19/10/2025 reseauinternational.net  9min #293839

Les ports africains, ces nouvelles artères du monde multipolaire sur les routes de la soie

par Mohamed Lamine Kaba

Les quais africains, jadis simples zones d'embarquement du pillage colonial, deviennent les points cardinaux d'un basculement historique : celui du transfert du centre de gravité du monde vers le Sud global. Dans les vagues de la mer Rouge et de l'océan Indien s'écrit désormais le destin multipolaire du XXIe siècle.

Lorsque Xi Jinping lança, en 2013, à Astana et à Jakarta, l'initiative des Nouvelles Routes de la Soie (Belt and Road Initiative -  BRI en anglais), peu d'observateurs du monde occidental imaginèrent que son architecture géostratégique la plus décisive s'enracinerait sur un continent que les chancelleries européennes considéraient encore comme un «appendice périphérique» de l'économie mondiale : l'Afrique. Douze ans plus tard, ce continent n'est plus un décor, mais un acteur nodal du projet d'intégration le plus ambitieux de l'histoire contemporaine. N'est-ce pas que la prophétie s'est accomplie ? C'est-à-dire, l'Afrique n'est plus un théâtre d'opérations passif de la mondialisation : elle en devient la colonne vertébrale maritime, l'épine dorsale du monde multipolaire en ascension fulgurante.

Ce renversement n'est pas le fruit du hasard. Il résulte d'une lecture fine, presque intuitive, du temps long de l'histoire. Là où le microcosme occidental n'a vu dans les littoraux africains que des cicatrices du pillage colonial, Pékin y a perçu des promesses. La Chine a compris que la mer est politique et que les ports ne sont pas de simples terminaux commerciaux : ils sont des géographies du pouvoir. Ainsi, en à peine une décennie, elle a financé, construit ou modernisé plus de quarante ports africains, transformant les côtes du continent en un vaste archipel d'interconnexions logistiques.

De Djibouti à Tanger Med, de Mombasa à Durban, de Port-Saïd à Walvis Bay, se dessine une nouvelle cartographie du monde. Le port de Djibouti, par exemple, contrôle le stratégique détroit de  Bab el-Mandeb, par où transite près d'un tiers du commerce mondial ; celui de Tanger Med, premier hub maritime d'Afrique avec plus de neuf millions de conteneurs par an, ouvre à la Chine une porte sur la Méditerranée et, par extension, sur le marché européen ; tandis que Port-Saïd, au débouché du canal de Suez, réaffirme l'importance vitale de la mer Rouge dans les échanges entre l'Asie et l'Afrique. Autant de nœuds maritimes qui, interconnectés, forment un arc sino-africain allant du Cap de Bonne-Espérance au canal de Suez, consolidant ainsi un espace de circulation autonome hors des radars occidentaux.

Cette mutation dépasse largement le registre économique : elle marque une transition civilisationnelle. En effet, les ports africains construits dans le cadre de la BRI incarnent le passage du commerce d'extraction au commerce d'intégration. Là où la colonisation construisait des rails pour extraire les matières premières vers les métropoles, la Chine bâtit des corridors pour relier les nations africaines entre elles et avec le reste du monde. Ainsi, le corridor Mombasa-Nairobi, le projet LAPSSET au Kenya, la liaison Tanzanie-Zambie-Congo ou le Transmaghrébin reliant Tanger à Tunis prolongent sur la terre ferme les artères maritimes des nouvelles routes de la soie.

En d'autres termes, l'Afrique n'est plus la périphérie d'un système qu'elle subissait : elle devient son pivot géoéconomique. Les infrastructures portuaires ne sont plus les appendices du pillage, mais les organes vitaux d'un corps continental en pleine renaissance. Pour la première fois, l'Afrique ne se contente pas d'exporter ses ressources, elle exporte aussi sa centralité stratégique.

C'est précisément cette centralité retrouvée qui inquiète les anciennes puissances. Car le microcosme occidental, englué dans la nostalgie de son unipolarité déclinante, regarde avec dédain cette montée en puissance d'un continent qu'il croyait condamné à l'assistance. Pourtant, derrière les grues chinoises et les quais africains modernisés se cache une révolution silencieuse : celle du partenariat d'égal à égal. La Chine, en misant sur la coopération infrastructurelle, oppose à la prédation historique une diplomatie du gagnant-gagnant. L'Occident contrôlait les routes maritimes ; Pékin les ouvre. L'un militarisait, l'autre construit. L'un imposait, l'autre connecte. Ce renversement méthodologique est aussi un renversement moral : l'Afrique devient le laboratoire du co-développement souverain, non plus l'arrière-cour d'un monde hiérarchisé. Autrement dit et, de façon élémentaire, autant de nœuds maritimes qui relient désormais la Chine, non plus à une Afrique «à exploiter», mais à une Afrique «à co-développer». La consolidation du macrocosme planétaire (Sud global) est une réalité tangible qui s'enracine dans l'initiative des nouvelles routes de la soie de Xi Jinping.

Cependant, réduire la Belt and Road Initiative à un simple projet commercial serait une erreur de perspective. Elle constitue avant tout une géostratégie d'équilibre planétaire. La Chine a compris que la puissance du XXIe siècle ne résiderait plus uniquement dans la domination militaire, mais dans la maîtrise des flux (commerciaux, énergétiques, numériques et culturels). Les ports africains, en ce sens, sont des instruments de reconfiguration du pouvoir mondial. Ils permettent à la Chine de sécuriser ses routes d'approvisionnement, tout en offrant à l'Afrique la possibilité de devenir un acteur à part entière du commerce mondial. Et plus encore, ils rendent tangible l'idée d'un monde multipolaire, où le Sud global devient le moteur de sa propre destinée.

Depuis 2021, les flux commerciaux transitant par les infrastructures liées à la BRI représentent plus de 65% du commerce mondial. Les ports africains de la BRI constituent ainsi le flanc Sud du nouvel ordre logistique international. En reliant la mer de Chine méridionale à la Méditerranée via la mer Rouge et l'océan Indien, la Chine et ses partenaires africains dessinent un corridor planétaire inédit. Ce corridor maritime ne se contente pas de transporter des conteneurs : il transporte une vision. Celle d'un monde qui se décentre, d'une puissance qui se partage et d'une prospérité qui se diffuse.

Or, ce basculement logistique entraîne un basculement politique. En reconfigurant les flux, la Chine redéfinit les zones d'influence. L'Arabie saoudite, l'Iran, la Turquie, l'Égypte, l'Éthiopie ou encore l'Afrique du Sud (membre fondateur) - aujourd'hui intégrés ou associés aux BRICS élargis - s'alignent peu à peu sur cette architecture multipolaire portée par Pékin. Pendant que Washington multiplie les sanctions, et que Bruxelles et Londres rédigent des rapports, Pékin tisse, patiemment, bien sûr, le réseau d'un monde alternatif. Et pendant que les médias occidentaux s'obstinent à dénoncer un prétendu «piège de la dette», les gouvernements africains, eux, inaugurent des terminaux, signent des partenariats, et découvrent qu'ils peuvent enfin choisir leurs alliances sans permission de qui que ce soit, de Washington à Bruxelles, de Londres à Paris, de Berlin à Madrid, et de Rome à Lisbonne.

Ce glissement silencieux, l'Occident le vit comme une hérésie. Il y voit un encerclement, un défi, voire une humiliation. Mais ce ressentiment traduit surtout une crise de légitimité et une peur de l'altérité. Car le modèle occidental, fondé sur la domination verticale, ne séduit plus. Le Sud global ne veut plus être commandé, il veut être connecté. Et chaque port africain modernisé par la Chine, chaque corridor ouvert, chaque fibre optique posée symbolise cette revanche du monde oublié.

De fait, l'onde de choc dépasse l'Afrique. Le Moyen-Orient lui-même a basculé sous l'effet de cette nouvelle logique. En 2023, la  médiation chinoise entre l'Iran et l'Arabie saoudite a mis fin à des décennies de rivalité, illustrant la puissance diplomatique douce de Pékin, appuyée sur les fondations économiques des routes de la soie. En Amérique latine, le Brésil, le Chili, le Pérou et bien d'autres encore s'intègrent désormais aux corridors logistiques sino-pacifiques. En Eurasie, la Russie, l'Inde et les États d'Asie centrale se réorganisent autour de la même dynamique post-occidentale. Ainsi, des rives de Tanger à celles de Valparaiso, une même trame se dessine : celle d'un monde qui se libère du centre pour redevenir un archipel de pôles souverains.

C'est là que réside l'essence même de la multipolarité : un ordre non plus dicté par un empire, mais tissé par des civilisations. Les ports africains, dans cette perspective, ne sont plus de simples points de transit. Ils sont les autels de la renaissance planétaire. Là où les bateaux européens embarquaient jadis l'or, les esclaves et les matières premières, ils accueillent désormais les conteneurs du futur, les flux numériques, les énergies nouvelles et les rêves d'un monde équilibré.

En définitive, l'histoire retiendra que le XXIe siècle n'a pas commencé à Washington, ni à Bruxelles, ni à Paris, encore moins à Londres, mais bien à Djibouti, Mombasa, Tanger Med et Dar es-Salaam. C'est là, sur les quais africains, que s'est amorcée la révolution silencieuse du monde multipolaire. Les nouvelles routes de la soie ne sont pas un projet chinois : elles sont le projet collectif du monde post-occidental. Elles incarnent la naissance d'un ordre où la puissance ne se mesure plus à la capacité de dominer, mais à celle de connecter.

Que chaque État africain comprenne que l'ouverture de ses ports à la Nouvelle Route de la Soie n'est pas un simple choix économique, mais un acte souverain de réappropriation du destin collectif du continent. En s'arrimant à cette architecture multipolaire, l'Afrique accélère le déclin de l'impérialisme américain, fissure le néocolonialisme européen et participe activement à l'édification d'un ordre mondial plus juste et équilibré. Ouvrir ses ports, c'est ouvrir l'avenir : celui d'un monde libéré des tutelles, connecté par la coopération et régi non plus par la domination, mais par la solidarité stratégique des nations souveraines.

Désormais, les ports africains ne sont plus les cicatrices du passé colonial, mais les poumons d'un monde nouveau. Et si cette transformation déplaît aux nostalgiques du vieil unipolarisme euro-américano-atlantiste, il leur suffira de consulter les cartes maritimes de 2030 : le compas du XXIe siècle pointera vers le Sud - vers ce Sud global qui, lentement mais sûrement, redessine la civilisation mondiale.

 Mohamed Lamine Kaba

source :  China Beyond the Wall

envoyé par Micheline Ladouceur

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