
par Feiza Ben Mohamed
Le procès du géant français s'ouvre le 4 novembre à Paris et doit durer jusqu'au 16 décembre.
L'affaire, qui a éclaté en 2016 après que le journal Le Monde a révélé l'existence de financements versés par Lafarge à des groupes terroristes pour maintenir ses activités en Syrie en pleine guerre, a été portée en justice par deux ONG, dont Sherpa et ECCHR (Centre européen pour les droits constitutionnels et humains), qui se sont constituées parties civiles, ainsi que onze anciens salariés syriens.
Au terme d'une instruction qui a duré huit ans, le cimentier et les huit autres prévenus, ont été renvoyés devant le tribunal correctionnel de Paris dans le cadre d'un procès très attendu, aux enjeux majeurs.
Chronologie d'une affaire d'État
Dans le détail, Lafarge est accusé de faits d'une particulière gravité. Alors que la Syrie a était à feu et à sang, un accord a été passé de 2013 à 2014 entre Lafarge et des organisations terroristes dont Daech pour permettre au fabricant de ciment de se maintenir en Syrie et poursuivre ses activités économiques malgré une situation sécuritaire désastreuse.
Le journal Le Monde a révélé dès 2016, l'existence de cet accord venant violer l'embargo international qui visait la Syrie à cette époque et dont le montant était initialement estimé à treize millions d'euros.
Dans la foulée, Sherpa et ECCHR se saisissent de l'affaire et déposent plainte sous plusieurs qualifications.
Des documents révélés par Anadolu en septembre 2021 montrent par ailleurs que le groupe Lafarge, a régulièrement informé les services de renseignements français, des arrangements conclus avec trois groupes terroristes pour obtenir le maintien de ses activités en Syrie.
Ces échanges et divers PV d'auditions montrent en outre que les services français ont profité de Lafarge pour obtenir des informations sur les activités de Daech, sans jamais mettre en garde le cimentier sur la potentielle qualification pénale des activités auxquelles il se livrait.
Face à la justice américaine, Lafarge a été condamné à une amende de 778 millions de dollars en octobre 2022 dans le cadre d'une procédure de reconnaissance de culpabilité pour son soutien aux groupes terroristes en Syrie.
Ce n'est finalement qu'en 2024, que les magistrats instructeurs ont décidé le renvoi, devant le tribunal correctionnel, des neuf accusés (huit personnes et Lafarge en tant que personne morale).
L'instruction pour «complicité de crimes contre l'humanité» se poursuit
Si le procès qui s'ouvre ce mardi à Paris demeure une étape cruciale dans la quête de vérité et de justice des potentielles victimes, le cimentier français pourrait faire l'objet d'un second procès et avoir à répondre à des accusations encore plus graves.
L'instruction portant sur des faits qualifiés de «complicité de crimes contre l'humanité» se poursuit malgré le recours déposé par Lafarge devant la Cour de cassation qui a malgré tout confirmé sa mise en examen dans une décision rendue en janvier 2024.
«Nos associations restent mobilisées dans ce volet de l'affaire pour que toute la lumière soit faite sur la responsabilité de la société Lafarge dans les crimes internationaux commis par les groupes qu'elle aurait financé» prévient Sherpa dans une publication en ligne.
Interrogée par Anadolu, Cannelle Lavite, co-directrice du département Entreprises et droits humains d'ECCHR souligne que «ce qui est très important de savoir, c'est que la plainte qui avait été déposée initialement par Sherpa et ECCHR, visait aussi l'infraction de complicité de crime contre l'humanité, ainsi que des infractions liées au droit des salariés de lafarge, et notamment la mise en danger délibérée des salariés de Lafarge en Syrie».
«Pour nous, c'est très important de dire que l'instruction sur la complicité de crime contre l'humanité continue. Il y a eu une disjonction, une séparation de l'instruction, qui a été opérée par les magistrats instructeurs qui considéraient que le dossier était déjà prêt à être renvoyé devant le tribunal sur le financement d'entreprises terroristes» poursuit-elle.
Le détail des accusations
Dans un entretien à Anadolu, Anna Kiefer, de l'ONG Sherpa, est revenue sur le détail des faits pour lesquels comparaitront Lafarge et ses co-accusés durant les 6 prochaines semaines.
Elle indique que «les juges d'instruction, dans leur ordonnance de renvoi devant le tribunal, se sont concentrés sur la période allant de 2013 à 2014 jusqu'à l'attaque de l'usine par l'État islamique et renvoient ces neufs prévenus pour le versement de 5 millions d'euros à trois groupes armés».
Selon elle, les magistrats «se sont concentrés sur trois organisations, Ahrar al-Cham, le Front Al-Nosra et l'État islamique (Daech)» et précise que «dans ces 5 millions d'euros qui ont été retenus par les juges d'instruction, selon eux, il y aurait 3 millions versés sous la forme de «paiements de sécurité», c'est-à-dire notamment des dons qui auraient été faits à ces groupes armés pour entretenir de bonnes relations avec eux, pour permettre la libre circulation des salariés et des marchandises, et de l'autre côté, il y aurait près d'un peu moins de 2 millions d'euros pour l'achat de matières premières auprès de fournisseurs liés spécifiquement à l'État islamique, qui était vraiment sous le contrôle de l'État islamique, qui prélevait notamment des taxes sur ces achats».
Et de poursuivre : «Ces paiements auraient été effectués par Lafarge via des intermédiaires syriens qui sont également renvoyés devant le tribunal. Ils auraient négocié avec des groupes armés à la demande de Lafarge (...). C'est ainsi que d'après les juges d'instruction des accords auraient été conclus par Lafarge avec ces groupes, avec le consentement des dirigeants au plus haut niveau à Paris».
Pour rappel, le cimentier Lafarge a déjà été condamné à une amende de 778 millions de dollars par la justice américaine en 2022 après avoir reconnu sa culpabilité.
source : Agence Anadolu