus importantes de l'histoire de France, mais les étudiants de la classe moyenne parisienne qui réclamaient plus de liberté de la part de Papa et maman. La bâtardisation des vues de Foucault et d'autres aux États-Unis sous le titre étrange de "Théorie française", comme si elle était homogène, repose maintenant comme une couverture étouffante sur quiconque et toute institution qui cherche à améliorer la vie. Tout est pouvoir et domination, toute victoire apparente n'est qu'une défaite cachée, tout progrès est illusoire puisque le pouvoir se retire simplement dans des positions mieux cachées. (C'est bien sûr l'un des ancêtres des théories du complot modernes : le fait qu'il n'y ait aucune preuve que de telles conspirations existent montre simplement à quel point elles sont dissimulées.)

Ainsi, vous pouvez voir le rôle agressif de Mme von der Leyen dans le conflit ukrainien comme un triomphe pour les femmes du monde entier (ou peut-être pas), mais en fait, ce n'est qu'un exemple de structure de pouvoir misogyne qui trouve des moyens de contrôle plus subtils. Vous pensez peut-être que donner de l'argent à un sans-abri est un acte de charité, mais en fait, ce n'est qu'un symbole de la domination humiliante des riches sur les pauvres, tout comme on les envoyait travailler dans des maisons pauvres il y a deux siècles. Vous pouvez croire que vous entrez dans une relation à long terme avec quelqu'un pour qui vous ressentez de l'amour, alors qu'en pratique, vous vous impliquez simplement dans une lutte sado-masochiste sans fin pour le pouvoir et la domination. (Compte tenu de ce que nous savons de la vie privée de Foucault, c'était probablement vrai dans son cas.) Vous pouvez croire que vous faites le bien en envoyant de l'argent pour les secours en cas de catastrophe dans le Tiers Monde, mais en pratique, vous ne faites que reproduire les schémas traditionnels de domination néocoloniale et raciste. De toute façon, rien ne vaut la peine d'être fait : tous les sentiments les plus fins, tous les sentiments altruistes, peuvent être déconstruits en une poursuite de l'exercice du pouvoir, et finalement tout est déconstruit, même l'enseignement de la déconstruction lui-même, ce qui implique bien sûr une relation de pouvoir entre enseignant et élèves.

Rien ne peut jamais changer, par conséquent, rien ne peut jamais s'améliorer, même si cela semble être le cas superficiellement. La société est aussi statique dans cette formulation qu'elle l'était dans l'Espagne du XVIIIe siècle.  J'ai déjà soutenu que notre société se mange effectivement et que notre système politique est à la fois la cause de l'épuisement et  est lui-même épuisé, et je ne répéterai pas tout cela ici. Entre les globalistes et les fanatiques du marché d'un côté, et ceux éblouis par la déconstruction de l'autre, nous n'avons aucun mythe de Progrès pour nous soutenir, seulement un mythe de régression. Le mieux que nous puissions faire est de saisir ce que nous pouvons pendant que nous le pouvons dans une société en déclin, de combattre vicieusement les autres pour un accès décent aux soins de santé et à l'éducation, d'épargner et d'emprunter frénétiquement pour avoir une maison au lieu d'être sans abri, de chercher désespérément un avantage financier personnel où et quand nous pouvons le trouver. Ici, la « Droite » et la « Gauche » moderne ont une vision commune d'une société de tous contre tous, où les gagnants sont ceux qui parviennent à s'accrocher au plus grand nombre possible des composantes traditionnelles d'une vie décente.

Il va sans dire que l'action collective est donc inutile. Elle ne peut rien accomplir, puisque les théories des structures de pouvoir et les lois d'airain de l'économie nous disent que seul l'individu compte, et que toutes les relations sont nécessairement conflictuelles, dominantes/soumises et font partie d'un jeu à somme nulle. Même le passé est réécrit, pour réinterpréter ce qui était historiquement considéré comme de l'altruisme comme de l'égoïsme, et les efforts collectifs comme des exemples d'opérations insidieuses menées par des structures de pouvoir profondément cachées, au cas où le passé deviendrait une source d'inspiration pour le présent et l'avenir. Cela ne fait donc aucune différence pour qui vous votez, ou si vous êtes membre d'une organisation caritative, d'une église ou d'un syndicat. Autant abandonner avant de commencer. Offrir un meilleur service aux clients, améliorer l'éducation ou les soins de santé, voire entreprendre des améliorations des infrastructures, est inutile et même contre-productif. Il est fascinant de voir la manière dont le sentiment de sécurité et de prospérité des années 1960 a été soigneusement occulté, à la 1984, juste au cas où les gens commenceraient à penser que le plein emploi et le fonctionnement des services publics sont tout à fait possibles. (Oh, quel sexisme à l'époque ! Quelle horreur ! Tu l'as vécu alors ? Non, mais j'ai lu sur le sujet dans ce livre qui est sorti l'année dernière.)

Aucune société construite sur le culte du « C'est pas possible » ne peut durer très longtemps. En fin de compte, il est impossible de cacher le fait que dans le passé, et d'ailleurs dans de nombreux autres pays aujourd'hui, les systèmes fonctionnent raisonnablement bien et que les gens peuvent espérer, et espèrent, une vie meilleure à l'avenir. Il y a des signes que dans de nombreux pays occidentaux, les gens commencent enfin à se rebeller contre l'immobilisme et le pessimisme qui dominent le paysage politique. Le problème est évident : aucun des partis politiques établis n'a d'histoire convaincante à raconter sur la façon dont la société peut commencer à s'améliorer ou, au minimum, cesser de s'aggraver. Oh, il y a bien des discussions sur la façon dont l'IA va nous rendre tous riches, ou sur la façon dont encore plus de délocalisations et de coupes dans la sécurité sociale vont redresser l'économie. Mais au final, le message est effectivement celui de l'Église dans l'Espagne du XVIIIe siècle : vous n'avez qu'à le supporter. Et ce n'est plus la peine de faire appel aux partis traditionnels du bien commun-la vieille Gauche ou la Droite civilisée-parce que leurs cerveaux ont été mangés par des parasites. Lorsque les services ne fonctionnent pas, l'important est de réclamer autant de bons emplois que possible pour votre groupe identitaire. Lorsque les universités n'éduquent plus, alors ce qui compte, c'est que l'idéologie qu'elles propagent soit la vôtre. Quand tout est trop difficile, concentrons-nous sur le partage du butin. Au moins on sait faire ça.

C'est terriblement dangereux bien sûr. Tondre le « gazon de l'électorat » n'est une politique viable que tant que l'électorat accepte d'être tondu. Mais que se passera-t-il quand ils ne le voudront plus ? Prenons un exemple de l'histoire, demandez-vous. Très bien. J'ai lu  un nouveau livre de l'historien français Johann Chapoutot, qui couvre en détail les trois dernières années de la République de Weimar, et qui, je l'espère, paraîtra bientôt en anglais. Il dépeint un gouvernement libéral-autoritaire obsédé par la réduction des dépenses, en pleine dépression économique et, perdant progressivement le pouvoir et les élections, un Parti socialiste soutenant le régime d'austérité par crainte du pire, des partis marginaux de Gauche et de Droite recueillant les votes, et un gouvernement essayant de gouverner sans mandat ni majorité. Entrez Kurt von Schleicher, génie manipulateur maléfique qui a décidé que ce serait une bonne idée d'utiliser le Parti nazi, perdant rapidement et efficacement son soutien en faillite. Pourquoi ne pas diviser le Parti, songea-t-il, en invitant Gregor Strasser au gouvernement et en écartant l'idiot bavarois Hitler ? Sauf que Hindenburg malade voulait Hitler à la place. Eh bien, pourquoi pas, de toute façon, les nazis se sépareraient rapidement et disparaîtraient dans quelques années.

C'est une vertu du livre de Chapoutot d'éviter complètement le recul, et le résultat est une sorte de farce tragique glaciale, car l'incompétence et la stupidité rivalisent avec la recherche d'avantages politiques et financiers à court terme pour ruiner un pays tout à fait inutilement. Bien sûr, l'histoire ne se répète pas, mais comme je le dis toujours, la politique est comme l'ingénierie, et les mêmes pressions et stress ont tendance à produire des résultats similaires. Lorsqu'un problème ne peut être résolu par des moyens ordinaires, les gens se tournent vers des moyens extraordinaires. Lorsque les partis politiques conventionnels refusent de répondre aux vrais griefs, les gens se tourneront vers des griefs non conventionnels. Le Culte du « C'est pas faisable » peut fonctionner lorsque des sociétés entières acceptent une justification religieuse ou idéologique au statu quo et au refus du progrès. Mais cela ne peut pas fonctionner lorsque le seul argument est « parce que nous le disons alors vous devrez simplement le supporter«.

Aurelien

Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone

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