25/10/2025 ssofidelis.substack.com  6min #294386

La résilience victorieuse

Des Palestiniens à la recherche de victimes sur le site d'une attaque israélienne contre des maisons dans le camp de réfugiés de Jabalia, dans le nord de la bande de Gaza, le 31 octobre 2023. Crédit photo © Anas al-Shareef

Par  Ramzy Baroud, le 24 octobre 2025

Le triomphe de l'esprit de Gaza face la politique de génocide.

Depuis deux ans, mon fil d'actualité sur les réseaux sociaux est sans cesse dominé par Gaza, en particulier par les voix des Gazaouis ordinaires qui expriment une palette d'émotions centrée sur deux concepts fondamentaux : le chagrin, et le défi.

Le chagrin rythme la vie à Gaza depuis de nombreuses années, sous l'effet des guerres israéliennes successives, du blocus permanent et des bombardements récurrents. Ces deux dernières années, marquées par le  génocide et la  famine, ont toutefois changé la nature de ce chagrin, de manière presque incompréhensible pour les Palestiniens eux-mêmes.

La Palestine a en effet subi de nombreux massacres avant, pendant et depuis la  Nakba, la tragique destruction de la patrie palestinienne. Mais ces massacres ont généralement été épisodiques, chacun étant marqué de manière distinctive par des circonstances historiques spécifiques. Chacun d'entre eux s'est ancré dans la psyché collective palestinienne comme preuve de la barbarie israélienne, mais aussi en tant que signe de la résilience du peuple palestinien.

J'ai grandi dans un camp de réfugiés de Gaza, où nous commémorions chaque massacre en nous rassemblant, en faisant grève et en exprimant notre art. Nous connaissions les victimes et les célébrions via des chants, des graffitis politiques, de la poésie, etc.

La guerre d'extermination menée par Israël contre Gaza ces deux dernières années a fondamentalement changé tout cela. Le 31 octobre 2023, en une seule journée, l'armée israélienne a tué  704 Palestiniens, dont 120 dans le camp de réfugiés de  Jabalia. Des bombes ont anéanti des centaines de personnes d'un seul coup, souvent dans les hôpitaux, les abris de réfugiés ou les écoles de l'ONU. Des massacres ont eu lieu tous les jours, à travers tout le territoire.

Le temps manquait pour s'attarder sur ces massacres, prier pour les victimes ou même les enterrer dignement. Les Gazaouis n'ont eu d'autre choix que de s'accrocher désespérément à la vie, d'enterrer leurs proches dans des fosses communes et de fouiller à mains nues les amoncellements de béton et de décombres à la recherche des blessés et des morts. Des milliers de personnes sont  portées disparues, et plus de 250 000 Gazaouis ont été tués ou blessés.

Le bilan va continuer à s'alourdir et le degré de dévastation à s'aggraver, même si le rythme des tueries a ralenti. Mais pourquoi les réseaux sociaux continuent-ils de montrer des Palestiniens célébrant ouvertement leur victoire ? Pourquoi les enfants de Gaza, affamés et épuisés,  continuent-ils d'exécuter des danses traditionnelles ? Pourquoi Maria Hannoun, une des nombreuses influenceuses de Gaza âgée de 5 ans,  récite-t-elle encore les poèmes de Mahmoud Darwish et à envoyer des messages passionnés au président américain Donald Trump pour lui dire que Gaza ne sera jamais vaincue ?

Dire que "les Gazaouis sont différents" est un euphémisme. J'ai consacré les vingt dernières années à la recherche universitaire sur l'histoire du peuple palestinien, en me concentrant principalement sur Gaza, et je suis toujours impressionné par cet esprit collectif. Ils semblent avoir pris une décision collective et délibérée : les critères de leur défaite ou de leur victoire sont radicalement différents de ceux des médias qui couvrent le conflit.

Ces critères sont ancrés dans la résistance comme choix fondamental. Des valeurs telles que la  karamah (dignité), l'izza (fierté) et le sabr (patience), entre autres, sont les normes qui guident Gaza dans l'évaluation de ses actes. Selon ces valeurs ancestrales, le peuple de la bande de Gaza, victime de génocide et de famine, a remporté cette guerre.

Comme ces valeurs sont souvent ignorées ou mal interprétées à travers la couverture médiatique, la réponse de Gaza au cessez-le-feu, marquée par une joie et une célébration débordantes, a dérouté beaucoup de gens. Les images des mères attendant la libération de leurs fils lors d'une grande manifestation à Khan Yunis, dans le sud de la bande de Gaza, sont particulièrement révélatrices. Elles pleuraient mais applaudissaient en lançant des youyous. Une mère a parfaitement expliqué ce paradoxe à un journaliste : les larmes sont pour les fils et les filles tués par l'armée israélienne, et les youyous pour ceux qui retrouvent la liberté.

Les médias ne comprennent cependant que rarement la complexité du mode de survie de Gaza. Certains, notamment des analystes militaires israéliens, ont conclu que Benjamin Netanyahu a perdu la guerre, car il n'a atteint aucun de ses objectifs déclarés. D'autres parlent d'une sorte de victoire israélienne, simplement parce qu'Israël a réussi à détruire la quasi-totalité de Gaza et une grande partie de sa population.

Chaque camp avance des chiffres et des données pour étayer ses affirmations. Pourtant, les Palestiniens de Gaza voient cette situation d'une manière fondamentalement différente. Ils savent que les actions d'Israël visaient à détruire leur identité, à briser leur résilience, à altérer leur culture, à les diviser et, finalement, à éradiquer leur identité palestinienne.

Les Gazaouis se réjouissent précisément parce qu'ils savent qu'Israël a échoué. La nation palestinienne est ressortie de cette épreuve encore plus solidement ancrée dans son identité, tant à Gaza qu'ailleurs. L'enfant qui chante les martyrs, les secouristes qui dansent le dabkeh pour leurs camarades tombés au combat, la femme qui étend son linge sur les débris d'un char Merkava israélien détruit - toutes ces images témoignent d'une nation unie dans son amour de la vie et son engagement farouche envers des valeurs communes de courage, d'honneur et d'amour.

Certains commentateurs, cherchant à trouver une conclusion plus nuancée, ont estimé qu'Israël n'a pas gagné sa guerre et que les Palestiniens n'ont pas été vaincus. Si cette approche nuancée peut être approuvée en termes d'analyse stratégique du cessez-le-feu, elle reste profondément erronée dans le contexte plus large de la culture populaire palestinienne. Pour les gens ordinaires, la survie, la persévérance et l'affirmation de soi sont les signes ultimes de la victoire contre Israël, un pays qui n'hésite pas à recourir au génocide pour parvenir à des fins politiques à court terme. Le cœur du triomphe palestinien tient en une seule phrase : ils sont toujours là.

Traduit par  Spirit of Free Speech

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