Francesca Albanese
Francesca Albanese, Rapporteure spéciale des Nations Unies (ONU) sur les territoires palestiniens occupés (AFP)
Dans cet entretien avec Krishnan Guru Murthy (Channel Four), Francesca Albanese revient sur le prétendu "plan de paix" concernant Gaza, sur le cauchemar que vivent les Palestiniens, sur la situation du droit international, sur le mouvement de prise de conscience internationale face au génocide, sur la persistance d'une mentalité coloniale en Occident et sur les sanctions dont elle a été frappée par Washington.
Krishnan Guru Murthy : La dernière fois que nous nous sommes entretenus, vous avez beaucoup parlé de complicité, mais vous avez maintenant rédigé un rapport plus formel à ce sujet. Vous savez, le monde veut aller de l'avant, c'est la vérité, n'est-ce pas ? Ils veulent poursuivre le processus de paix, la deuxième phase. Il n'y a pas un grand désir de revenir en arrière et d'examiner ce qui s'est passé dans le passé, mais vous n'allez pas les laisser aller de l'avant ?
Francesca Albanese : Non, non, je ne vais pas les laisser passer parce que je comprends qu'il y a beaucoup d'intérêt à aller de l'avant. Je pense que les Palestiniens sont les premiers à vouloir aller de l'avant et je serais la plus heureuse de ne pas avoir à documenter quotidiennement des actes de génocide.
Mais le fait est que le cessez-le-feu n'est pas précaire, il est inexistant. Depuis le jour où le cessez-le-feu a été proclamé, près de 400 Palestiniens ont été tués par l'armée israélienne à Gaza. Israël a commis plus de 700 violations du cessez-le-feu.
Israël reste présent dans plus de 50 % de la bande de Gaza. Il continue de démolir les maisons, de pulvériser ce qui reste. Et ce qui est encore plus sadique, de bloquer l'aide.
Un quart de ce qui avait été convenu dans le cadre du cessez-le-feu, le soi-disant cessez-le-feu, est entré dans la bande de Gaza. J'encourage tous ceux qui nous écoutent à essayer de trouver sur Google n'importe quelle image de Gaza aujourd'hui. Il y a près de deux millions de survivants, de survivants de génocides, de survivants de guerres, quel que soit le nom qu'on leur donne, qui sont littéralement, littéralement dans la tempête, sans rien pour les protéger. Il n'y a pas d'abri, à part des tentes de fortune détruites. Et Gaza est inondée. Une tempête, la tempête Byron, frappe Gaza.
Et ces gens sont amenés à mourir, de faim et de froid, quand ils ne sont pas tués par les bombes israéliennes. Où est donc le cessez-le-feu ? Je n'en sais rien.

Chronique dans Le Monde du 14 décembre 2025
Je voulais dire, je suppose que l'argument est qu'il n'a pas l'intensité qu'il avait. Le nombre de morts n'est pas aussi élevé qu'il l'était, et davantage d'aide est acheminée. Et il y a des progrès politiques. Êtes-vous au moins d'accord pour dire que la situation est meilleure qu'elle ne l'était au début du mois d'octobre ?
Vous me posez une question difficile, car si deux ou quatre Britanniques étaient tués chaque jour au lieu de 100, cela vous conviendrait-il ? Pour moi, ce n'est pas acceptable. Pourquoi ces gens meurent-ils ? Pourquoi ces gens sont-ils tués ? Je vous le dis, parce que c'est le génocide qui se poursuit par d'autres moyens.
Israël n'a absolument aucune intention de renoncer au contrôle de la bande de Gaza. Ce qui a été vendu au monde comme le plan de paix, et qui n'est rien d'autre qu'un discours creux en 20 points, comme l'a qualifié le commissaire Sidoti, est un moyen de pousser la communauté internationale à avoir un alibi pour ne pas continuer à s'intéresser à Gaza. Mais Israël veut continuer à expulser les Palestiniens de cette région, parce que c'est sa dernière tentative, sa dernière chance de reprendre le contrôle de Gaza. Et nous devrions également parler de ce qui se passe en Cisjordanie.
Qu'entendez-vous par expulsion ? Vous avez dit qu'Israël poursuivait le nettoyage ethnique de Gaza. Qu'entendez-vous par là ? Qui est expulsé ? Où vont-ils ? Qu'est-ce que le nettoyage ethnique au-delà des massacres ? Je reconnais qu'il y a des meurtres
Oui, il y en a. Mais j'ai dit que dans la poursuite de ce désir de nettoyage ethnique de ce qui reste de la Palestine historique, la bande de Gaza, la Cisjordanie et Jérusalem-Est, Israël a commis des actes de génocide, en utilisant le brouillard de la guerre comme excuse. Et maintenant, le cessez-le-feu risque de permettre à Israël de poursuivre ce que la face la plus brutale du génocide ne lui a pas permis de faire, car les Palestiniens ne sont pas partis.
Maintenant, avec les tempêtes, le temps glacial, sans nourriture, sans abri, Israël ouvre la frontière de Rafah en disant aux Palestiniens : 'vous pouvez sortir, mais vous ne pouvez plus revenir'. Cela s'inscrit donc dans la trajectoire qui a commencé dans les années 50, où Israël encourage ce que même le ministre Ben-Gvir appelle 'immigration volontaire'. Il n'y a rien là de volontaire.
C'est vraiment l'une des formes de crimes les plus sadiques et les plus soutenues par la communauté internationale que j'ai vues de ma vie.
Krishnan Guru Murthy interroge Francesca Albanese - Capture d'image de la vidéo de « Channel four »
Mais n'y a-t-il pas des progrès politiques ? Je veux dire qu'il y a maintenant un processus vers la phase 2, qui consiste à créer un comité palestinien sous supervision internationale, avec la participation des Palestiniens. On commence maintenant à dire que l'Autorité palestinienne pourrait y être représentée, ce qui n'était pas le cas auparavant. C'est donc le début, une fois de plus, d'une voix palestinienne et d'un contrôle palestinien sur leurs propres affaires. N'y a-t-il pas aussi une manière optimiste de considérer le progrès ?
Je ne veux pas passer pour la personne qui n'est jamais contente de rien, ce n'est pas le cas. Je suis simplement quelqu'un qui connaît l'histoire.
J'ai entendu ces mêmes arguments à la fin de la première Intifada, lorsque le processus de paix a commencé avec les accords d'Oslo. Tout le monde, y compris les Palestiniens, avait salué les accords d'Oslo comme une étape ou un fondement pour une paix durable.
Avez-vous vu un seul jour de paix pour les Palestiniens ? Non, parce que le mot « paix » a été utilisé pour détourner l'attention de ce qui se passait à la fin de l'occupation.
Permettez-moi de commenter le plan de paix, qui a fait l'objet de nombreuses critiques de la part d'experts indépendants et d'organisations de défense des droits de l'homme. Pour moi, c'est très difficile, car ce plan est maintenant incorporé dans une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies. Je suis donc face à un véritable dilemme, car la résolution du Conseil de sécurité des Nations unies a force de loi, mais cette loi viole les principes fondamentaux du droit international.
Vous dites, oui, mais il y a un gouvernement, il y a une force de transition. Oui, et regardez-les. Ils sont dirigés par les États-Unis, qui ont été les principaux partenaires d'Israël dans le génocide, et le pouvoir de décision est essentiellement entre les mains des États-Unis. Les Palestiniens sont introduits à titre symbolique, comme un acte symbolique.
Il y a une violation de la décision de la Cour internationale de justice de juillet de l'année dernière, qui ordonnait - et c'est pour moi la feuille de route pour la paix - qu'Israël retire ses troupes du territoire palestinien. Elle ordonne à Israël de retirer ses troupes de la totalité du territoire palestinien occupé, Gaza, la Cisjordanie et Jérusalem-Est. -aucune mention de ce qui se passe en Cisjordanie, et s'il vous plait, essayons d'en parler plus tard -, mais elle ordonne aussi de démanteler les colonies et de cesser d'utiliser les ressources palestiniennes. Si cela avait été intégré dans la résolution du Conseil de sécurité de l'ONU, j'aurais été optimiste.
Mais le retrait israélien viendra, n'est-ce pas ? Si la deuxième phase est mise en œuvre, il y aura une force internationale de stabilisation, ce qui réduira considérablement la capacité d'Israël à poursuivre les frappes qu'il a menées jusqu'à présent.
Je ne comprends pas ce plan de paix car il fait référence à la démilitarisation et à la déradicalisation de la bande de Gaza et du Hamas, quoi qu'il en reste, mais pas d'Israël, qui est l'État qui a tué et blessé près de 200 000 personnes et en a laissé mourir près de 2 millions.
Que voulez-vous dire par là ? Suggérez-vous qu'Israël devrait être démilitarisé ?
Je pose simplement une autre question. Pourquoi le territoire palestinien occupé, qui est illégalement occupé par Israël, doit-il être démilitarisé, c'est une décision imposée aux Palestiniens, qui sont le peuple opprimé et occupé, mais qu'aucune condition n'est imposée à l'occupant illégal, qui a commis crimes sur crimes ? Israël vient de tuer, et ce sont les chiffres qui sont avancés, 70 000 personnes, et il y a jusqu'à 150 000 blessés dont les séquelles sont permanentes. J'ai vu des corps découpés en morceaux, Krishnan, et ce n'est pas quelque chose qui peut être réparé. Ainsi, l'État qui a dévasté la bande de Gaza, qui continue à commettre des violences jour après jour contre les Palestiniens, y compris en Cisjordanie, où il n'y a pas de Hamas, n'est soumis à aucune restriction de son recours à la force militaire.
Encore une fois, il s'agit d'un plan très disproportionné.
C'est clairement un plan disproportionné parce qu'il a été gagné par la force militaire, en fin de compte. Et je suppose que dans le monde réel, nous devons accepter ce que nous pouvons prendre, n'est-ce pas ?
Krishnan, il y a eu un génocide. Quel cynisme de décrire, oui, il y a eu une force militaire, il y a eu un usage illégal de la force.
Ce que je veux dire par là : Il ne s'agit pas d'une situation dans laquelle le monde extérieur est intervenu et a dit, 'd'accord, mettez fin à tout cela, nous allons régler l'avenir'. Il s'agit en fait d'une victoire militaire d'Israël, avec l'aide des États-Unis. Puis les États-Unis ont dit : « Arrêtez maintenant et entrez dans un processus politique »
ll s'agit davantage d'une victoire de l'impunité et de l'anarchie que d'une victoire militaire. Il y a eu une énorme, énorme résistance à l'intérieur de la Palestine occupée, je veux dire à l'intérieur de Gaza occupée, c'est vrai.
Mais la question est de savoir ce que les Palestiniens sont censés faire. Les Palestiniens ont-ils le droit de se protéger, de se défendre ? Oui ou non ?
Apparemment, non. A en juger par le comportement de la communauté internationale.
C'est pourquoi je dis que c'est le succès de l'anarchie, et non de la force militaire. C'est la reconnaissance de la loi du plus fort. Encore une fois, très bien, mais ce n'est pas ainsi qu'on arrivera à une paix stable et durable. Cela ne fera qu'accroître la violence.
Pensez-vous que nous devrions, en tant que communauté internationale, nous engager dans ce processus ? Ou bien dites-vous que le processus est corrompu ?
Oui, le processus devrait être fondé sur le respect du droit international.
Parce que, vous savez, différents pays s'engagent dans ce processus. Le monde arabe a clairement obtenu un certain succès en essayant de façonner ce que sera le Conseil de paix. Il semble que Tony Blair ne jouera pas un rôle de premier plan au sein du Conseil de paix, du moins pour l'instant. Je comprends que vous pensez qu'il s'agit d'une paix terrible. Mais pour ce qui est d'essayer de progresser, quelles sont, selon vous, les étapes à franchir ?
Je ne suis pas optimiste, car 191 membres de la communauté internationale des Nations Unies se plient dans tous les sens pour ne pas contrarier les Etats-Unis et Israël. Il est donc très difficile de faire respecter le droit international tant qu'un seul Etat, les États-Unis dicte, et personne ne réagit.
Si le prince saoudien MBS siège au Conseil de paix, qu'advient-il du concept des droits de l'homme internationaux ?
Mais pourquoi les Palestiniens ne peuvent-ils pas se gouverner eux-mêmes ? L'idée que ce peuple en 2025 puisse être traité comme un peuple indépendant plutôt que comme une entité coloniale nous est-elle si étrangère ? Parce que ce plan repropose l'idée anachronique que les Palestiniens doivent être pris en charge par quelqu'un.
Vous ne croyez donc pas que ce plan puisse conduire à l'autodétermination ?
Non, j'en suis certaine. Parce que s'il y avait un intérêt à accompagner les Palestiniens, à garantir que les Palestiniens jouissent de leur autodétermination, et c'est la clé, c'est pourquoi j'insiste pour qu'il y ait une adhésion, une conformité avec ce que la Cour internationale de justice a déjà décidé.
La Cour internationale de justice, vous vous en souvenez permettez-moi de faire une parenthèse. Vous souvenez-vous de la dernière fois que j'étais ici, nous discutions du génocide et vous m'avez objecté que la Cour internationale de justice n'avait pas conclu à l'existence d'un génocide ? Je vous ai répondu que oui, mais que cela n'avait pas d'importance, car selon le droit international et la convention sur le génocide, tant qu'il existe un risque de génocide ou d'incitation au génocide, ce que la Cour internationale de justice a reconnu en janvier 2024, c'est à ce moment-là que l'obligation de prévention entre en vigueur. Nous en sommes à la phase où la Cour internationale de justice s'est déjà prononcée, déclarant que l'occupation est illégale et que les États membres ne peuvent aider et assister économiquement, financièrement, militairement, stratégiquement et politiquement cet État.
Vous voyez donc que le point de départ ne devrait pas être ce qui convient politiquement aux États-Unis, qu'ils soient accompagnés ou non, soutenus ou non par les États arabes. Cela n'a aucune d'importance. Ce qui compte, c'est la réalisation du droit à l'autodétermination du peuple palestinien.
Et lorsqu'ils se retournent vers vous et vous disent, ok, mais la dernière fois qu'il y a eu des élections, ils ont voté pour le Hamas. Et regardez où cela nous a menés. Quelle est la réponse ?
Je ne pense pas que ce soit correct. Il s'agit d'une simplification brutale des choses parce que, et ce n'est pas pour défendre le Hamas ou qui que ce soit, il s'agit simplement de mettre le Hamas de côté parce que, dans cette partie du monde, le mot Hamas génère une hystérie émotionnelle qui ne permet pas d'avancer dans la discussion.
Mais il n'y a pas eu d'élections avant 2005. À l'époque, l'occupation israélienne durait depuis plusieurs décennies, opprimant et gouvernant par des règles militaires les Palestiniens. Alors pourquoi, après les élections, le résultat du vote n'a pas été reconnu ? Ce ne serait pas la première fois que la communauté internationale n'est pas d'accord avec le résultat d'une élection. Cette opposition du monde occidental et d'Israël était stratégique pour briser la composante politique laïque palestinienne.
En fait, certains commentateurs israéliens et d'anciens premiers ministres ont même déclaré que le Hamas avait servi d'excuse pour détourner l'attention politique, ou plutôt l'attention du processus de paix, vers une réponse sécuritaire. Le Hamas a donc été une carte très pratique qu'Israël a utilisée pour maintenir l'occupation.
Mais regardez aussi pour qui les Israéliens ont voté ! n a des gens comme Ben Gavir, Smotric, mais même Regardez comment la société israélienne maintient au pouvoir des gens qui sont recherchés par la CPI. C'est ce qu'on appelle l'autodétermination, n'est-ce pas ? Alors pourquoi les Palestiniens ne pourraient-ils pas s'autodéterminer et élire qui ils veulent ?
C'est vrai. Mais si vous essayez d'organiser des élections cette année, l'année prochaine, il n'y a aucune structure politique, aucun parti, aucun groupe de campagne aucune idéologie autour desquels les gens pourraient s'unir. Il n'y a pas de culture politique autour de laquelle vous pouvez soudainement dire, 'd'accord, ayez la démocratie'.
Krishna, mais qu'est-ce que ça peut vous faire ? Je veux dire, pourquoi vous préoccupez-vous soudain de l'autodétermination interne des Palestiniens ? Pouvons-nous nous occuper de nos propres affaires ?
Vous dites : pourquoi ne pas les laisser s'autodéterminer ?
Ce n'est pas moi qui dis cela, c'est le droit international, et c'est comme ça depuis plus de 100 ans.
Mais si vous dites, d'accord, si vous dites, 'Ok, mettons cela en œuvre au lieu d'un long plan de paix transitoire,' comme celui qui est actuellement proposé, est-ce réaliste ?
C'est mieux. C'est légal. C'est la seule voie légale. Les aspects pratiques prennent une importance lorsque les arguments juridiques sont déformés pour servir des intérêts politiques. Personne ne se soucie des capacités de gouvernance des Palestiniens. Personne, parce que personne ne se soucie vraiment des Palestiniens. Sinon, nous ne laisserions pas 2 millions de personnes dans les conditions abominables qui sont les leurs aujourd'hui.
Mais je veux dire, cela peut sembler très cynique, mais les deux dernières années n'ont-elles pas prouvé que pour la plupart des gouvernements du monde, le droit international n'est pas suprême ? Ce n'est pas le plus important. Dans leur esprit, ils croient en la realpolitik, en des solutions réalisables. Et si ces solutions ne sont pas conformes au droit international, eh bien, tant pis.
Dans une certaine mesure, je suis d'accord avec vous. Les deux dernières années ont démontré que la majorité - pas la totalité, sinon on invisibiliserait des États comme la Slovénie et l'Espagne - la majorité des gouvernements occidentaux, principalement le vôtre et le mien, s'accommodent très bien du mépris continu du droit international. En même temps, ces deux années ont prouvé une autre chose : 450 millions d'Européens ne sont pas d'accord avec cela. C'est pourquoi ils manifestent. Ils protestent contre le génocide dans les universités, sur les lieux de travail, et ce depuis plus d'un an.
Et la réponse des soi-disant démocraties libérales, regardez ces pays, consiste à criminaliser les journalistes, à criminaliser les activistes, ou en Allemagne, à tabasser les manifestants jour après jour, ou en France, à empêcher des conférences universitaires d'avoir lieu.
Gaza et la Palestine aujourd'hui nous mettent face à un miroir et nous révèlent qui nous sommes, en tant qu'individus, en tant que sociétés. Et franchement, encore une fois, avant de penser à qui pourrait gouverner les Palestiniens, regardez les gouvernements que nous avons, qui ont enseigné et prêché le droit international et les droits de l'homme dans le monde entier, jusqu'à ce qu'ils soient mis à l'épreuve. Nous devrions sortir de cette posture coloniale.
Et c'est l'autre chose, pour la première fois, - s'il y a une chose à laquelle ce génocide nous a conduits qui me rende optimiste, - c'est la prise de conscience. Pour la première fois, il y a une prise de conscience mondiale de ce qu'est un génocide. Cela ne s'est pas produit avec le génocide au Rwanda. Cela ne s'est pas produit avec le génocide en ex-Yougoslavie.
Ce génocide a provoqué un tollé mondial. Et les gouvernements dits libéraux ont beau faire pression sur leurs citoyens pour qu'ils obéissent et détournent le regard, les gens ne plient pas, parce qu'ils voient l'humanité de l'autre, leur propre humanité sacrifiée à Gaza.
Alors peut-être que les choses changeront aussi sur le plan politique pour nous. Je veux vivre dans un système cohérent, où le droit international est respecté pour les Israéliens, pour les Palestiniens, pour moi et pour vous. Est-ce trop demander en 2025, Krishnan ?
Le problème n'est-il pas que vous vous retrouvez alors dans une situation où vous dites que la loi doit être suprême ? Et peu importe si les aspects pratiques font que c'est trop difficile à mettre en œuvre. Vous vous retrouvez dans une position très puriste, alors qu'il existe un processus avec lequel vous pouvez vous engager, que vous pouvez essayer d'améliorer. Ne risquez-vous pas de faire de la perfection l'ennemi du bien ?
C'est vraiment effrayant. Appliquer la loi, c'est du purisme ?
Je suppose que c'est peut-être effrayant, mais c'est peut-être aussi la réalité de notre situation actuelle.
Et Krishnan, si quelqu'un entre par effraction dans votre maison, que vous appelez la police et que celle-ci vient vous arrêter à la place de l'agresseur, ne seriez-vous pas consterné et n'appelleriez-vous pas les autres à réagir, à vous protéger et à vous aider ? Telle est la situation des Palestiniens.
Et encore une fois, moi je n'ai aucun intérêt dans cette affaire autre que celui d'être un expert des droits de l'homme à qui les Nations Unies ont demandé d'examiner ce qui se passe dans le territoire palestinien occupé au pire moment possible de l'histoire pour le peuple palestinien. Et j'ai été le témoin quasi oculaire d'un génocide, le documentant jour après jour.
Donc, non, je ne pense pas que demander l'application des règles de base du droit international soit du purisme. En fait, il est assez fondamental de préserver la paix et la stabilité.
Mais cela fait 40 ans qu'Israël défie le droit international...
Et c'est peut-être la fin. Que ce soit la fin. Parce que la propagande d'Israël ne fonctionne plus. Elle ne fonctionne plus. Elle continue d'être utilisée.
Comment pouvons-nous penser que c'est la fin, étant donné la situation dans laquelle nous nous trouvons. Selon votre propre analyse, nous avons abouti à un processus de paix très pro-israélien.
Oui, parce que c'est là que les gouvernements sont complices. J'ai documenté le niveau de soutien politique, militaire, financier, économique, diplomatique et stratégique que 62 États accordent à Israël à des degrés divers, ce qui explique que le génocide se poursuive, sans compter que le nombre d'entreprises et d'entités, de banques, de fonds de pension qui en profitent.

Francesca Albanese a préfacé le rapport de la coalition « Don't Buy Into Occupation » (Ne financez pas l'occupation) qui identifie 104 entreprises mondiales impliquées dans l'occupation et le génocide
Pensez-vous que les complicités que vous avez analysées seront un jour remises en cause ? Et si oui, comment ?
Si les avocats des droits de l'homme faisaient leur travail, oh oui.
Donnez-moi un exemple. Dans votre rapport, vous prenez l'exemple de la Grande-Bretagne. En partie à cause des vols effectués au-dessus de Gaza par des avions militaires et des informations qui leur ont été communiquées. Comment pensez-vous que, puisque vous avez qualifié cela de complicité, cela puisse donner lieu à des poursuites ?
Par des tribunaux, nationaux ou internationaux. Tout le monde doit respecter la loi. Et c'est pourquoi je pense que les gouvernements ou les responsables gouvernementaux, dans un monde idéal, devront rendre compte de ce qu'ils ont fait en soutenant le génocide.
Auriez-vous imaginé un procès de Nuremberg en 1935 ou en 1936 ? Probablement pas. Et pourtant, il y en a eu un. Et c'était la première fois que, par exemple, des industriels, des personnes impliquées dans la fourniture des outils, des produits chimiques utilisés dans les chambres à gaz par les nazis, étaient traduits en justice. Auriez-vous imaginé un jour avoir des normes applicables aux entreprises pour s'assurer qu'elles respectent le droit international ? Alors que le vieil argument était, oh, seuls les États ont des obligations en matière de droits de l'homme. Non, tous ceux qui ont une once de pouvoir doivent respecter le droit international, y compris les entreprises et les multinationales, surtout aujourd'hui où les multinationales ont plus de poids et de pouvoir que les États souverains.
Utilisez-vous Nuremberg comme exemple pour montrer que la justice internationale peut prendre beaucoup de temps ? Ou bien, comme certains le soupçonnent, l'utilisez-vous également pour comparer Israël à l'Allemagne nazie ?
Non, je ne compare pas Israël aux nazis. Je compare ce qui s'est passé après l'holocauste nazi et fasciste. Il y a eu les tribunaux de Nuremberg, puis ceux de Tokyo. Mais aujourd'hui, pour ce qui doit être fait aujourd'hui, la réalité est différente. Nous disposons d'une Cour pénale internationale qui peut enquêter et poursuivre des individus pour crimes de guerre, crimes contre l'humanité, génocide et crime d'agression. Cette cour est mise à mal et attaquée en ce moment même afin d'entraver la justice. Mais il existe aussi des tribunaux nationaux. À l'heure où nous parlons, tout n'est pas sombre et désespéré, ce n'est pas desespéré au Royaume-Uni. Il y a eu des évolutions positives au sein des tribunaux. Un militant accusé de terrorisme a récemment été acquitté. Et c'est la raison pour laquelle je dis qu'un jour, la justice frappera à la porte de ceux qui l'ont trahie.
Vous dites que la CPI est attaquée, et elle l'est, avec des personnes clés sanctionnées par les États-Unis. Depuis notre dernière conversation, vous êtes également sanctionnée. Comment cela a-t-il affecté votre vie ?
Très mal. Honnêtement, cela m'a affecté parce que, alors que je fais ce que je fais en tant qu'expert en droits de l'homme, qui se dévoue vraiment, qui fait d'énormes sacrifices pour servir les Nations unies, je suis traité comme un criminel par les États-Unis. J'ai été sanctionnée juste pour avoir fait mon travail, ce qui serait si j'étais un citoyen américain, une violation du premier amendement.
Quel impact cela a-t-il sur vous ?
ll y a une interdiction de voyager, Je ne peux pas me rendre aux États-Unis, même dans l'exercice de mes fonctions. En fait, les derniers rapports à l'Assemblée générale, j'ai dû les présenter depuis l'Afrique du Sud, parce que je ne pouvais pas me rendre aux États-Unis. Mais aussi, il impose des sanctions à ceux qui travaillent avec moi, toute personne étatsunienne, n'importe quel citoyen qui travaille aux États-Unis, qui a ses biens aux États-Unis, un résident américain, qui collabore avec moi, peut être condamné à une peine de prison allant jusqu'à 20 ans, et à des amandes pouvant aller jusqu'à 1 million de dollars. C'est énorme.
Qu'est-ce que cela signifie ? Vous ne pouvez pas avoir de compte bancaire ou bien ?
J'ai vécu aux États-Unis. J'ai accouché aux États-Unis. Et j'avais l'intention d'y retourner. Ma fille est citoyenne américaine. Elle a fait ses études aux États-Unis, elle va à l'école américaine. Elle rêve d'aller étudier aux États-Unis dans quelques années. Elle ne peut pas le faire, car dès qu'elle entrera sur le territoire américain, si les sanctions ne sont pas levées, elle risque d'être condamnée pour avoir offert un cadeau à sa mère. Vous imaginez ?
Et puis, les implications sont ressenties par moi en tant que citoyen européen en Europe, mais aussi par quelqu'un qui vit en Tunisie, parce que je ne peux pas ouvrir de compte bancaire nulle part. En effet, peu importe où vous vous trouvez. En matière bancaire, nous sommes soumis à la loi américaine. Pourquoi ? A cause du code SWIFT. Dès que j'effectue une transaction financière nécessitant le code SWIFT, soit en pratique toutes les transactions internationales, transitant par les circuits internationaux, je suis bloquée. Il y a un signal d'alarme. Les sanctions dont je fais l'objet représentent donc un risque pour les banques qui m'ouvrent un compte bancaire. Le risque d'encourir des sanctions secondaires. C'est pourquoi je dois voyager avec de l'argent liquide. Mais c'est extrêmement compliqué parce que je ne peux pas être payée.
Francesca Albanese : le « plan de paix » pour Gaza n'est en réalité qu'un alibi destiné à permettre à la communauté internationale de détourner le regard de la situation sur le terrain - Capture d'image de la vidéo de « Channel four »
Comment êtes-vous payée ?
Je ne suis pas payée. Je n'ai pas été payée. Je n'ai pas reçu de paiement pour le travail que je fais en dehors de ma fonction de rapporteur spécial depuis le mois d'août de cette année.
Parce que vous ne pouvez pas l'être ?
Je ne peux pas être payée. Qui va recevoir cet argent ? C'est extrêmement compliqué aussi, parce qu'avec la législation sur le blanchiment d'argent, que Dieu la bénisse, il est impossible de transférer de l'argent. On m'a proposé d'ouvrir un compte bancaire aux îles Caïmans. Je ne veux pas le faire. Je ne veux pas recourir à cette expédient douteux., Je veux être protégé en tant qu'Européen qui n'a commis aucun crime.
Et les Nations unies ont demandé la levée des sanctions ?
Tout à fait. Absolument.
Mais combien de temps pensez-vous pouvoir continuer à vivre ainsi ?
l s'agit là une fois de plus d'une violation significative de la Charte des Nations unies, des privilèges et de l'immunité des Nations unies qui me protègent en tant qu'experte des Nations unies. Les sanctions doivent être levées. J'espère donc que les États membres se réuniront et persuaderont les États -Unis de lever les sanctions. En outre, il s'agit d'un précédent très dangereux. Pensez à l'effet paralysant qu'il a sur tous ceux qui travaillent, je veux dire, pas seulement à l'ONU, mais sur cette question.
Puis-je vous demander quel a été, selon vous, l'effet de votre prise de parole sur le statut des rapporteurs spéciaux de l'ONU ? Vous savez, manifestement vos opposants vous accusent d'être partiale, d'être de parti-pris, disent que vous n'êtes pas un rapporteur impartial. En conséquence, vous êtes maintenant sanctionnée. Israël vous bannit, vous êtes persona non grata. Pensez-vous qu'il y a eu un effet sur votre position qui affecte d'autres personnes autant que vous ?
C'est possible, parce qu'une fois de plus, l'effet dissuasif se fait sentir. Il y a des personnes qui sont extrêmement courageuses et déterminées, et elles s'en moquent. Elles disent qu'elles ne veulent pas être réduites au silence, et c'est aussi ma position. J'aurais pu accepter de me retirer de ce poste bénévole - je veux dire, bénévole dans le sens où il n'est même plus payé - et dire, 'écoutez, fini. Levez les sanctions et j'arrête, j'arrête ce que je fais'. Mais j'ai décidé de ne pas le faire, parce que, encore une fois, ce serait encore plus insultant pour ce que j'essaie de défendre et pour ce que j'encourage les autres à faire. Nous ne pouvons pas tous être réduits au silence, nous ne pouvons pas tous être licenciés, nous ne pouvons pas tous être sanctionnés.
C'est pourquoi il s'agit d'un appel à l'action pour protéger le système fondé sur l'État de droit que nous avons construit au prix de tant de sacrifices.
Et je tiens à dire une chose : les États-Unis m'ont sanctionné, parce qu'ils n'ont pas réussi à me faire taire. Ils n'ont pas réussi à faire taire la vérité. Et voilà le point essentiel : en trois ans, je pense que mes rapports ont contribué, et le fait que j'ai été si active, - ce que n'importe qui d'autre, n'importe quel autre de mes prédécesseurs aurait fait s'il s'était trouvé face à un génocide.- mais ce travail a permis de mieux comprendre les problèmes structurels systémiques qui ne permettent pas aux Israéliens et aux Palestiniens de vivre en paix ensemble ou côte à côte.
Malgré votre insistance à respecter la loi, à ne pas vous laisser réduire au silence, à croire que l'histoire finira par vous rattraper nous nous trouvons actuellement dans une situation où le pays le plus puissant du monde, les États-Unis, soutient Israël dans un processus de paix dont, vous savez, Israël est assez satisfait. On a l'impression qu'il n'y a pas de processus de responsabilisation en cours en ce qui concerne Netanyahou. Qu'est-ce que le monde a vraiment appris sur la façon dont la force et la puissance militaire peuvent vous permettre d'obtenir ce que l'on veut ?
« Il s'agit d'une attaque éhontée et transparente contre les principes fondamentaux de la justice internationale » ( Agnès Callamard, secrétaire générale d'Amnesty International)«
Au risque de paraître trop optimiste, je dirais qu'il n'est pas acquis que ce système brutal va l'emporter. Regardez l'exemple de l'Afrique du Sud, très différente, mais avec des similitudes significatives. Le régime d'apartheid sud-africain a pu survivre, non seulement en raison de la violence que les Sud-Africains blancs utilisaient contre les Sud-Africains noirs, mais aussi grâce à la complicité de nombreux gouvernements occidentaux jusqu'à la toute fin de l'apartheid.
Si vous parlez aux Sud-Africains, ils vous diront que les quatre dernières années du régime d'apartheid ont été les plus féroces. Les gens ne pouvaient même pas imaginer un jour où l'apartheid [ne] serait [plus] inscrit dans la loi, parce que déraciner l'apartheid et ce qu'il a été pendant des siècles, comme la ségrégation raciale, c'est la dernière partie, mais défaire le colonialisme de peuplement de 350 ans, prend bien sûr du temps. Cependant, cela a eu lieu et les gens en Afrique du Sud dans les dernières années de l'apartheid ne pouvaient pas imaginer qu'un jour cela se produirait.
Je ne pense pas que nous puissions prédire comment cela se passera en nous basant sur la brutalité du système actuel. Par exemple, les gouvernements occidentaux, ceux que nous avons mentionnés, agissent si férocement, au risque même de réduire les libertés fondamentales, qui ont été les piliers de leurs démocraties respectives, par peur de subir la pression de leurs propres électeurs, et de voir la situation politique changer. Ils craignent que les dirigeants actuels ne perdent leur pouvoir et ne soient confrontées à la justice.
Ce n'est donc pas gagné, mais ce n'est pas encore une défaite. Les personnes qui défendent les droits de l'homme et la justice doivent simplement persévérer, continuer à croire que la justice vaut la peine d'être défendue, car c'est ce qui, à terme, leur permettra d'être épargnées par la brutalité dont nous sommes témoins aujourd'hui et qui se déchaîne contre les Palestiniens et les autres personnes qui sont solidaires avec eux.
Source : Channel Four News
Traduction et transcription : Rolland Marounek



