
par Laurent Guyénot
Dans une courte vidéo récente, on voit Benjamin Netanyahou répondre, l'air satisfait, à la question de savoir quel livre il est en train de lire, qu'il lit Jews vs. Rome (Les juifs contre Rome) de Barry Strauss. Lorsqu'on lui demande pourquoi il a choisi ce livre, il répond : «Eh bien, nous avons perdu cette bataille, je pense que nous devons gagner la prochaine.»
Cette remarque en dit long sur la façon dont Israël se positionne par rapport à l'histoire ancienne. Ce n'est pas la première fois que Netanyahou montre qu'il considère l'histoire de l'Israël moderne à travers le prisme de l'histoire ancienne. Il l'a fait en s'adressant aux Israéliens (par exemple lorsqu'il a qualifié les Gazaouis d'Amalek en octobre 2023) aussi bien qu'aux Gentils (par exemple lorsqu 'il a comparé Trump à Cyrus pour avoir reconnu Jérusalem comme capitale d'Israël en mars 2018). Il ne s'agit pas seulement de rhétorique. Les sionistes comme Netanyahou sont véritablement obsédés par ce qu'ils pensent être arrivé à l'ancien Israël il y a deux ou trois mille ans dans ses luttes contre divers empires. Cette obsession est partagée par tous les sionistes depuis David Ben Gourion, qui avait changé son nom Grün pour celui d'un général juif combattant les Romains. Dan Kurzman écrit dans sa biographie Prophet of Fire : «Ben Gourion était, au sens moderne du terme, Moïse, Josué, Isaïe.» Selon lui, la renaissance d'Israël en 1948 «était comparable à l'Exode d'Égypte, à la conquête du pays par Josué, à la révolte des Maccabées». Ben Gourion n'était pas du tout religieux, mais il était profondément biblique.
Les guerres entre les juifs et Rome que Barry Strauss aborde dans son ouvrage (la guerre juive de 66 à 74, la révolte de la diaspora de 116 à 117 et la révolte de Bar Kokhba de 132 à 136) se sont déroulées après l'époque biblique, mais elles ont la même importance dans l'esprit des sionistes. L'Histoire des juifs de Heinrich Graetz en cinq tomes,publiée en allemand entre 1853 et 1891, en commençant par le quatrième tome consacré à la période suivant la destruction de Jérusalem, a eu une influence considérable sur l'émergence du mouvement sioniste. Le sionisme est enraciné dans l'histoire, ou plus exactement dans la mémoire, qui occupe une place fluctuante entre l'histoire et la mythologie (le Mur des Lamentations, par exemple, appartient à la mémoire mais pas à l'histoire, car il fait partie de la forteresse Antonia et non du Temple d'Hérode). «Nulle part ailleurs qu'en Israël, l'injonction de se souvenir est ressentie comme un impératif religieux pour tout un peuple», écrit Yosef Hayim Yerushalmi dans Zakhor : Jewish History and Jewish Memory (1982). Par «Israël», il entend non seulement les Israéliens, mais aussi les juifs du monde entier.
La mémoire juive est l'essence même de la judéité et la source ultime du pouvoir juif. Nous nous trompons lorsque nous pensons que la principale division au sein du monde juif se situe entre les juifs religieux et les juifs laïcs. Ce n'est pas le critère le plus important. L'étendue et l'intensité de leur mémoire nationale est la différence la plus importante entre les juifs. Pour les juifs périphériques (les personnes qui ne considèrent pas leur judaïsme comme la partie la plus essentielle de leur identité), l'Holocauste est le principal point de référence. À la question «Qu'est-ce qui est essentiel pour être juif ?», 73% des juifs américains ont répondu «Se souvenir de l'Holocauste» dans un sondage Pew Research réalisé en 2013. Mais les juifs plus profondément enracinés ont des références plus anciennes, remontant à plus de deux mille ans. Ils ressentent le traumatisme de l'an 70 comme s'ils l'avaient vécu. Ce sont les juifs influents, qui occupent le centre et rassemblent la communauté grâce à leur champ mémoriel. Peu importe qu'ils se présentent comme des juifs laïques ou religieux, qu'ils considèrent Dieu ou l'esprit juif comme la force motrice de l'histoire mondiale - beaucoup pensent probablement que Dieu et l'esprit juif ne font qu'un. Netanyahou est censé être un juif laïc, mais sa pensée n'est pas très différente de celle de Ben-Gvir : c'est une question de nuance. Qu'ils soient religieux ou laïcs, les juifs en général sont enracinés dans la mémoire de leur nation. Plus leur mémoire est longue, plus leur judaïsme est intense.
Certes, tous les peuples sont enracinés dans leur mémoire collective. Mais la mémoire d'Israël couvre une échelle de temps totalement différente de celle des autres nations. Israël se définit par une vision panoramique qui embrasse des millénaires. Israël conserve un souvenir vivant de ses débuts il y a 3000 ans et attend avec impatience l'accomplissement de sa destinée prophétique à la fin des temps. La mémoire juive est incommensurable, comparée à toute autre mémoire nationale, tant en termes de concentration que de profondeur. Seuls les Chinois peuvent peut-être rivaliser. La différence essentielle, cependant, est que peu de monde se soucie de l'histoire chinoise à part les Chinois, alors que les Juifs ont fait de leur histoire grandiose et miraculeuse le best-seller mondial.
La remarque de Netanyahou permet de signaler un point important : la guerre des Juifs contre Rome précède la conversion de Rome au christianisme. Ce n'est pas la Rome chrétienne qui a détruit Jérusalem (et c'est au contraire la chrétienté, fille de la Rome chrétienne, qui a redonné la Palestine aux juifs). C'est donc une erreur de perspective chrétienne que de croire que la haine du peuple élu est dirigée contre le christianisme prioritairement. Tout comme c'est une erreur de perspective que de croire que c'est pour avoir rejeté le Christ que les Juifs sont passé de peuple élu à peuple déchu : lisez ce que disaient les auteurs romains sur les Juifs et vous verrez que leur caractère national n'a pas changé en l'an 33 de notre ère (la référence : Peter Schäfer, Judéophobie. Attitudes à l'égard des Juifs dans le monde antique, Éd. du Cerf, 2003).
Théologie contractuelle
Dans l'Antiquité, lorsque deux nations étaient en guerre, on pensait que leurs dieux nationaux étaient également en guerre. On croyait donc que le dieu du vainqueur était le plus puissant, un concept connu sous le nom de «théologie de la victoire». Les historiens chrétiens des six premiers siècles pensaient encore ainsi. Selon Eusèbe de Césarée, Constantin adopta le christianisme parce que le Christ lui avait donné la victoire sur Maxence. Selon Grégoire de Tours, Clovis se convertit parce que le Christ mit les Alamans en fuite. Au début, lorsque sa femme Clotilde l'avait exhorté à croire au Fils de Dieu, Clovis «se contenta de répondre que ses dieux étaient plus puissants». Mais au milieu d'une bataille décisive, il pria désespérément Jésus-Christ : «Si tu daignes m'accorder la victoire sur ces ennemis,... je croirai en toi.» Et c'est ce qui arriva (Histoire des rois francs II,1).
Les Juifs sont différents. Ils ont été vaincus à maintes reprises, mais ils en sont ressortis chaque fois plus convaincus que leur dieu est le plus fort et qu'il leur donnera bientôt la victoire totale. Après que les Israélites aient été écrasés et dispersés aux quatre vents par les Assyriens, Yahvé se vantait encore que sa victoire n'était que reportée :
«Yahvé Sabaoth l'a juré : "Oui ! Comme j'ai projeté, cela se fera, comme j'ai décidé, cela se réalisa : Je briserai Assur dans mon pays, je le piétinerai sur mes montagnes. [...] Telle est la décision prise contre toute la terre, telle est la main étendue sur toutes les nations. Quand Yahvé Sabaot a décidé, qui l'arrêtera, et sa main levée, qui la fera revenir ?» (Isaïe 14,24-27).
Cette obstination, cette folie, est la force du peuple juif : peu importe le nombre de défaites qu'il essuie, il est de plus en plus déterminé à «gagner la prochaine». Écoutez encore Yahvé piquer une crise après sa défaite face à Marduk : «Je le jure par moi-même, ce qui sort de ma bouche est la vérité, c'est une parole irrévocable : oui, devant moi tout genou fléchira» (Isaïe 45:23). Il y a là quelque chose d'enfantin, mais admettons-le : il y a aussi quelque chose d'héroïque. Leo Strauss, le mentor des néoconservateurs, disait que le judaïsme est une «illusion héroïque». 1
L'essence de cette illusion est, bien sûr, la croyance des Juifs que le «dieu d'Israël» n'est autre que Dieu lui-même, qui, par définition, est plus fort que tous les dieux. Il est également le Dieu jaloux, ce qui signifie que les autres dieux ne comptent pas ou n'existent pas. Dans le livre saint des juifs, Dieu a fait deux choses importantes : il a créé l'univers et il a conclu un pacte avec les juifs.
Les Juifs ont une théologie de l'alliance, ce qui signifie qu'ils pensent avoir signé un contrat avec Dieu, un contrat éternel que Dieu ne peut pas dénoncer. Leur histoire est une revendication contractuelle. Le substacker Brado l'explique très bien. La Torah, écrit-il, doit être comprise avant tout «comme une revendication d'héritage, de primauté et de préséance, rédigée pour tirer parti de la position sous l'arbitrage macédonien et romain». Il adopte ici l'hypothèse minimaliste que la rédaction finale de la Torah date de la période hellénistique, «lorsque les Macédoniens et les Romains ont commencé à arbitrer les litiges fonciers en Égypte, en Syrie et en Palestine, et que la Torah a été délibérément conçue pour garantir des avantages à cette fin». Mais même si l'on attribue la rédaction principale de la Torah à l'école babylonienne d'Esdras, l'objectif était le même : la Torah est une revendication de préséance ou de primauté. «C'est une preuve à présenter devant un tribunal. C'est l'histoire comme grief, comme un héritage à arbitrer devant Dieu. Ce n'est pas Dieu le Tout-Puissant, mais Dieu l'Évaluateur, l'Arbitre, le Justicier. Celui qui règle les comptes.»
Pour les juifs comme Netanyahou, régler les comptes signifie se venger, comme cela avait été le cas pour le grand Isaac Abravanel (1437-1508), dont les exégèses bibliques sont remplies de l'espérance de la vengeance de Dieu contre Ésaü/Édom (noms de code pour Rome) : «au moment précis où le Seigneur se vengera des nations, Israël passera alors des ténèbres à la lumière et sortira de l'esclavage», et «rien ne survivra de la maison d'Ésaü». «En effet, toute délivrance promise à Israël est associée à la chute d'Édom.» 2 Si je cite Abravanel, c'est parce que le père de Netanyahou était un grand admirateur de cet homme et l'auteur de sa biographie élogieuse.
L'histoire biblique est soit fortement biaisée, soit complètement inventée. Après deux siècles de fouilles, les archéologues sont arrivés à la conclusion que le royaume de Salomon, fondement de la revendication du Grand Israël, est moins réel que la table rond du roi Arthur. 3 À l'époque supposée de Salomon, Jérusalem était un gros village. L'Exode, si central dans la mythologie sioniste qu'un film sur la fondation d'Israël a été intitulé Exodus, est tout aussi faux. Il n'existe aucune trace archéologique d'un exode massif d'Égypte vers Canaan en passant par le Sinaï, et les preuves montrent que les douze tribus étaient indigènes (seule leur religion ne l'était pas). Le mieux que Richard Friedman puisse proposer dans The Exodus: How it Happened and Why it Matters (HarperOne, 2017) est la théorie selon laquelle quelques milliers d'Habiru (pillards nomades) agressifs, échappés des travaux forcés en Égypte, ont envahi le pays de Canaan et, sous le nom de Lévites, ont imposé à certaines tribus locales le culte de leur dieu jaloux et l'obligation de leur payer un tribut (lire ma critique ici).
L'histoire biblique n'est pas seulement une œuvre mythomaniaque, elle est un contrat frauduleux rédigé au nom de Dieu. C'est la falsification la plus audacieuse que l'on puisse imaginer. En comparaison, la fausse Donation de Constantin, par laquelle les papes prétendaient avoir reçu l'empire de Constantin, est une farce innocente.
L'homme occidental s'est laissé berner par cette falsification. Pendant deux mille ans, nous avons gobé la fausse histoire des Juifs et sa théologie de l'alliance. C'est pourquoi le christianisme fait partie intégrante du problème juif. La mémoire juive est la source ultime du pouvoir juif, et le christianisme a converti la civilisation romaine à la mémoire juive. Dans notre livre saint, Israël est le héros et la victime innocente d'un empire maléfique après l'autre, peu importe combien ils volent, détruisent et massacrent.
Le vainqueur écrit l'histoire, mais l'inverse est également vrai : celui qui écrit l'histoire et impose son récit sera finalement le vainqueur. Les Juifs sont le peuple du Livre, et grâce à ce Livre, ils ont conquis nos esprits. L'histoire ancienne, de Noé à Cyrus le Grand, a été écrite pour nous par les juifs. C'est pourquoi les méchants sont les Cananéens, les Égyptiens, les Assyriens et les Babyloniens, sans parler des Amalécites ou des Madianites, qui méritaient manifestement d'être exterminés.
Netanyahou a de bonnes raisons d'être convaincu que les Juifs «gagneront la prochaine fois». Les Juifs ne gagnent pas sur le champ de bataille, mais ils sont les maîtres incontestés de la guerre de l'information et peuvent ruiner un empire de l'intérieur, avec une bonne coordination et suffisamment de temps. Nous sommes Rome, aujourd'hui. Donc, si Netanyahou étudie l'histoire des «Juifs contre Rome» en partant du principe que la guerre n'est pas terminée, alors nous devrions l'étudier aussi. Cette histoire comporte deux parties : «Israël contre Rome» et «Israël à l'intérieur de Rome».
Israël contre Rome
Les Romains étaient connus pour leur tolérance envers les dieux étrangers. L'evocatio deorum est un ancien rituel romain qui consistait à appeler les dieux ennemis hors des villes assiégées par les forces romaines en leur promettant un temple à Rome. 4 Mais les Romains comprenaient que le dieu d'Israël n'était comparable à aucun autre dieu national. Sa haine des autres dieux le rendait inassimilable. C'est pourquoi ses objets sacrés ont été traités comme un simple butin en 70 après J.-C. «Le traitement réservé au dieu juif, écrit Emily Schmidt, peut être considéré comme une inversion du traitement ou de l'attitude typiquement romaine envers les dieux étrangers, peut-être comme une anti-evocatio». 5 Comme les juifs du monde entier payaient deux drachmes (pièces d'argent) par an pour leur temple, Vespasien les obligea à payer désormais cette taxe au temple de Jupiter Capitolin (le fiscus Iudaicus). C'était approprié, puisque les juifs prétendaient hypocritement qu'ils adoraient le dieu suprême, que les Romains appelaient Jupiter.
Plus tard, Trajan, dont le père avait commandé la dixième légion pendant la guerre juive sous Vespasien, dut réprimer des insurrections juives dans toute la diaspora, et en particulier en Égypte (115-117). L'insurrection coïncida avec la guerre de Trajan contre la Parthie, dans laquelle de nombreux Juifs mésopotamiens combattaient aux côtés des Parthes ; il y avait donc certainement coordination. Selon Arrien, soldat, homme politique et historien qui a écrit sur les guerres de Trajan, «Trajan était déterminé avant tout, si possible, à détruire complètement la nation [juive], mais si ce n'était pas possible, au moins à l'écraser et à mettre fin à sa présomptueuse méchanceté». 6
Son successeur, Hadrien, fut confronté à un nouveau soulèvement messianique à Jérusalem, mené par le messie autoproclamé Shimon Bar Kochba, qui réussit à établir un État indépendant pendant trois ans (132-135). La campagne militaire romaine fit 580 000 morts selon Cassius Dio, qui ajoute : «À Jérusalem, Hadrien fonda une ville à la place de celle qui avait été rasée, la nommant Aelia Capitolina, et sur le site du temple du dieu, il érigea un nouveau temple dédié à Jupiter.» Les juifs furent bannis de la ville. Le nom d'Israël fut effacé et la nouvelle province fut rebaptisée Syria Palæstina (en souvenir des Philistins, d'origine grecque, disparus depuis longtemps). La circoncision fut à nouveau déclarée illégale. Comme le commente Martin Goodman dans Rome and Jerusalem: The Clash of Ancient Civilizations : «Aux yeux de Rome et d'Hadrien, les juifs avaient cessé d'exister en tant que nation sur leur propre terre.» 7
Ces guerres font l'objet du livre de Barry Strauss, Jews vs. Rome, cité par Netanyahou. C'est un ouvrage assez intéressant pour les informations de base, mais il est purement narratif, et Strauss raconte l'histoire telle qu'il la trouve dans ses sources, sans beaucoup de recul critique. La source presque unique pour la guerre juive de 66-74 est Flavius Josèphe, un Juif qui écrivait pour glorifier sa nation. Voici quelques paragraphes tirés de l'introduction de Strauss :
«Pour l'histoire juive, les rébellions contre Rome marquent un tournant majeur. Elles ont coûté la vie à des centaines de milliers de juifs et ont conduit nombre des survivants à l'esclavage et à l'exil. Elles ont réduit le peuple juif à un statut secondaire dans sa propre patrie. En effet, les révoltes ont remis en question l'avenir de la survie des Juifs dans cette région, même si elles n'y ont pas mis fin. C'est une idée fausse courante de penser que les Romains ont mis fin à la présence juive en Terre d'Israël. Ce n'est pas le cas, mais ils ont causé d'énormes dégâts. Rome a détruit la capitale juive, Jérusalem, et son joyau, le Temple. Rome a mis fin aux sacrifices quotidiens qui étaient au cœur du judaïsme, et a ruiné le sacerdoce qui les accomplissait. Rome a décimé la communauté juive de la diaspora la plus importante et la plus prestigieuse de l'Empire romain, les Juifs d'Égypte. Comme pour ajouter l'insulte à l'injure, les Romains ont changé le nom du pays, qui est passé de Judaea ("terre des juifs") à Syria Palaestina ou simplement Palæstina ("terre des Philistins"). Dans aucun autre cas, les Romains n'ont puni une province rebelle en changeant son nom. Mais aucun peuple ne s'était rebellé aussi souvent que les juifs.
Il existe un feu sacré qui brûle dans le cœur des guerriers et qui mène à la gloire ou à l'oubli. Pendant deux siècles, il a brûlé dans le cœur de la nation qui fait l'objet de ce livre, le peuple juif. [...] Le peuple juif a survécu, apprenant à devenir une religion sans État. Puis, vingt siècles plus tard, il a créé un État souverain dans sa patrie ancestrale, Israël. La survie des juifs est l'un des grands exemples de résilience de l'histoire.»
«J'espère, écrit Strauss, que l'histoire de cette période, de ces peuples et de ces luttes, permettra de mieux comprendre le choc des civilisations auquel nous assistons aujourd'hui et de mieux appréhender les forces qui les animent.» 8 Le livre tient sa promesse, du moins pour des lecteurs comme Netanyahou. Le postulat de base de Strauss est que cette histoire est celle de la lutte d'Israël pour son indépendance nationale face à une puissance impériale oppressive.
Les Romains ont certainement commis des erreurs dans leurs relations avec les Juifs. Ils pensaient pouvoir résoudre leur problème judéen comme ils avaient résolu leur problème carthaginois trois siècles plus tôt, mais ils n'ont pas compris que leur problème carthaginois s'était simplement transformé en un problème judéen plus complexe (lire l'analyse de Ron Unz sur l'hypothèse punique). D'un autre côté, du point de vue des Romains, leur domination sur la Judée était généreuse. Le pays n'a pas été incorporé à l'empire, mais est devenu un royaume semi-autonome, tout en bénéficiant de tous les avantages de la civilisation romaine. Ce que les Romains ont fait pour les Juifs est aussi notoire que l'ingratitude des Juifs à cet égard (et fait l'objet d'un bon sketch des Monty Python) . Hérode le Grand, le choix d'Octave et d'Antoine, était le fils d'un père iduméen et d'une mère nabatéenne, donc pas un Juif de souche, mais il a essayé d'être aussi juif que romain, et il a construit pour les Juifs le temple le plus magnifique dont ils pouvaient rêver. C'était un grand roi selon les normes de son époque.
Mais la mémoire juive n'est pas une histoire objective, c'est un éternel présent de victimisation juive. Du point de vue juif, tous les empires qui ont régné sur la Judée à un moment ou à un autre sont tous pareils : soit des obstacles, soit des instruments sur la voie de la domination ultime d'Israël sur toutes les nations, comme Dieu l'a promis à son peuple, lorsque les rois du monde «se prosterneront devant vous [les Israélites], le visage contre terre, et lécheront la poussière à vos pieds» (Isaïe 49,23). Dans le Livre de Daniel, écrit au IIe siècle avant notre ère mais dont l'action se déroule quatre siècles plus tôt, les quatre royaumes maléfiques que Daniel prévoit dans son interprétation du rêve de Nabuchodonosor sont les Babyloniens, les Mèdes, les Perses et les Grecs. Mais plus tard, l'interprétation traditionnelle était que Rome était la quatrième bête à dix cornes, «dévorant et écrasant avec ses dents de fer et ses griffes de bronze, et piétinant avec ses pieds ce qui restait» (7,19-20).
Israël à l'intérieur de Rome
Et nous, les non-juifs, de quel côté sommes-nous dans ce combat ? Sommes-nous du côté d'Israël ou du côté de Rome ? Le choix devrait être facile : nous sommes Rome. Nous sommes les héritiers de la civilisation romaine, la version occidentale de la civilisation hellénistique. Nous sommes également les héritiers de l'Église romaine, qui nous a nourris dès notre enfance médiévale. Thomas Hobbes a dit que la papauté était «le fantôme de l'Empire romain défunt, assis couronné sur sa tombe» (Leviathan, chapitre 47). Au Haut Moyen Âge, le pape était le verus imperator (selon les mots de Gervais de Tilbury) ; il pouvait faire et défaire les rois, et les traitait comme des vassaux. Pour les Netanyahou de ce monde, la Rome chrétienne est toujours Rome, tout comme la civilisation occidentale d'aujourd'hui.
Mais c'est là que les choses se compliquent : l'Église est aussi le nouvel Israël. Et l'histoire sacrée d'Israël constitue la plus grande partie de la Bible chrétienne. Le Livre de l'Apocalypse qui la clôt est un texte apocalyptique dans la lignée du livre de Daniel. Rome y est désignée comme «Babylone la Grande, la mère de toutes les prostituées», «assise sur une Bête écarlate couverte de titres blasphématoires et portant sept têtes et dix cornes» ; «en un seul jour, des plaies vont fondre sur elle : peste, deuil et famine ; elle sera consumée par le feu». Cette vision est suivie d'une vision de «la Cité sainte, Jérusalem nouvelle, qui descendait du ciel, de chez Dieu» (17-21).
La mort de Rome et la renaissance de Jérusalem sont des thèmes prophétiques clés du christianisme primitif. Justin Martyr, mort à Rome en 165, croyait qu'après la fin imminente du monde et la résurrection, «les chrétiens dont la doctrine est pure en tous points [...] passeront mille ans dans une Jérusalem reconstruite, embellie, agrandie, comme le reconnaissent Isaïe, Ézéchiel et d'autres prophètes» (Dialogue avec Tryphon lxx,4).
Rome n'aimait pas les gens comme Justin, d'où son surnom posthume. Le problème n'était pas que les chrétiens jetaient des sorts sur la ville éternelle, car ils le faisaient de manière cryptée. Le problème était qu'ils refusaient ostensiblement de participer à la formalité de base du culte impérial. Selon Candida Moss, «l'histoire traditionnelle du martyre chrétien est erronée. Les chrétiens n'étaient pas constamment persécutés, pourchassés ou pris pour cible par les Romains. Très peu de chrétiens sont morts, et lorsqu'ils sont morts, ils ont souvent été exécutés pour ce que nous appellerions aujourd'hui des raisons politiques.» 9 Les sources, comme le confirme Bart D. Ehrman, montrent que «les magistrats n'étaient pas assoiffés de sang. Ils voulaient maintenir la paix et préféraient de loin que les chrétiens reviennent à la raison et accomplissent de simples actes cultuels.» 10 Refuser de rendre hommage au génie de l'empereur était un acte politique, comparable à l'action de brûler le drapeau national aujourd'hui. 11
Comment expliquer alors que sous Constantin et ses successeurs, Rome se soit convertie au christianisme, une religion hostile aux dieux de Rome, dont la prophétie programmatique était la vengeance de Jérusalem sur Rome, dans l'esprit des apocalypses juives ? C'est là un grand paradoxe et un grand mystère. Certains Romains y ont vu une conspiration juive et prévoyaient que le christianisme mènerait Rome à sa perte. L'un d'eux était Ammien Marcellin, le dernier historien latin non chrétien. Dans les années 380, il attribua le déclin des vertus civiques à la cour des premiers empereurs chrétiens et blâma les propriétaires terriens sénatoriaux qui s'étaient convertis au christianisme par opportunisme, tels que Pétrone Probus, qu'il dépeint comme un homme vaniteux et rapace, un intrigant pernicieux, servile envers ceux qui étaient plus puissants que lui et impitoyable envers les plus faibles, qui convoitait des fonctions officielles et exerçait une influence considérable grâce à sa richesse (xxvii,11). Après le sac de Rome par Alaric en 410, Augustin écrivit le premier livre de La Cité de Dieu en réponse à des accusations similaires selon lesquelles les chrétiens avaient ruiné l'esprit patriotique. En réponse, il ne nia pas que les chrétiens se moquaient éperdument de la cité terrestre de Rome, étant exclusivement dévoués à leur cité éternelle dans les cieux. Mais il voulait que les Romains sachent que tout ce qu'ils avaient subi pendant le sac sanglant de leur ville - la perte de leurs biens ou de leurs proches - était pour leur bien, car cela les rapprochait de Dieu. Cette idée que le saccage d'une civilisation peut aider au salut de ses âmes est restée ancrée dans l'Occident chrétien.
- Leo Strauss, « Why We Remain Jews: Can Jewish Faith and History Still Speak to Us? » dans Jewish Philosophy and the Crisis of Modernity: Essays and Lectures in Modern Jewish Thought, éd. Kenneth Hart Green, State University of New York Press, 1997, pp. 311-356, disponible en ligne ici. Un enregistrement audio est accessible ici.
- Jean-Christophe Attias, Isaac Abravanel, la mémoire et l'espérance, Cerf, 1992, pp. 140, 111, 269, 276.
- Israel Finkelstein et Neil Asher Silberman, David et Salomon : à la recherche des rois sacrés de la Bible et des racines de la tradition occidentale, S&S International, 2007.
- Jodi Magness, « The Arch of Titus and the Fate of the God of Israel », Journal of Jewish Studies, 2008, vol. 59, n° 2, pp. 201-217.
- Emily A. Schmidt, « The Flavian Triumph and the Arch of Titus: The Jewish God in Flavian Rome », sur escholarship.org ; voir également Jodi Magness, « The Arch of Titus and the Fate of the God of Israel », Journal of Jewish Studies, 2008, vol. 59, n° 2, pp. 201-217.
- Barry Strauss, Jews vs. Rome: Two Centuries of Rebellion Against the World Mightiest Empire, Simon & Schuster, 2025, p. 234. Le livre d'Arrien a été perdu, et il n'est pas certain que la « nation » mentionnée dans cette ligne préservée soit la nation juive, mais c'est l'opinion de Menahem Stern dans Greek and Latin Authors on Jews and Judaism, vol. 2, 1976, pp. 152-155.
- Martin Goodman, Rome and Jerusalem: The Clash of Ancient Civilizations, Penguin, 2007, p. 494.
- Strauss, Jews vs. Rome, op. cit., pp. 1, 3.
- Candida Moss, The Myth of Persecution: How Early Christians Invented a Story of Martyrdom, HarperOne, 2013, pp. 14-15.
- Bart D. Ehrman partage cet avis dans The Triumph of Christianity (Simon & Schuster, 2018, pp. 130, 161.
- La persécution des chrétiens à Rome sous Néron en 64, telle que racontée par Tacite 50 ans plus tard, n'a probablement jamais eu lieu, car les chrétiens étaient alors impossibles à distinguer des juifs, mais si certaines personnes ont été brûlées vives à cette époque, c'est parce que la peine pour incendie criminel était d'être brûlé vif.