19/10/2025 voltairenet.org  5min #293840

 Douguine dissèque l'herméneutique de la « philosophie de la complexité » de Poutine pour le nouvel « ordre multipolaire »

Poutine s'inspire d'Edgar Morin et de ses notions de complexité, « chaosmos » et polycrise, pour penser la multipolarité

par Alfredo Jalife-Rahme

Alfredo Jalife-Rahme, qui relevait la semaine dernière l'influence de la pensée d'Edgar Morin sur Vladimir Poutine, poursuit aujourd'hui cette piste. Il examine l'application de la sa philosophie aux conceptions géopolitiques de l'élite russe dans la description du monde multipolaire.

Selon le géopoliticien Alexander Douguine, proche de l'armée russe, le président Poutine s'inspire de la « multipolarité » selon le penseur français Edgar Morin, aujourd'hui âgé de 104 ans [1]. Signalons à ce propos que le quotidien monarchiste mondialiste Financial Times tente de déstabiliser le gouvernement russe en orchestrant un coup d'État de l'oligarque khazar Mikhaïl Khodorkovski [2].

Dès 1951, le penseur français Edgar Morin - marié en quatrièmes noces à la sociologue Sabah Abouessalam, originaire de Marrakech - était le moteur d'une « politique de la civilisation » - à laquelle adhère aujourd'hui conceptuellement le RIC (Russie/Inde/Chine) - qui exhorte à la transformation de notre espèce en une humanité très proche de l'humanisme ontologique, qui place la solidarité comme objectif transcendant.

À mon avis, trois concepts d'Edgar Morin ont peut-être séduit le tsar Vlady Poutine - qui est docteur en droit et certainement l'homme d'État le plus cultivé de la planète, outre qu'il se situe dans la lignée du poète Pouchkine - :
1. La polycrise ;
2. La « pensée complexe » ;
et 3. Le chaosmos.

Dans son magnum opus en 6 volumes, La Méthode, (1977-2004), Edgar Morin invite à une « réforme de la pensée » pour relever les défis de la triade polycrise/pensée complexe/ chaosmos grâce à une propédeutique qui soit « interdisciplinaire », applique la « pensée critique » et soit attentive à « l'incertitude et à l'interconnectivité ».

La polycrise telle que conçue par Edgar Morin s'appuie sur le fait que la crise environnementale mondiale est imprégnée de questions « systémiques (sic) » telles que la fragmentation culturelle, le dysfonctionnement gouvernemental et les inégalités, qu'il aborde largement dans Terre-Patrie [3], de 1993, un manifeste pour le nouveau millénaire

Comme l'indique le terme « polycrise », les crises ne surviennent pas isolément, mais interagissent de manière dynamique, créant des « boucles de rétroaction (feedback loops) » : les crises sont multiples - politiques, socio-économiques et environnementales -, elles sont interconnectées et amplifient leurs impacts les unes sur les autres ; c'est pourquoi Edgar Morin rejette la pensée réductionniste, sans parler du manichéisme primitif, lorsqu'il aborde la multidimensionnalité de la réalité. Ainsi, il arrive que, par sérendipité imprévue, les solutions proposées pour « une seule crise » soient susceptibles d'exacerber d'autres crises qui exigent des réponses systémiques et intégrées.

Plusieurs analystes affirment que, plus que le concept de polycrise, la plus grande contribution d'Edgar Morin réside dans la « pensée complexe » qui comporte trois principes fondamentaux :
- A. La « pensée dialogique » : elle réconcilie les contradictions telles que unité diversité et ordre/chaos, ce qui, à mon avis, pourrait très bien s'intégrer dans la méthode dialectique inégalée de thèse/antithèse/synthèse dans son long parcours depuis Héraclite (VIe siècle av. J.-C.) jusqu'à Hegel (XVIIIe siècle apr. J.-C.) ;
- B. Le « principe holographique » : lorsque chaque partie du système contient, en tant que fractale, le tout ;
- et C. L'« organisation récursive » : les « boucles de rétroaction » entre les « systèmes » et leurs composants.

Son concept de « chaosmos », qui synthétise « chaos » et « cosmos », situe l'interaction ordre/désordre dans les « systèmes complexes ». À mon avis, la théorie du chaos - où les systèmes complexes sont très sensibles aux « conditions initiales », dont l'exemple classique est « l'effet papillon » théorisé par le mathématicien états-unien Edward Lorenz - plutôt que d'opposer chaos et cosmos, définit l'existence de fractales : des éléments d'ordre dans le désordre.

Il n'est pas surprenant que le « polymathe » Poutine, entouré des meilleurs mathématiciens de la planète, ait été imprégné par l'immense penseur français Edgar Morin, dont il serait fascinant de connaître l'opinion sur l'application de ses concepts paradigmatiques dans l'inévitable Nouvel Ordre Multipolaire, comme l'a fait le président russe, qui a ajouté la mécanique quantique comme instrument de son envol idéologique.

À l'ère de l'intelligence artificielle, nous avons plus que jamais besoin de philosophes, de polymathes et de bioéthiciens sérieux.

 Alfredo Jalife-Rahme

Traduction
 Maria Poumier

Source
 La Jornada (Mexique)
Le plus important quotidien en langue espagnole au monde.

[1] «  Douguine dissèque l'herméneutique de la « philosophie de la complexité » de Poutine pour le nouvel « ordre multipolaire » », par Alfredo Jalife-Rahme, Traduction Maria Poumier, La Jornada (Mexique), Réseau Voltaire, 14 octobre 2025.

[2] «  Russia accuses Mikhail Khodorkovsky of plotting coup », Financial Times, October 12, 2025.

[3] Terre-Patrie, Edgar Morin, Points (2010).

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