05/12/2025 elcorreo.eu.org  25min #298077

Le Retour Aux Sphères D'Influence

À l'heure où la complexité géopolitique s'accroît, la notion de sphère d'influence a fait un retour en force dans le vocabulaire des analystes, des diplomates et des stratèges. Après des décennies où elle semblait s'être estompée sous l'effet du multilatéralisme, de la mondialisation et de l'expansion des cadres réglementaires libéraux, nous assistons aujourd'hui à une reconfiguration du pouvoir mondial qui ravive la logique traditionnelle de la compétition entre grandes puissances.

Pourquoi parler de sphères d'influence aujourd'hui ?

Les actions d'acteurs comme la Russie en Europe de l'Est, ou la Chine dans l'Indo-Pacifique et en Afrique, révèlent une volonté manifeste de redéfinir les sphères d'influence selon une logique stratégique qui rappelle les équilibres de la Guerre froide, bien qu'avec de nouveaux instruments et objectifs. D'un point de vue réaliste, les sphères d'influence sont une manifestation naturelle du système international, caractérisé par la lutte pour le pouvoir et la nécessité de préserver l'équilibre. Pour des auteurs comme Hans Morgenthau, les grandes puissances tendent à établir des sphères d'influence non seulement comme mesure de sécurité, mais aussi comme mécanisme pour projeter leur prestige, garantir leurs intérêts vitaux et minimiser l'incertitude stratégique. En ce sens, le monde actuel – marqué par l'érosion du leadership étasunien, la montée en puissance de puissances révisionnistes et l'inefficacité de certains cadres multilatéraux – crée un contexte propice à la résurgence de cette logique.

À partir de là, le dit néoréalisme interprète les sphères d'influence comme un sous-produit de l'ordre international anarchique. Son principal représentant, J. Mearsheimer, soutient qu'en l'absence d'un arbitre mondial, les puissances cherchent à établir une hégémonie régionale et, pour ce faire, tentent de sécuriser leur environnement immédiat en empêchant les autres puissances de s'y infiltrer. Dans cette perspective, l'expansion de la Chine dans l'Indo-Pacifique, la réaffirmation de la Russie dans l'espace post-soviétique et la présence croissante des États-Unis (US) dans certaines régions s'inscrivent dans une dynamique de compétition systémique, où chaque puissance s'efforce de renforcer sa position et de limiter celle de ses rivaux.

Par conséquent, évoquer aujourd'hui la notion de sphères d'influence ne relève pas d'une nostalgie du passé, mais d'une nécessité analytique pour comprendre la réorganisation des relations internationales dans un contexte de compétition. L'abandon de la logique de coopération au profit de la politique de blocs, des guerres par procuration, des pressions exercées sur les États périphériques et de l'instrumentalisation de la puissance économique et technologique témoignent clairement de ce retour. Ainsi, réexaminer le concept de sphères d'influence nous permet d'interpréter plus précisément les comportements des grandes puissances et d'anticiper les scénarios de conflit ou d'endiguement.

Le concept de sphère d'influence : évolution théorique

L'expression « sphère d'influence » désigne indubitablement un espace de configuration et de projection de puissance étatique à plusieurs niveaux. Cette notion vise par essence à désigner une région ou une zone où une puissance majeure – caractérisée par ses importantes capacités de puissance à la fois légère et coercitive déployées simultanément – concentre ses efforts pour exercer une influence dominante. En ce sens, par le déploiement de diverses capacités, les États disposant de leurs propres sphères d'influence orientent leurs actions vers l'exclusion de toute ingérence d'autres puissances. Il en résulte un ensemble de pratiques de contrôle et d'exclusion qui s'inscrivent dans une structure hiérarchique internationale.

Historiquement, les sphères d'influence ont constitué un phénomène constant dans les relations internationales du XIXe siècle à la fin de la Guerre froide, une période englobant aussi bien le partage des colonies que les conflits par procuration en Amérique centrale dans la seconde moitié du XXe siècle. Cependant, les sphères d'influence ont atteint leur apogée durant cette dernière période, lorsque les pays ont adopté la division du monde en deux blocs géographiques et idéologiques sous l'égide des superpuissances. Cela s'est traduit concrètement par la création, par ces puissances, d'un cadre relationnel dont le principe fondamental, dans la conscience collective nationale, se résumait à « avec moi ou contre moi ».

Ce n'est qu'à la Conférence de Bandung en 1955 qu'un groupe de pays africains et asiatiques a décidé de rechercher une alternative à cet alignement imposé, donnant naissance au Mouvement des non-alignés (MNA), dirigé par Nehru, Sukarno et Nasser. Cette réaction a mis en lumière le refus de certains pays d'obéir ou de se conformer aux doctrines nationales en vigueur (1).

Cette assimilation théorique impliquait d'établir une association entre les sphères d'influence et un ordre ancien générateur de conflits. De telles références existaient déjà dans les années 1920, qualifiant le terme d'« anachronisme dangereux » (2) employé par l'Occident dans le seul but d'endiguer l'Union soviétique à l'Est. Cette logique fut abandonnée lorsqu'elle ne s'avéra plus nécessaire, sur les plans géopolitique et stratégique, au développement européen. Concernant l'évolution explicitement théorique du concept, les approches réalistes tendent à considérer les sphères d'influence comme une conséquence naturelle de la répartition du pouvoir dans un ordre international anarchique. Pour reprendre les propos de Morgenthau, et bien qu'il n'ait jamais formellement employé le terme, l'établissement de zones de domination par les puissances constituait une étape naturelle vers la garantie de leurs intérêts vitaux.

Ce type d'analogies nous aide à comprendre comment les grandes puissances orientent leurs actions vers l'hégémonie en se partageant des zones d'intérêt qui renforcent leur sécurité face à leurs concurrents. Concrètement, cela signifie que des puissances comme la Russie, la Chine, l'Inde ou les États-Unis considèrent comme inacceptable toute intrusion de leurs rivaux dans ce qu'ils estiment être leurs zones stratégiques voisines (3).

D'un autre côté, les sphères d'influence peuvent aussi être perçues comme des arrangements de facto où les puissances dominantes contrôlent la politique étrangère des pays voisins, tandis que leurs concurrents s'imposent certaines limitations quant à leur intervention directe sur certains territoires. Toutefois, cette acceptation ne saurait se traduire par une adhésion morale à la notion même de sphère d'influence. Il existe des tentatives constantes pour réduire cette influence au profit de la sienne, ce qui engendre des pics de tensions pouvant dégénérer en escalade de conflits entre puissances. Ainsi, ces sphères reflètent concrètement les limites du pouvoir et de l'influence d'un État, et font même parfois l'objet d'un accord visant à réduire les risques de conflit. Dès lors, et à titre d'exemple récent de ce phénomène, il est essentiel de comprendre la dynamique de ce concept appliqué à un cas révélateur : l'Europe. Traditionnellement, l'Europe est un théâtre d'équilibre des puissances et de répartition de l'influence, et ce jusqu'à aujourd'hui.

L'Europe : de l'époque classique au déclin historique

Depuis le XVIe siècle, le continent européen fut la scène géopolitique classique où se décidait l'équilibre des puissances mondiales (4). Cependant, ces dernières années, son influence internationale a connu un déclin relatif en termes géopolitques. Depuis la guerre de Westphalie (1648) jusqu'au milieu du XXe siècle, les grandes puissances européennes se sont livrées à une compétition acharnée – marquant un tournant historique – pour établir des sphères d'influence tant à l'intérieur qu'à l'extérieur du continent. Par leurs colonies et leurs entreprises impérialistes, elles ont cherché à consolider leur pouvoir outre-mer (5), tandis que, de leur côté, la recherche constante d'accords, les conflits et le partage subséquent des territoires européens entre les grandes maisons royales visaient à asseoir leur pouvoir à l'intérieur du pays (6). Le fait même que les deux guerres mondiales – que l'on peut qualifier de guerres civiles européennes (7) – et la guerre froide se soient déroulées principalement sur le sol européen conduit à la conclusion que l'Europe a été le principal théâtre de l'équilibre des puissances contemporain. D'abord épicentre de la confrontation entre empires entre 1914 et 1945, puis frontière entre deux sphères d'influence mondiales de 1947 (8) jusqu'à la chute de l'URSS en 1991, l'Europe, dévastée par la guerre et privée de ses pleines capacités, a vu dès 1945 son leadership stratégique se réduire aux mains de puissances extérieures qui, de facto, ont exercé leurs intérêts sur le territoire. Ce phénomène s'est traduit par le partage du continent à Yalta, décidé par les vainqueurs, qui ont adopté une logique bipolaire comme principal critère de division, marquant ainsi le début du déclin qui s'achèverait par la perte de ses possessions coloniales et, par conséquent, par le déclin relatif de sa puissance internationale.

Figure 1

La division de l'Europe en deux blocs opposés après la Seconde Guerre mondiale.
Source :
PressBooks

Au début des années 1990, avec la désintégration de l'URSS et l'émergence de nouveaux États, l'Union européenne, la plus grande organisation supranationale de notre époque, a acquis une importance accrue. Bien que l'Union ait acquis une place prépondérante en tant qu'acteur économique et réglementaire, le récit récurrent a été celui d'une UE s'accommodant du parapluie de la sécurité étasunienne et qui, faute d'autonomie stratégique, était incapable de répondre aux principaux défis sécuritaires, tels que le conflit en Ukraine ou les menaces émanant d'Afrique du Nord. De ce fait, l'Europe est désormais perçue (9) comme une entité centrée sur la diplomatie et la réglementation, dont les outils sont inadaptés pour apporter des solutions dans un système encore régi par la poursuite des intérêts étatiques par le recours à la coercition (10). Cette vision suggère que, malgré la prospérité et le développement atteints sur le continent, le manque de puissance militaire et d'unité pour influencer un environnement mondial de plus en plus complexe la relègue au second plan parmi les puissances.

Ce type d'analyse était déjà exprimé dans les années 90, où l'on estimait qu'après la disparition d'une menace commune telle que l'URSS, l'Europe se fragmenterait et perdrait toute pertinence stratégique (11).

Le manque de vision géopolitique, l'obsession du légalisme et la réticence constante à projeter sa puissance militaire au-delà du cadre de l'OTAN pour certains pays européens ont relégué ce théâtre d'opérations, autrefois force motrice de la projection de puissance internationale, au second plan. D'autres indicateurs confirment cette tendance.

Une population en net déclin, une part plus faible du PIB mondial de la zone euro par rapport à la montée en puissance d'autres puissances telles que la Chine ou l'Inde, ou la baisse des dépenses militaires relatives (12), rendent l'UE de moins en moins capable de rivaliser seule, démontrant sa forte dépendance à l'égard de son homologue des Etat-Unis d'Amérique.

Cette vision découle de leur conviction persistante que leur position internationale demeure valable au regard d'un équilibre des puissances datant de huit décennies et qui ne reflète plus la réalité économique et démographique de l'Europe. Leur marginalisation est d'autant plus marquée face à la montée en puissance de pays émergents (13) tels que l'Inde et la Chine, et sa principale cause sous-jacente est une faiblesse stratégique croissante. Par exemple, les pays d'Europe centrale et orientale sollicitent de plus en plus la protection des États-Unis face à leur vulnérabilité grandissante au sein d'une Europe qui poursuit des efforts considérables pour « se réintégrer dans le cours de l'histoire » (14) et se voit contrainte d'assumer davantage de responsabilités en matière de sécurité et de vulnérabilité.

Cela ne signifie pas que l'Union ait perdu toute sa puissance. Contrairement au déclin relatif de la puissance physique, sa force commerciale, normative et réglementaire lui permet de demeurer un acteur majeur, à la pointe du commerce mondial et des normes environnementales et sociales, ce qui peut être interprété comme une autre forme de puissance non conventionnelle. Mais, sans aucun doute, ce type d'arguments est considéré comme valable dans un contexte international ouvert et multilatéral, deux éléments qui ont perdu du terrain ces dernières décennies par rapport à la puissance militaire (15). Dès lors, ils cessent d'être pertinents dans un monde de sphères d'influence rivales. Et bien que les cartes la placent encore au centre du monde, la réalité est que l'on observe des phénomènes de plus en plus divers qui témoignent d'un cycle changeant où l'Atlantique n'est plus une scène dominante, laissant un vide que l'Indo-Pacifique comble désormais. Une région qui représente 60 % du PIB mondial, 65 % de la population totale et une série de scénarios de confrontation conflictuels qui éclipsent complètement les avantages ? du théâtre européen, laissant derrière lui une histoire construite sur des siècles et donnant naissance à une nouvelle étape dans laquelle même l'Union a sa propre vision stratégique.

Figure 2

Une perspective européenne sur l'Indo-Pacifique.
Source :

Observatoire de l'Indo-Pacifique.

L'Indo-Pacifique : l'autre face de la médaille

Le terme « Indo-Pacifique » est apparu récemment dans le vocabulaire géopolitique pour désigner une vaste région s'étendant des côtes orientales de l'Afrique au Pacifique occidental (16). Loin d'être une simple construction géographique, l'Indo-Pacifique reflète une logique stratégique de redéfinition des rapports de force mondiaux. Cette région englobe quelques uns des économies et des États les plus dynamiques et les plus influents sur le plan géopolitique au XXIe siècle, tels que l'Inde et la Chine, ainsi que des puissances émergentes – selon les zones géographiques – comme le Pakistan, le Japon, la Corée du Sud, l'Indonésie et le Vietnam, entre autres. Chacune, avec son propre potentiel d'influence régionale et mondiale, façonne un espace d'interactions complexes et denses, où se croisent alliances, rivalités historiques, tensions territoriales et ambitions hégémoniques.

Au-delà de son poids démographique et économique, l'Indo-Pacifique est le théâtre de certains des conflits latents ou actifs les plus délicats de la scène internationale, des affrontements cycliques entre l'Inde et le Pakistan à la crise persistante autour de Taïwan, en passant par le différend concernant le contrôle de la mer de Chine méridionale, point névralgique des principales routes commerciales mondiales. Cette situation a fait de la région une arène décisive où se joue l'équilibre des puissances au XXIe siècle. Dans cette optique, la centralité stratégique de l'Indo-Pacifique, au regard des sphères d'influence, tient précisément au fait qu'il a cessé d'être un espace périphérique pour devenir le cœur des intérêts des principaux acteurs du système international. Concrètement, la montée en puissance économique et militaire de la Chine, conjuguée à la croissance de l'Inde et à l'émergence de puissances de second rang telles que le Japon, l'Australie et la Corée du Sud, a déplacé le centre de gravité du pouvoir mondial de l'Atlantique vers l'axe Asie-Pacifique. À titre d'exemple, les États-Unis ont répondu à cette transformation par un changement stratégique dans leur vision géopolitique (17), accompagné d'un renforcement notable de leur présence dans la région, en articulant un réseau d'alliances et d'accords de défense (18) qui cherchent à contenir l'expansion chinoise et à assurer leur influence.

Figure 3

Principaux partenariats dans la région indo-pacifique.
Source :

The Economist.

Sous l'administration Biden, les États-Unis ont approfondi leur coopération avec des pays clés d'Asie du Sud-Est tels que l'Inde, le Vietnam, les Philippines et la Malaisie, non seulement sur le plan militaire, mais aussi par le biais d'investissements, de transferts de technologie, d'échanges commerciaux et d'un renforcement institutionnel (19). Ces liens, au-delà de leur valeur bilatérale, constituent l'expression moderne d'une sphère d'influence, car ils visent à renforcer un environnement régional favorable aux intérêts stratégiques US, à dissuader la Chine de toute projection militaire et à garantir la continuité d'un ordre libéral conforme à la vision étasunienne.

Figure 4

Le point de vue US sur l'Indo-Pacifique.
Source :

Observatoire de l'Indo-Pacifique.

Par ailleurs, la Chine a étendu sa sphère d'influence dans la région, combinant une présence navale croissante à des outils économiques et diplomatiques (20). Dans cette optique, Pékin cherche à établir une zone de domination stratégique à sa périphérie immédiate, en particulier en mer de Chine méridionale, dans le détroit de Malacca et sur les routes maritimes menant à l'océan Indien. Cette sphère d'influence se manifeste à la fois par la construction et la militarisation d'îles artificielles (21) et par l'utilisation sélective d'incitations économiques et de pressions politiques sur les pays d'Asie du Sud-Est.

À l'instar des États-Unis, la Chine structure des alliances, offre protection, finance et définit des cadres institutionnels pour imposer sa vision de l'ordre international (22), à la différence qu'elle le fait à partir d'une conception plus autoritaire du pouvoir et de la souveraineté internes (23). Il en résulte un espace de plus en plus clivé entre deux pôles de pouvoir : l'un centré sur Washington et l'autre sur Pékin, qui s'affrontent non seulement sur le plan stratégique, mais aussi en matière de modèles de gouvernance, de développement et de vision civilisationnelle.

Sur cet échiquier, un troisième acteur apparaît, avec une présence plus marginale mais non moins significative : la Russie. Son influence dans le Pacifique, affaiblie par la guerre en Ukraine et sa dépendance énergétique croissante vis-à-vis de la Chine, n'a pas encore retrouvé le niveau qu'elle exerçait autrefois en Eurasie. Néanmoins, Moscou entretient des liens stratégiques avec des acteurs clés tels que l'Inde (24), la Corée du Nord et, surtout, la Chine elle-même, avec laquelle elle a renforcé une alliance de circonstance contre l'Occident.

Figure 5

Positionnement régional par rapport à la Chine dans le Pacifique Sud.
Source :

DLG

Bien que sa capacité de projection dans l'Indo-Pacifique soit limitée, la Russie agit comme une puissance résiduelle qui renforce certaines dynamiques de polarisation, notamment en matière de coopération militaire et diplomatique. Et, si elle devait se positionner d'un côté ou de l'autre de ces sphères, l'option chinoise semble la plus viable pour ses intérêts. En ce sens, la région ne répond pas à une structure rigide, mais plutôt à une structure plus complexe d'alliances imbriquées, de stratégies d'autonomie relative et de jeux de pouvoir indirects, où des acteurs intermédiaires cherchent à préserver une marge de manœuvre sans s'aligner pleinement sur l'une ou l'autre des deux puissances dominantes.

L'Indo-Pacifique représente ainsi la manifestation la plus aboutie d'une reconfiguration de l'ordre international fondée sur les sphères d'influence. Cette région réunit tous les éléments qui définissent cette logique : rivalité hégémonique entre superpuissances, équilibre des pouvoirs entre acteurs principaux et secondaires, formation d'alliances défensives et offensives, espaces de confrontation directe (dans le domaine commercial ou militaire) et indirecte (comme dans le cas de Taïwan), et même acteurs perturbateurs capables de déstabiliser la région, à l'instar de la Corée du Nord.

Cependant, la singularité de l'Indo-Pacifique réside dans le fait que cette confrontation dépasse la simple lutte de pouvoir sur des territoires pour devenir une lutte entre visions du monde et modèles politiques, économiques et culturels. Ceci affecte dès lors le concept même de sphères d'influence, qui ne se limitent plus à délimiter des zones de contrôle stratégique, mais incarnent également des projets civilisationnels opposés. Par conséquent, la région est devenue non seulement l'épicentre de la compétition géopolitique mondiale, mais aussi un exemple révélateur de la structuration des forces qui composent les sphères d'influence actuelles.

Les sphères d'influence comme clé du désordre mondial

Loin d'être un vestige anachronique de l'ordre westphalien ou une relique de la Guerre froide, le concept de sphères d'influence a refait surface avec force, s'imposant comme un outil privilégié pour comprendre la logique qui régit le comportement des grandes puissances au XXIe siècle. Face au récit qui promettait un monde régulé par des normes, des institutions et des mécanismes de coopération, la dynamique actuelle du système international révèle un retour persistant de la logique de pouvoir, la compétition stratégique et la fragmentation des cadres mondiaux. Dans ce contexte, les sphères d'influence réapparaissent non seulement comme une réalité empirique observable, mais aussi comme une catégorie analytique indispensable à la compréhension de la configuration de l'ordre émergent.

Ainsi, la théorie des relations internationales a soutenu que, dans un système anarchique et compétitif, les puissances tendent à définir des sphères d'influence pour sécuriser leur environnement immédiat, projeter leur puissance et contenir les menaces extérieures. Il est donc clair que cette rationalité stratégique n'a pas disparu avec la fin de la Guerre froide, mais s'est transformée et adaptée aux nouvelles dynamiques de pouvoir. L'absence d'un leadership mondial clair, l'érosion du consensus normatif international et l'émergence de nouvelles puissances ont favorisé un environnement où les sphères d'influence sont à nouveau centrales, bien que sous des formes plus complexes et diffuses.

Contrairement aux divisions géopolitiques rigides du XXe siècle, les sphères d'influence contemporaines ne se limitent plus à l'occupation territoriale ou au contrôle militaire direct. L'influence s'exerce désormais par une combinaison de moyens : investissements stratégiques, présence technologique, interdépendance économique, normes réglementaires et réseaux diplomatiques. Cette hybridation des instruments permet aux puissances de façonner leur environnement sans imposer de domination formelle, en agissant par le biais de liens asymétriques et de structures de dépendance fonctionnelle. En ce sens, les sphères d'influence actuelles définissent non seulement des espaces géographiques, mais aussi des champs normatifs, économiques et civilisationnels.

De ce fait, la revitalisation de ce concept a des implications profondes pour l'analyse du système international. Premièrement, elle confirme le retour d'une logique bipolaire où la compétition entre grandes puissances redéfinit les règles du jeu mondial. Deuxièmement, elle introduit une volatilité croissante dans les relations internationales, où les marges d'autonomie des États intermédiaires se réduisent sous l'effet des pressions contradictoires exercées par les blocs émergents, à quelques exceptions près comme l'Inde, dont la puissance lui confère une certaine marge de manœuvre. Troisièmement, elle accroît le risque de conflits indirects, d'escalades régionales et de différends prolongés, compte tenu du refus des grandes puissances de céder du terrain dans leurs zones d'intérêt stratégique respectives.

Dans ce contexte, la question cruciale n'est pas de savoir si des sphères d'influence doivent exister – car, de fait, elles existent déjà – mais comment les gérer afin de réduire le risque d'affrontement ouvert. Est-il possible d'établir des accords tacites entre les puissances, définissant leurs zones d'intérêt, sans pour autant dégénérer en conflit ? Différentes visions de l'ordre mondial peuvent-elles coexister sans engendrer de guerre systémique ? Ces questions soulignent la nécessité de dépasser le paradigme actuel et d'envisager, d'un point de vue critique, que le monde actuel répond à des cadres de gestion du pouvoir plus directs, réalistes et adaptatifs.

Miguel Ángel Melián Negrín*

Miguel Ángel Melián Negrín* Consultant international et analyste en géopolitique, sécurité et défense.

IEEE.ES. Espagne, le 1er septembre 2025.

Traduit de l'espagnol depuis  El Correo de la Diáspora par : Estelle et Carlos Debiasi.

El Correo de la Diaspora. Paris, le 4 décembre 2025

Notes

(1) À l'instar de la Doctrine Monroe dans l'hémisphère occidental ou de la Doctrine Brejnev, il s'agissait de former un bloc distinct, visant à maximiser ses avantages dans la poursuite de ses intérêts nationaux, sans s'engager envers l'un ou l'autre bloc. Ce type d'initiative aller marquer le début de la remise en cause des sphères d'influence, ce qui, ajouté au contexte postcolonial dans de nombreuses régions du globe, a fini par associer ce terme à des valeurs autrefois liées aux doctrines impérialistes. (Plusieurs auteurs attribuent à ce terme une forte connotation négative, le définissant comme fortement associé à des pratiques impérialistes allant du colonialisme à la suzeraineté.

(2) L'analyste Mira Milosevich-Juaristi aborde ce sujet dans son article «  Las raíces de la actual cultura estratégica de Rusia » (Les racines de la culture stratégique actuelle de la Russie), publié par l'Institut royal Elcano.

(3) Un exemple récent en est l'analyse du conflit russo-ukrainien par le professeur J. Mearsheimer, qui soutient que l'expansion constante de l'Occident aux abords des frontières russes – définies depuis des siècles comme sa sphère de sécurité vitale – a conduit à la crise actuelle. Il développe cette idée dans l'article suivant : «  Why the Ukraine Crisis Is the West's Fault » (Pourquoi la crise ukrainienne est la faute de l'Occident). John J. Mearsheimer est professeur émérite de sciences politiques à l'Université de Chicago. Septembre/octobre 2014

(4) Cependant, il faut souligner que la principale puissance mondiale jusqu'au XVIIIe siècle était la Chine, dont le déclin a commencé avec l'ouverture forcée au commerce avec la Grande-Bretagne, donnant lieu à ce que l'on appelle le « Siècle de l'humiliation » au XIXe siècle.

(5) Par exemple, en divisant leurs collines en Afrique ou en Asie, où la prédominance de la Grande-Bretagne, de l'Espagne, de la France, du Portugal ou des Pays-Bas en est venue à signifier le contrôle d'une grande partie du globe.

(6) Voir le Concert européen de 1815, qui a servi aux puissances européennes à se partager le continent après la chute finale de Napoléon, affectant des territoires de l'Espagne, de la France, de l'Italie, de l'Autriche actuelles, entre autres.

(7) C'est ainsi que l'ancien directeur de l' Institut Royal Elcano, Emilio Lamo de Espinosa Michels de Champourcin, le définit dans une intervention pour le média  La Nueva Crónica.

(8) L'Europe se retrouva divisée sous ce qu'on appelait le « rideau de fer », un terme inventé par W. Churchill.

(9) Supposant à tort que l'Europe est composée uniquement de l'Union européenne et négligeant le reste des pays européens qui complètent le continent.

(10) Dans l'article «  ¿El declive de Europa ? » (Le déclin de l'Europe ?). Une vision machiavélique », de Miguel Otero, il est souligné comment l'Union européenne est incapable de répondre efficacement aux défis sécuritaires de l'Est, donnant comme exemple que, si la Russie devait amener ses chars en Pologne, l'Union n'aurait pas la capacité nécessaire pour faire face à cette menace.

(11) L'exemple le plus significatif est celui donné par J. Mearsheimer dans «  Back to the Future : Instability in Europe after the Cold War » ( Retour vers le futur : l'instabilité en Europe après la guerre froide).

(12) Ce qui devrait être amélioré grâce aux récentes mesures approuvées par la Commission pour allouer 800 milliards à l'industrie européenne de la défense.

(13) Si l'on analyse certains cas d'un point de vue historique, comme celui de la Chine, on constate que le terme « émergent » ne définit pas précisément ce pays asiatique. Jusqu'au XIXe siècle, la Chine était une puissance dominante sur les plans économique, commercial et même technologique, ce qui montre qu'elle ne ré-émerge pas, mais qu'elle tente plutôt de retrouver son rôle d'antan au sein du système international.

(14) C'est ainsi que Emiliano Alessandri et Domènec Ruiz Devesa la définissent dans l'article «  La mejor opción para Europa es hacerse cargo de su propia seguridad y defensa » (La meilleure option pour l'Europe est de prendre en charge sa propre sécurité et sa propre défense).

(15) Ceci a été récemment illustré par l'ancien ambassadeur espagnol Jorge Dezcallar dans une  interview concernant le déclin actuel de l'Europe.

(16) Le professeur de relations internationales, Juan Luis López, aborde ce concept dans son article « El Indo-Pacífico como nuevo eje geopolítico global » (L'Indo-Pacifique comme nouvel axe géopolitique mondial).

(17) Élaborée depuis 2011 et développée par les administrations étasunienne successives jusqu'à nos jours, cette stratégie définit un cadre global plaçant l'Indo-Pacifique au cœur de la sécurité, de l'hégémonie et de la défense des États-Unis. Ces concepts stratégiques sont formalisés dans des documents tels que la  US Indo-Pacific Strategy.

(18) Tels que l'AUKUS, le QUAD et d'autres accords de partenariat stratégique comme dans le cas du Vietnam ou des Philippines.

(19) Quelques exemples : Accord États-Unis-Inde sur la coopération militaire en 2023 ; Accord de partenariat stratégique avec le Vietnam en 2022 ; Accord de défense avec les Philippines en 2024 ; Renouvellement de l'accord de défense avec le Japon en 2024.

(20) Par exemple, la célèbre initiative « Ceinture et Route ».

(21) Outre son conflit traditionnel avec d'autres pays de la région concernant le contrôle des îles Spratleys, des îles Paracels et d'autres archipels, la Chine a récemment connu une recrudescence des tensions avec le Japon suite à des incursions dans son espace aérien sans autorisation, notamment au-dessus des îles Senkaku. Pour plus d'informations, voir le  lien suivant.

(22) De l'amélioration du dialogue avec des organisations telles que l' ASEAN à la promotion de l'expansion des BRICS, allant même jusqu'à négocier un cadre de libre-échange avec des pays voisins comme le Japon et la Corée du Sud.

(23) Tant sur le plan intérieur qu'international, car l'un des principes fondamentaux de la politique étrangère chinoise est la non-ingérence dans les affaires intérieures des autres pays. Cette politique s'oppose frontalement à celle menée par les États-Unis au cours des décennies précédentes.

(24) Dont la stratégie oscille entre se positionner opportunément près de ses partenaires étasuniens sur les questions relatives à la technologie et à la défense et, en même temps, sur les questions énergétiques avec les Russes.

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