publié le 01/12/2025 Par Chris Hedges
Les mouvements de masse sont notre seul espoir pour nous sauver de l'autoritarisme de Trump. Il nous faut construire des centres de pouvoir alternatifs, y compris des partis politiques, des médias, des syndicats et des universités, afin de donner une voix et un pouvoir d'action à ceux qui ont été dépossédés de leur potentiel par les deux partis au pouvoir, tout particulièrement la classe ouvrière et les travailleurs pauvres. Il nous faut conduire des grèves pour paralyser et contrecarrer les abus commis par l'État policier émergent. Il nous faut défendre un socialisme radical, ce qui passe par des coupes drastiques dans les 1 000 milliards de dollars consacrés à l'industrie de la guerre et la fin de notre dépendance suicidaire aux combustibles fossiles, mais aussi relever le niveau de vie des Américains laissés pour compte dans les décombres de l'industrialisation, la baisse des salaires, le délabrement des infrastructures et les programmes d'austérité dévastateurs.
Le Parti démocrate et ses alliés libéraux dénoncent le renforcement du pouvoir absolu par la Maison-Blanche de Trump, les violations constitutionnelles répétées, la corruption flagrante et la transformation des agences fédérales, dont le ministère de la Justice et l'Immigration and Customs Enforcement (ICE), en chiens d'attaque chargés de harceler les opposants et les dissidents. Il prévient que le temps est compté. Mais en même temps, il refuse catégoriquement d'appeler à des mobilisations de masse qui seraient alors susceptibles de perturber les rouages du commerce et de l'État. Il traite la poignée de politiciens du Parti démocrate qui s'attaquent aux inégalités sociales et aux abus de la classe milliardaire, notamment Bernie Sanders et Zohran Mamdani, comme des lépreux. Il ignore allègrement les préoccupations et les demandes des électeurs de la base du Parti démocrate, les réduisant à des accessoires jetables lors des rassemblements, des assemblées générales et des conventions.
Le Parti démocrate et la classe libérale sont terrifiés par les mouvements de masse, craignant, à juste titre, d'être eux aussi balayés. Ils s'illusionnent en pensant qu'ils peuvent nous sauver du despotisme alors qu'ils s'accrochent à des recettes politiques dépassées, présentant des candidats insipides et inféodés aux entreprises comme Kamala Harris ou la nouvelle Gouverneure du New Jersey, Mikie Sherrill. Ils s'accrochent à l'espoir vain que le fait d'être en opposition à Trump comblera le vide laissé par leur manque de vision et leur servilité abjecte à la classe des milliardaires.
Un sondage Washington Post-ABC News/Ipsos, résumé par le Washington Post sous le titre « Les électeurs désapprouvent largement Trump mais restent divisés pour les élections de mi-mandat, selon un sondage », a révélé que 68 % des personnes interrogées pensent que les Démocrates sont déconnectés des aspirations des électeurs, 63 % d'entre elles affirmant la même chose à propos de Trump.
« À un an des élections de mi-mandat de 2026, rien n'indique que les mauvaises opinions sur le bilan de Trump aient profité au Parti démocrate, les électeurs étant presque également répartis entre leur soutien aux Démocrates et celui aux Républicains », peut-on lire dans le résumé du Washington Post.
Dans une démocratie capitaliste, la classe libérale est censée servir de soupape de sécurité. Elle rend certaines réformes progressistes possibles, mais elle ne conteste ni ne remet en cause les fondements du pouvoir. En échange, elle sert de chien d'attaque chargé de discréditer les mouvements sociaux radicaux. Pour cette raison, elle est un outil utile. Elle confère une légitimité au système. Elle entretient la conviction que des réformes sont possibles.
Les oligarques et les entreprises, terrifiés par les mobilisations de la gauche dans les années 1960 et 1970, ce que le politologue Samuel P. Huntington a qualifié d'« excès de démocratie » de l'Amérique, ont entrepris de créer des contre-institutions pour délégitimer et marginaliser les détracteurs du capitalisme et de l'impérialisme. En achetant l'allégeance des deux partis politiques au pouvoir, ils ont imposé l'obéissance au néolibéralisme dans les universités, les agences gouvernementales et la presse. Ils ont neutralisé la classe libérale et écrasé les mouvements populaires.
Ils ont déchaîné le FBI sur les manifestants anti-guerre, le mouvement des droits civiques, les Black Panthers, l'American Indian Movement, les Young Lords et autres groupes qui donnaient du pouvoir à ceux qui en avaient été privés. Ils ont cassé les syndicats, laissant 90 % de la main-d'œuvre américaine sans protection syndicale. Les détracteurs du capitalisme et de l'impérialisme, comme Noam Chomsky et Ralph Nader, ont été mis à l'index. La campagne décrite par Lewis F. Powell Jr. dans son mémorandum de 1971 intitulé « Attaque contre le système américain de libre entreprise », a permis de déclencher le coup d'État rampant des entreprises, qui, cinq décennies plus tard, connaît son aboutissement.
Concernant les questions de fond, la guerre, les réductions d'impôts, les accords commerciaux et l'austérité, les différences entre les deux partis au pouvoir sont devenues indiscernables. La politique a été réduite à une farce, à des concours de popularité entre des personnalités forgées de toutes pièces et à des batailles acrimonieuses pour des guerres culturelles. Les travailleurs ont perdu leurs protections. Les salaires ont stagné. Le servage pour dettes a explosé. Les droits constitutionnels ont été révoqués par décision judiciaire. Le Pentagone a absorbé la moitié de toutes les dépenses discrétionnaires.
La classe libérale, plutôt que de s'opposer à cette offensive, s'est repliée sur un activisme de façade axé sur le politiquement correct. Elle a fermé les yeux sur la guerre des classes brutale qui, sous l'administration démocrate de Bill Clinton, a vu environ un million de travailleurs perdre leur emploi lors de licenciements massifs liés à l'Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), en plus des quelques 32 millions d'emplois perdus en raison de la désindustrialisation au cours des années 1970 et 1980. Elle a fermé les yeux sur la surveillance gouvernementale généralisée mise en place en violation directe du quatrième amendement. Elle a fermé les yeux sur les enlèvements et tortures, les « restitutions extraordinaires » [transfert d'un prisonnier d'un pays à un autre hors du cadre judiciaire, notamment hors des procédures normales d'extradition, ndlr] et l'emprisonnement dans des sites secrets de personnes suspectées de terrorisme, sans oublier les assassinats, y compris de citoyens américains. Elle a fermé les yeux sur les programmes d'austérité qui ont entraîné une réduction drastique des services sociaux. Elle a fermé les yeux sur les inégalités sociales qui ont atteint leur niveau le plus extrême depuis plus de 200 ans, surpassant la cupidité rapace des barons voleurs.
La loi de réforme de l'aide sociale de Clinton, signée le 22 août 1996, a exclu six millions de personnes, dont de nombreuses mères célibataires, des listes d'aide sociale en l'espace de quatre ans. Ces personnes se sont retrouvées à la rue, sans services de garde d'enfants, sans aides au loyer et sans couverture de santé Medicaid. Les familles ont été plongées dans la crise, luttant pour survivre en occupant de multiples emplois payés 6 ou 7 dollars de l'heure, soit un revenu de moins de 15 000 dollars par an. Pour les plus chanceux en tout cas, car dans certains États, la moitié des personnes retirées des listes d'aide sociale n'ont pas pu retrouver un emploi. Clinton a également sabré le financement de l'assurance santé à hauteur de 115 milliards de dollars sur une période de cinq ans, et de 14 milliards de dollars pour le financement de Medicaid. Le système pénitentiaire surpeuplé a pris en charge l'afflux de pauvres, ainsi que les malades mentaux laissés à l'abandon.
Les médias, qui appartiennent aux entreprises et aux oligarques, ont assuré à la population qu'il était avisé et prudent de confier ses économies à un système financier dirigé par des spéculateurs et des voleurs. Lors de la crise de 2008, les économies d'une vie ont été réduites à néant. Puis ces médias, au service des annonceurs et des sponsors, ont invisibilisés ceux dont la misère, la pauvreté et les revendications auraient dû être au centre de l'attention journalistique.
Barack Obama, qui a levé plus de 745 millions de dollars, dont une grande partie provient d'entreprises, pour se présenter à l'élection présidentielle, a facilité le pillage du Trésor américain par les entreprises et les grandes banques à la suite du krach de 2008. Il a tourné le dos à des millions d'Américains qui ont perdu leur logement à la suite de saisies bancaires ou de saisies immobilières. Il a étendu les guerres commencées par son prédécesseur George W. Bush. Il a fait disparaître l'option publique, c'est à dire la couverture médicale universelle, et a contraint les citoyens à souscrire à son Affordable Care Act surnommé ObamaCare, qui est défaillant et à but lucratif, et se révèle être une aubaine pour les industries pharmaceutiques et les compagnies d'assurance.
Si le Parti démocrate s'était battu pour défendre l'universalité des soins de santé au moment du shutdown, au lieu de se contenter d'empêcher l'augmentation des primes de l'ObamaCare, ce qui n'est qu'une demi mesure, des millions de personnes seraient descendues dans la rue.
Mais il se contente de jeter des miettes aux serfs. Il se félicite d'avoir accordé aux chômeurs le droit de maintenir leurs enfants sans emploi dans le cadre de polices d'assurance maladie à but lucratif. Il adopte un projet de loi sur l'emploi qui accorde des crédits d'impôt aux entreprises en réponse à un taux de chômage qui est sans doute très proche des 20 %, si l'on inclut tous ceux qui sont coincés dans des emplois à temps partiel ou peu qualifiés mais qui sont capables et veulent en faire plus. Il oblige les contribuables, dont un sur huit dépend des bons alimentaires pour se nourrir, à débourser des milliards pour payer les crimes de Wall Street et la guerre sans fin, y compris le génocide à Gaza.
La dégénérescence de la classe libérale l'a réduite à une bande de courtisans débitant des platitudes creuses. La soupape de sécurité ne marche plus. Les attaques contre la classe ouvrière et les travailleurs pauvres se sont intensifiées. Tout comme la rage légitime qui en découle.
Cette rage nous a donné Trump.
L'historien Fritz Stern, réfugié de l'Allemagne nazie, a écrit que le fascisme est l'enfant bâtard d'un libéralisme en faillite. Il voyait dans notre aliénation spirituelle et politique, qui s'exprime par des haines culturelles, le racisme, l'islamophobie, l'homophobie, la diabolisation des immigrés, la misogynie et le désespoir, les germes d'un fascisme américain. Dans son livre « Politique et Désespoir. Les ressentiments contre la modernité dans l'Allemagne pré hitlérienne », il écrit à propos des partisans des fascistes allemands :
« Ils s'attaquaient au libéralisme parce qu'il leur semblait être le principe fondamental de la société moderne ; tout ce qu'ils redoutaient semblait en découler : la vie bourgeoise, le manchesterisme [capitalisme de laissez-faire], le matérialisme, le parlement et les partis, l'absence de leadership politique. Plus encore, ils voyaient dans le libéralisme la source de toutes leurs souffrances intérieures. Leur ressentiment était celui de la solitude ; leur seul désir était une nouvelle foi, une nouvelle communauté de croyants, un monde avec des normes immuables et ne souffrant d'aucun doute, une nouvelle religion nationale qui unirait tous les Allemands. Tout cela, le libéralisme le leur refusait. C'est la raison pour laquelle ils haïssaient le libéralisme, lui reprochaient de faire d'eux des parias, de les arracher à leur passé magique et à leur foi ».
Richard Rorty, dans son dernier livre paru en 1999, « Notre pays, notre objectif », savait également où nous allions. Il écrivait :
« Les membres des syndicats et les travailleurs non qualifiés non organisés se rendront compte tôt ou tard que leur gouvernement n'essaie même pas d'empêcher les salaires de plonger ou d'empêcher les emplois d'être délocalisés. Dans le même temps, ils se rendront compte que les cols blancs des banlieues, eux-mêmes terrifiés à mort par les réductions d'effectifs, n'accepteront pas de payer des impôts pour assurer des avantages sociaux à d'autres.À ce moment-là, ça va craquer. L'électorat non suburbain décidera que le système a échoué et commencera à chercher un homme fort pour lequel voter, quelqu'un prêt à leur assurer qu'une fois élu, les bureaucrates arrogants, les avocats roués, les vendeurs d'obligations surpayés et les professeurs postmodernistes ne mèneront plus la danse. Un scénario semblable à celui du roman de Sinclair Lewis, It Can't Happen Here, pourrait alors se produire. Parce que lorsqu'un homme fort prendra le pouvoir, personne ne pourra prédire ce qui se passera. En 1932, la plupart des prédictions sur ce qui se passerait si Hindenburg nommait Hitler chancelier étaient follement optimistes.
Il est fort probable que les acquis obtenus au cours des quarante dernières années par les Noirs, les métis, ainsi que par les homosexuels, seront réduits à néant. Le mépris grivois envers les femmes reviendra à la mode. Les insultes "nègre" et "youppin" se feront de nouveau entendre sur les lieux de travail. Tout le sadisme que la gauche universitaire a tenté de rendre inacceptable auprès de ses étudiants reviendra en force. Tout le ressentiment que les Américains peu instruits éprouvent à l'égard des diplômés universitaires qui leur dictent leurs manières trouvera un exutoire. »
Les outils démocratiques du changement, se présenter aux élections, faire campagne, voter, faire du lobbying et pétitionner, ne fonctionnent plus. Les entreprises et les oligarques ont pris le contrôle de nos systèmes politiques, éducatifs, médiatiques et économiques. Il est impossible de les éliminer de l'intérieur.
Le Parti démocrate est un appendice creux.
Nos institutions, asservies aux riches et aux puissants, sont en train de capituler devant l'autoritarisme de Trump. Tout ce qu'il nous reste, c'est la désobéissance civile dans le temps, une désobéissance civile non violente mais perturbatrice. Des mouvements de masse. Une politique radicale. La rébellion. Une vision socialiste qui s'oppose au poison d'un capitalisme sans entraves. C'est la seule façon de contrecarrer l'État policier de Trump et de nous débarrasser de la classe libérale incapable sur laquelle se fonde celui-ci.
Texte traduit et reproduit avec l'autorisation de Chris Hedges.
Source : Scheerpost - 04/11/2025