16/11/2025 reseauinternational.net  8min #296374

La dangereuse joie de dire la vérité

par Azzedine Kaamil Aït-Ameur

Spiritview - Quand les morts éclairent les vivants

Le monde moderne a tué la satire : le réel est devenu plus absurde que la fiction.
Les idéologies s'effondrent, les certitudes se recyclent, et les puissants se prennent au sérieux avec un ridicule qu'aucun pamphlet ne saurait égaler.
Alors, puisque notre siècle n'écoute plus les vivants, faisons parler les morts.
Chaque semaine, un esprit du passé revient - poète, penseur, stratège ou artiste - pour commenter l'actualité d'un monde qui n'a plus de mémoire.
Ils ont connu la grandeur, la chute, la beauté ou la vérité.
Ils reviennent pour nous rappeler ce que nous avons perdu : le bon sens, le verbe, et la honte d'être médiocres.

Spiritview : entretiens d'outre-tombe avec ceux qui ont encore quelque chose à dire :

Nom complet : Hercule-Savinien de Cyrano de Bergerac (1619-1655)
Époque : France du XVIIe siècle, entre baroque et classicisme
Métiers : écrivain, poète, philosophe, bretteur, libre penseur.

Cyrano n'est pas un personnage inventé par Rostand, mais un écrivain bien réel.
Libertin d'esprit, savant curieux, il s'est battu autant contre les dogmes religieux que contre la sottise académique.
Sa vie fut brève, tumultueuse, marquée par des duels, des pamphlets et une indépendance d'esprit qui le mit en marge de tous les cercles de pouvoir.
Il était de ceux que ni la foi, ni la cour, ni la bienséance ne pouvaient dompter.
À une époque obsédée par les convenances, il osa penser et rire librement.

Spiritview - Les Revenants, Épisode 1

Cyrano de Bergerac - L'esprit contre le système

- Introduction

Avant d'ouvrir la bouche, il avait déjà raison.
Hercule-Savinien de Cyrano de Bergerac - poète, bretteur, libertin, astronome avant l'heure, et contempteur des sots - revient parmi nous après trois siècles d'absence.
On l'avait cru perdu sous le vernis héroïque que Rostand lui prêta ; on oublie qu'avant le panache, il y avait la pensée.
Un homme libre, rétif à la cour, allergique aux flatteurs, qui maniait la satire comme d'autres la rapière.
S'il revenait aujourd'hui, nul doute qu'il se demanderait si les courtisans ne sont pas devenus influenceurs,
et si la gloire n'a pas troqué le vers pour la story.
Nous l'avons donc rencontré - ou plutôt invoqué - pour qu'il nous parle du monde qu'il retrouve.

Entretien avec Cyrano de Bergerac

Azzedine : Monsieur de Bergerac, bienvenue au XXIe siècle. Vous arrivez dans un monde où l'on parle beaucoup, mais où l'on écrit peu.
- Cyrano : Fort bien ! Jadis, on mentait par flatterie ; aujourd'hui, on ment par paresse. On me dit que tout un chacun «poste» ses pensées : je m'en réjouis - il ne restait plus qu'à apprendre à penser avant de poster.

Azzedine : Vous aviez, en votre temps, maille à partir avec les gens de cour. Croyez-vous qu'ils existent encore ?
- Cyrano : Plus nombreux que jamais ! Puisque, la cour s'est étendue. Jadis, il suffisait du Louvre ; désormais, elle s'appelle opinion publique. On n'y entre plus en perruque, mais en profil certifié. Les courtisans ont troqué la révérence contre le like - plus pratique, moins fatigant.

Azzedine : Et que penseriez-vous de ce siècle qui parle tant d'égalité, notamment entre les sexes ?
- Cyrano : J'y verrais un noble dessein, mais fort mal servi. Jadis, on tenait la femme pour inférieure ; aujourd'hui, on la flatte d'être pareille. L'égalité véritable ne se déclare point, elle se constate. Quand un esprit parle juste, il n'a point de sexe. Tout le reste n'est que galanterie administrative.

Azzedine : Et la gloire ? Vous la cherchiez dans le verbe et l'honneur. Où la trouveriez-vous aujourd'hui ?
- Cyrano : Dans la mémoire d'un serveur, sans doute ! On me dit que les hommes se battent pour exister dans une machine. Je me battais pour exister malgré elles. Quelle étrange inversion : l'humanité a créé des miroirs si parfaits qu'elle s'y est dissoute.

Azzedine : On vous disait querelleur, provocateur... Trouveriez-vous encore des adversaires à votre taille ?
- Cyrano : Hélas ! le duel est mort. On n'a plus d'épée, seulement des opinions. Les querelles d'honneur ont cédé place aux querelles d'algorithmes. Jadis, on risquait sa vie pour une idée ; aujourd'hui, on risque un compte pour un mot.

Azzedine : Vous êtes revenu dans un monde où tout se dit, mais plus rien ne s'écoute. La parole a-t-elle encore un sens ?
- Cyrano : La parole, monsieur, n'est plus qu'un bruit décoratif. On l'orne, on la diffuse, on la vend. Jadis, on parlait pour convaincre ; aujourd'hui, on parle pour apparaître. Les mots n'ont plus de chair, ils sont de la fumée connectée.

Azzedine : Vous qui méprisiez les puissants, comment jugez-vous ceux d'aujourd'hui ?
- Cyrano : Jadis, les princes trahissaient par orgueil ; ceux-là trahissent par gestion. Ils ont troqué le trône pour le tableau Excel. C'est une étrange noblesse que celle du chiffre : elle ne saigne pas, elle calcule.

Azzedine : Vous qui méprisiez les rois et les courtisans, que penseriez-vous de nos démocraties ?
- Cyrano : Démocratie ? Le mot est beau, la chose l'est moins. Jadis, un seul décidait pour tous ; à présent, tous décident sans savoir pourquoi. Vous avez détrôné le roi, mais couronné le nombre. La cour n'a point disparu, elle s'est multipliée. Le peuple gouverne, dit-on ; mais c'est la peur du peuple qu'on gouverne.

Azzedine : Et la liberté ? Vous la défendiez comme un fauve blessé.
- Cyrano : Elle survit... empaillée. On la montre aux enfants dans les manuels et aux adultes dans les discours. La liberté d'expression est devenue un concours de slogans : chacun la revendique pour soi, personne ne la supporte chez l'autre.

Azzedine : Si vous deviez adresser un message à notre siècle ?
- Cyrano : (sourit) Qu'il réapprenne à rougir plutôt qu'à s'indigner. L'indignation est sans danger, le rouge aux joues coûte cher. Et surtout, qu'il cesse de confondre l'écran avec le monde ; car à force de s'y mirer, il finira par ne plus se voir.

Azzedine : Avant de regagner les cieux, permettez une dernière question :
que penseriez-vous, monsieur de Bergerac, de cette ouverture grandiose des Jeux olympiques de Paris ?
- Cyrano : Grandiose ? Vous dites bien ! Grandiose par son ineptie.
Jadis, on célébrait les dieux ; aujourd'hui, on s'adore soi-même - et la vulgarité, ce qui revient au même.
Vous appelez cela une fête ? J'y vois un inventaire de vanités et de bêtises, dans une surenchère d'insignifiance.
Quand je revois la Cène ! Ô mon Dieu... c'est la désacralisation du vrai,
pour porter aux nues l'ordure et le blasphème.
Une pure bigoterie du diable - il en a certainement été flatté, le malin !
Mais encore ! On y brandit la torche du commerce, on y acclame l'athlète sponsorisé,
on y peint la vertu sur des écrans géants pendant que la pauvreté balaie les rues.
Ah ! que n'ai-je vu un seul vers, une seule idée, un seul élan qui ne soit pas calculé !
Les Anciens lançaient le disque ; vous, vous lancez la réclame (publicité).
On dit que la flamme est éternelle : j'en doute, elle s'éteindra à la première coupure d'électricité.
Tant de siècles pour aboutir à cela ?!
Et maintenant, monsieur Azzedine, laissez-moi regagner les cieux.
J'ai vu des hommes sans honte, des puissants sans grandeur, et des poètes sans audace.
Vous appelez cela le progrès ? Soit, disons une progression - mais vers quoi ?
Jadis, nous avions des mensonges tragiques ; vous avez inventé des vérités risibles.
La Terre a perdu le sens du ridicule - et c'est bien là son mal le plus profond.
Pourtant... je ne désespère pas.
Il suffit d'un mot juste, d'un cœur entier, d'une âme qui refuse le marché - et le monde retrouve, un instant, sa noblesse.
Si d'aventure un enfant, ici-bas, relève la tête pour dire non - dites-lui que Cyrano est revenu pour cela, et comme l'a immortalisé Rostand, à la fin de l'envoi, je touche !
(Il salue. Une plume tombe au sol, légère, presque ironique. Le vent s'en empare. Fin de l'entretien.)

Post Scriptum - Note critique & bibliographie

- Lecture critique
Ce premier entretien de Spiritview rétablit Cyrano dans sa vérité historique et intellectuelle : non le héros romantique, mais le philosophe matérialiste et libertin du XVIIe siècle.
Ses réparties prolongent la logique de son œuvre : un rire de raison contre la servitude morale.
En le confrontant à notre époque, Spiritview révèle la misère d'un monde bavard mais muet, connecté mais sans mémoire.
Cyrano fut l'un des derniers à croire qu'un mot pouvait sauver un homme.
Nous, nous avons appris à en vivre.

- Repères bibliographiques

Œuvres principales :
- L'Autre Monde ou les États et Empires de la Lune (1657) - satire philosophique et première fiction scientifique française.
- Les États et Empires du Soleil (1662) - utopie matérialiste prolongeant la critique du pouvoir et des dogmes.
- La Mort d'Agrippine (1654) - tragédie philosophique sur la liberté et la fatalité.
Études et biographies :
- Madeleine Alcover, Cyrano de Bergerac, savant et libertin, Champion, 1970.
- Jacques Prévot, Cyrano de Bergerac, un libertin du Grand Siècle, Gallimard, 1995.
- Claude Abraham, Cyrano de Bergerac, un précurseur du siècle des Lumières, Droz, 1982.
Contexte philosophique :
- Pierre Gassendi, Abrégé de la philosophie d'Épicure (1647).
- Lucrèce, De Natura Rerum.

- Note de l'auteur
Ce dialogue ouvre la collection Spiritview.
Il rappelle que la liberté n'est pas une époque, mais une posture.
Et que, parfois, il faut un mort pour nous dire que nous ne vivons plus.

Prochain Esprit ? : À découvrir...

(Certains esprits observent avant de parler.)

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