Derrière chaque action et chaque défaut d'action politique se cache une vision du monde.
Des mots brûlures de Palestine, Haïti, Congo, Soudan, Sahara occidental, Somalie et Yémen, à l'endiguement sanguinaire de Moscou, Pékin, Téhéran, La Havane, Managua et Caracas, qui peut aujourd'hui regarder le monde sans être heurté par ses dysfonctionnements chroniques, organiques ?
Face à l'intensité du mal qui nous gangrène, il incombe à tous, dirigeants du monde, représentants académiques, corporations, médias, artistes, citoyens ordinaires, d'agir et de pousser à agir, afin de contrecarrer les calamités - quitte à emprunter le détour des paraboles, des légendes et des héros fictifs.
Le neutralisme ou la sphère des certitudes
« Choisir entre la peste et le choléra » est une formule courante pour exprimer l'impossibilité de faire un choix entre deux options également insatisfaisantes. C'est ainsi que certains conçoivent l'alternative Bloc atlantique/ Monde multipolaire : après tout, estiment ces neutralistes, la politique est violente, quels qu'en soient les acteurs, et les nouveaux venus dans l'arène de la puissance déploieront fatalement le même cynisme que ceux qu'ils ont décriés. En d'autres termes, pour ces adeptes du « tout se vaut », la Chine et ses partenaires de l'OCS, des BRICS et du Sud Global sont condamnés à reproduire le modèle colonialiste des puissances impérialistes occidentales, qu'ils le veuillent ou non.
On peut, d'emblée, dénoncer la charge d'hypocrisie que contient cette sentence. En colportant le défaitisme selon lequel il serait vain de vouloir changer l'ordre international, car nous serions tous créés à l'image de l'impérialisme occidental, les partisans de ce neutralisme servent, en réalité, les intérêts hégémoniques du bloc atlantique, en écartant toute perspective d'un ordre mondial plus équitable, et même, en amenuisant l'importance d'une reddition de comptes pour les innombrables crimes commis. Rappelons aussi à ces « neutralistes » que, contrairement à la période de la Guerre froide, où le Mouvement des Non-alignés fut établi pour conjurer la guerre, aujourd'hui, en revanche, les pays occidentaux dits « neutres », tels que la Suisse, la Suède et la Finlande, ont vu leur « neutralité » fondre comme neige au soleil au premier coup de sifflet de Washington.
Mais lorsqu'il s'agit de la Russie et de la Chine, les faits et la logique n'ont plus d'importance. Les certitudes deviennent une mauvaise herbe indomptable. Vous aurez beau répéter à ces adeptes du « Bonnet blanc et blanc bonnet » que la Chine a subi des invasions dévastatrices de la part des puissances occidentales et du Japon, qui l'ont maintenue durant tout le « Siècle d'humiliation » dans le retard technologique et le sous-développement ; qu'elle a ensuite œuvré au développement de sa population par le travail, et non par des guerres d'agression et de pillage ; qu'elle a réalisé l'exploit de sortir 800 millions de personnes de la pauvreté, pendant que les empires occidentaux en jetaient des centaines de millions dans la misère et l'enfer des guerres ; qu'elle réitère dans tous ses plans politiques depuis son indépendance que le pays conteste toute domination hégémonique sur le monde ; eh bien, malgré cela, ils vous rétorqueront sans sourciller que l'hégémonie que la Chine n'a pu asseoir dans le passé, elle cherchera à l'asseoir dans le futur. Bref, gardons-nous de troubler la tranquillité de la sphère des certitudes.
Neutralisme paralytique vs Doute méthodique
Par analogie inversée, on retrouve la même paralysie chez l'âne de Buridan, que son incapacité à choisir entre la faim et la soif condamne finalement à mourir des deux à la fois. - Un sort qui n'est pas sans rappeler les atermoiements de la Vieille Europe, tétanisée entre son besoin vital d'indépendance vis-à-vis de Washington, et son addiction au parapluie sécuritaire américain. À force de tergiverser, les pays européens se sont vu imposer un durcissement de la tutelle américaine, comme il fallait s'y attendre.
Cette situation illustre la crise structurelle et multidimensionnelle que traverse le bloc européen, qui manque cruellement d'imagination pour pallier ses faiblesses systémiques - pas de ressources stratégiques, pas de sécurité indépendante, une unité qui vole en éclats, une diplomatie réduite à protéger des crimes de génocide, une désindustrialisation effrénée, une dette qui se creuse au rythme des tambours de guerre, et un piétinement décomplexé des valeurs démocratiques, au nom de la démocratie. Si l'élite européenne, téléguidée depuis Washington, ne voit aujourd'hui que la perspective d'une guerre avec la Russie, c'est qu'elle admet, en son for intérieur, qu'elle a brûlé ses autres cartes de survie.
Mais cette situation illustre surtout que l'ajournement perpétuel de la prise en main de sa destinée finit par priver de la capacité à protéger ses intérêts. Assaillie par l'expansionnisme de l'OTAN à ses frontières, la Russie de l'hiver 2022 a saisi à temps que son attentisme, s'il s'éternisait, lui ferait perdre son intégrité territoriale, sa souveraineté, et même son identité. D'autres puissances émergentes, se sachant dans la ligne de mire de l'Axe de l'Hégémon Déchu, pourraient être conduites à calquer l'expérience de Moscou.
En définitive, il importe de garder à l'esprit que le doute méthodique, si indispensable soit-il, devient neutralisme paralytique s'il ne débouche pas sur une décision tranchée, suivie d'actions concrètes. Si les dirigeants européens, faute d'initiative, ont laissé libre cours aux instincts hégémoniques de Washington, ils doivent en assumer les conséquences devant leurs populations, pour en finir avec l'antienne cacophonique d'une Europe mi-libre, mi-vassale.
Le dilemme d'Hamlet et notre époque
Plus courageux, Hamlet parvient à faire un choix par procédé d'élimination : « Qui supporterait les turpitudes de cette vie s'il n'y avait cette peur de l'autre contrée qu'est la mort, dont aucun voyageur n'est revenu ? ». Au terme de cette réflexion de portée universelle - Être ou ne pas être -, le héros de Shakespeare prend le parti de se résigner aux turpitudes qui lui sont familières, par crainte de devoir en subir d'autres, plus insoutenables. Le monologue d'Hamlet tire sa force de la simplification de l'énigme, où Être devient le synonyme de « contrée connue », et Ne pas être, celui de « contrée inexplorée ». C'est ainsi que le dilemme d'Hamlet en est venu à symboliser la nécessité, pour l'homme, de se résigner aux malheurs présents, quelle que soit leur cruauté.
Nous en étions là, pour ainsi dire, depuis les méditations du prince du Danemark, jusqu'à ce que notre époque - une première depuis les temps modernes - s'attelle à réexaminer le dilemme shakespearien. Insensiblement, au cours des vingt dernières années, s'est imposée une nouvelle réalité : les turpitudes de la vie sous le joug atlantiste sont devenues si insoutenables, si contraires à la survie même de l'humanité, que la majorité des pays du monde s'est en quelque sorte « révolutionnarisée », en optant pour l'aventure de l'inconnu - reléguant le courage d'Hamlet au tronçon sédentaire de l'Histoire.
Il est vrai que ces nouvelles réalités sont difficilement perceptibles par les populations occidentales, endoctrinées par un terrorisme médiatique ininterrompu, dont l'objet est de travestir le réel, en faisant croire aux populations que leurs intérêts sont les mêmes que ceux du complexe militaro-industriel de l'oligarchie atlantiste. À n'en pas douter, le peuple palestinien, du plus jeune enfant amputé sans anesthésie, jusqu'au vieillard errant sans nourriture sous les bombes occidentales, en passant par les hommes sauvagement torturés, violés et électrocutés pour avoir osé réclamer leur liberté, a une connaissance du monde autrement plus élaborée que ces défenseurs des droits de l'homme suprémaciste à asservir, par nettoyage ethnique et extermination, s'il le faut, les peuples qui aspirent à la liberté.
En définitive, dans sa méditation - de toute beauté, tel n'est pas le propos -, Hamlet n'a pas pensé à nous : la réalité indéniable et irréversible de notre époque, est que la majorité des pays du monde, de l'Afrique à l'Eurasie à l'Amérique latine, a décidé de quitter le navire de l'unipolarité pour l'inconnu - quel que soit le nom de cet inconnu : OCS, BRICS, BRI, Sud global, Monde multipolaire, Communauté de destin pour l'humanité...
Lama El Horr, PhD, analyste géopolitique, est rédactrice en chef fondatrice de China Beyond the Wall
Suivez les nouveaux articles sur la chaîne Telegram
