14/12/2025 reseauinternational.net  7min #298949

 Washington envisagerait une nouvelle alliance alternative au G7 incluant la Russie, la Chine, l'Inde et le Japon, selon Politico

Un «C5» pour affaiblir les Brics  ? Une analyse géopolitique

par Franck Ntasamara

Un concept naissant : qu'est-ce que le C5 ?

Au cœur des discussions stratégiques à Washington ces dernières semaines émerge une idée inattendue : la formation d'un groupe de cinq puissances, États-Unis, Chine, Russie, Inde et Japon, parfois désigné sous le nom de Core 5 ou C5. L'idée, mentionnée dans une version longue non publiée de la National Security Strategy américaine, consisterait à réunir ces grandes puissances dans un cadre de consultation régulière sur des dossiers stratégiques mondiaux, à la manière du G7 ou du G20. Les thèmes évoqués incluent la sécurité au Moyen-Orient et d'autres enjeux diplomatiques de premier plan.

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Le document n'a pas été confirmé par l'administration Biden, et les porte-parole de la Maison-Blanche ont nié qu'une telle version alternative de la stratégie existât officiellement.

Mais quoi qu'il advienne du C5, le débat même autour de son existence révèle une perception stratégique importante : des cercles politiques américains pensent que l'ordre international actuel - structuré autour du G7 et des institutions héritées du XXe siècle - n'est plus adapté à un monde où les puissances émergentes pèsent de plus en plus lourd.

Les BRICS : un acteur établi, quoique hétérogène

Pour comprendre la portée réelle d'un C5, il faut d'abord situer le poids et les objectifs des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud). Sur le plan démographique et économique, la coalition a gagné en importance : en incluant de nouveaux membres et partenaires via le format BRICS+, le groupe représente aujourd'hui environ 45% de la population mondiale et plus de 35% du PIB mondial (en parité de pouvoir d'achat).

Les BRICS ont aussi créé des institutions conçues pour proposer des alternatives à l'ordre financier occidental, notamment :

•  Le New Development Bank (banque de développement multilatéral) ;
•  Le Contingent Reserve Arrangement (mécanisme de réserve de change).

Ces structures visent à renforcer la coopération financière sud-sud et à réduire la dépendance à des institutions dominées par les États-Unis et l'Europe, comme le FMI ou la Banque mondiale.

Cependant, le bloc reste hétérogène. Les intérêts des pays fondateurs et de leurs nouveaux partenaires varient fortement - certains cherchent à réformer l'ordre mondial, d'autres à renforcer leur indépendance économique sans s'opposer frontalement à l'Occident. Mais ils ont tous en commun la soif d'un monde multipolaire.

Pourquoi un C5  ? Un signe de la stratégie américaine vis-à-vis des BRICS

•  Redéfinir les cadres de coopération mondiale

Fabriquer un groupe réunissant les puissances les plus fortes du monde - y compris la Chine et la Russie - peut sembler à première vue paradoxal. Mais derrière cette idée, plusieurs objectifs stratégiques américains paraissent prioritaires :

L'administration américaine affirme que les structures existantes comme le G7 ou le Conseil de sécurité de l'ONU ne reflètent plus les réalités géopolitiques. Un groupe Core 5 pourrait être présenté comme une plateforme moderne réunissant «les poids lourds du XXIe siècle».

•  Contenir l'influence institutionnelle des BRICS

Les BRICS ne sont pas simplement un forum diplomatique : leur expansion et leurs initiatives montrent une volonté d'offrir des alternatives aux institutions dominées par l'Occident, notamment en termes de financement, de monnaie et de gouvernance économique mondiale.

Au regard de certains stratèges américains, l'expansion des BRICS+, impliquant des pays d'Afrique, d'Asie et du Moyen-Orient, rend plus difficile pour Washington de préserver son hégémonie. Le Core 5 pourrait être conçu en apparence comme un lieu de dialogue, mais en réalité serait un moyen de canaliser ou limiter l'impact de blocs rivaux (BRICS+).

Limites structurelles d'un C5 face à la réalité multipolaire

•  Intérêts divergents : Chine, Russie, Inde et Japon n'ont pas de feuille de route commune cohérente, ils sont parfois concurrents directs dans des zones stratégiques. Et à la différence des BRICS+, qui cherchent à établir un monde multipolaire et indépendant économiquement, le C5 serait une coquille vide.

•  Absence d'institutionnalisation : Contrairement aux BRICS, qui ont des institutions financières et des formats d'engagement étendus, le Core 5 n'a pas de structure juridique, de mécanismes décisionnels clairs ni de projet partagé au-delà de quelques thèmes généraux.

•  Poids réel des blocs émergents : Les BRICS+ élargis ont déjà attiré de nombreux États du Sud global intéressés par la diversification des partenariats économiques et la représentation politique.

Ces éléments suggèrent qu'un C5 serait avant tout un cadre de discussion diplomatique et non une architecture alternative de gouvernance mondiale, ce qui limite sa capacité à «résoudre» les grands enjeux structurels.

Vers une concurrence de cadres plutôt qu'un leadership unique

La montée des BRICS et des plateformes régionales de coopération a redessiné le paysage international : ces blocs ne cherchent pas nécessairement à remplacer l'Occident, mais à peser davantage dans les décisions globales et à réduire leur dépendance aux institutions dominées par les puissances historiques occidentales.

L'initiative C5 peut ainsi être interprétée non comme une reconnaissance de la multipolarité, mais comme une tentative américaine de reprendre la main sur l'agenda géopolitique, en invitant des puissances émergentes à dialoguer dans un cadre dirigé depuis Washington.

Cependant, face à un ordre mondial qui devient de plus en plus un réseau de relations complexes entre multiples pôles d'influence, la simple juxtaposition de grandes puissances dans un même forum ne garantit pas de convergence politique ni d'effets stratégiques durables. Les blocs comme les BRICS sont façonnés non seulement par la géographie des grandes économies, mais par la volonté de pays en développement d'accroître leur autonomie dans un système international fragmenté et diversifié.

Un C5 symbolique face à un ordre multipolaire réel

Le C5 reste pour l'instant une idée naissante et informelle, portée par des discussions stratégiques internes. S'il venait à être formalisé, son utilité réelle dépendrait de sa capacité à dépasser le cadre symbolique pour produire des mécanismes opérationnels tangibles - ce que les structures existantes des BRICS et de leurs partenaires démontrent mieux depuis plusieurs années.

Plutôt que de signaler une acceptation américaine d'une gouvernance mondiale partagée, le projet Core 5 reflète l'effort stratégique de Washington pour contenir, intégrer ou rediriger l'influence croissante des BRICS, tout en tentant de préserver l'essentiel de ses privilèges institutionnels et économiques.

Dans un monde de plus en plus multipolaire, ce type d'initiative pourrait donc rester plus rhétorique que transformationnel, et fonctionner davantage comme un élément de compétition narrative que comme une réponse structurée aux défis posés par des blocs émergents.

Conséquences potentielles sur les relations transatlantiques et la position de l'UE

Si le C5 venait à se concrétiser, il pourrait créer des tensions significatives entre les États-Unis et l'Union européenne. En cherchant à centraliser le dialogue stratégique autour de Washington et de ses cinq grandes puissances, le C5 risquerait d'exclure ou de marginaliser l'UE, ce qui pourrait limiter la capacité européenne à peser sur les décisions mondiales.

Dans ce contexte, l'Union européenne aurait un intérêt stratégique à renforcer ses liens avec l'Afrique, continent dont la population devrait dépasser 5 milliards d'habitants d'ici 2050, et qui constitue à la fois une source croissante de matières premières et un marché émergent dynamique. Les flux commerciaux, l'investissement dans les infrastructures et la coopération industrielle pourraient devenir des leviers essentiels pour soutenir la croissance de ces deux continents.

Cependant, pour que cette réorientation fonctionne, l'UE devra adapter son approche : elle ne pourra plus s'appuyer sur les modèles de domination oppressive hérités de ses pratiques historiques. La réussite de ce partenariat dépendra de sa capacité à montrer «patte blanche», c'est-à-dire à établir des relations égalitaires, transparentes et non coercitives avec les États africains, et à abandonner toute approche à caractère impérialiste ou extractiviste, tout en misant sur l'industrialisation du continent africain.

Enfin, sur le plan de la dynamique interne du C5, il est probable qu'aucun des membres, à l'exception potentielle du Japon, n'accepterait une domination américaine du groupe. La Chine, la Russie et l'Inde sont des puissances consolidées qui privilégient l'autonomie stratégique et la négociation égalitaire. Cette réalité limite fortement l'influence que les États-Unis pourraient exercer dans un cadre où chaque membre conserve ses intérêts souverains, et montre que le C5 ne pourrait fonctionner que comme un forum consultatif plutôt que comme un instrument de contrôle américain mondial.

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