19/12/2025 ssofidelis.substack.com  17min #299377

 La guerre centenaire de l'Occident contre la Russie — Part. 1

La guerre centenaire de l'Occident contre la Russie — Part. 4

Par  Thomas Fazi, le 9 décembre 2025

La confrontation actuelle entre l'OTAN et la Russie n'est que le dernier chapitre d'une campagne centenaire menée par l'Occident pour affaiblir, isoler et contenir la Russie.

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Les motivations culturelles à l'origine du rejet permanent des États-Unis et de l'Occident à l'égard de la Russie, même après la fin de la guerre froide

Jusqu'à présent, la confrontation centenaire entre l'Occident et la Russie, et plus particulièrement la politique persistante des États-Unis visant à contenir, marginaliser et affaiblir la Russie, même après la fin de la guerre froide, ont été principalement examinées à travers le prisme géopolitique. Mais la géopolitique suffit-elle à elle seule à expliquer l'hostilité tenace de l'Occident envers la Russie ?

Depuis au moins le XVIIIè siècle, les puissances occidentales considèrent en effet la Russie non seulement comme une rivale non seulement stratégique, mais aussi civilisationnelle. Les raisons de cette perception ont évolué au fil de l'histoire. Jusqu'au début du XXè siècle, la Russie était jugée autocratique, orthodoxe, illibérale et réactionnaire, une exception dans une Europe toujours plus libérale et commerciale. Après 1917, le fossé idéologique s'est toutefois considérablement élargi : avec la révolution bolchevique, la Russie est devenue le symbole non pas du conservatisme, mais de son contraire, une alternative révolutionnaire à l'ordre capitaliste et impérial occidental.

Cette menace idéologique a toutefois disparu avec l'effondrement de l'Union soviétique. En effet, on peut avancer que la guerre froide a été gagnée par l'Occident, principalement sur les plans culturel et idéologique, plutôt que militaire ou économique. L'hégémonie culturelle occidentale, et en particulier américaine, s'est avérée si séduisante qu'elle a érodé la légitimité du système soviétique de l'intérieur, tant parmi les élites que les citoyens lambda.

La Russie post-soviétique a cherché à s'intégrer au système occidental, tant sur les plans économique, politique que culturel, et s'est engagée dans des réformes libérales et démocratiques à cette fin. Peut-on alors en conclure que le rejet de la Russie par Washington n'était motivé que par un calcul géopolitique sans autre considération  ? Ou la dimension culturelle a-t-elle également joué un rôle dans l'antagonisme de l'Occident après la guerre froide ?

Pour le comprendre, il faut se tourner vers la dimension culturelle de la géopolitique, et plus précisément vers le projet unipolaire américain. Ce projet était bien plus qu'une simple ambition politique ou économique. Il impliquait que les États-Unis deviennent la référence pour le monde entier, non seulement en termes politiques et économiques, mais aussi culturels et civilisationnels.

Ce projet utopique était voué à l'échec pour les mêmes raisons que d'autres projets similaires avant lui : dans des pays comme la Chine et, bien sûr, la Russie elle-même, des civilisations millénaires et des traditions historiques bien plus anciennes, profondes et enracinées que la "civilisation" américaine relativement récente ont perduré. Les élites anglo-américaines, grisées par leur victoire de la guerre froide, ont toutefois succombé à leur fantasme de toute-puissance.

Il exigeait non seulement de prévenir l'émergence de tout rival géopolitique, mais aussi de tout autre modèle civilisationnel. Après l'effondrement de l'Union soviétique, seuls deux acteurs étaient en mesure d'incarner un tel projet historique alternatif : l'Union européenne, et la Russie.

Les perspectives d'émancipation culturelle de l'Europe vis-à-vis des États-Unis étaient toutefois minces après la guerre froide. Au cours de la guerre froide, les États-Unis ont mené une offensive culturelle et idéologique non seulement contre l'Union soviétique, mais aussi contre l'Europe occidentale elle-même, l'entraînant progressivement dans la sphère illusoire de "l'Occident". L'objectif était de créer une construction politico-idéologique fondée sur les principes (néo)libéraux américains, qui ont progressivement éclipsé l'ancienne civilisation européenne et sa conception semi-socialiste de la société. L'un des principaux objectifs de ce processus était de couper l'Europe de la Russie sur le plan culturel.

Au cours des années 1980, cette offensive idéologique s'est intensifiée sous la forme d'une contre-révolution néolibérale qui a élevé l'individualisme, le consumérisme et le relativisme postmoderne au rang de principes organisationnels fondamentaux de la société. Ainsi, au début des années 1990, l'Europe n'avait plus grand-chose à opposer à l'hégémonie culturelle américaine. En d'autres termes, l'Europe a été entièrement colonisée par l'idéologie néolibérale, tant sur le plan économique que culturel, comme en témoigne l'architecture radicalement néolibérale de l'Union européenne naissante.

Voilà pourquoi, malgré une brève résistance lors de la guerre d'Irak, les Européens n'ont finalement opposé que peu de résistance au projet unipolaire américain, se rangeant derrière l'OTAN, principal instrument de l'hégémonie américaine en Europe. La Russie constituait cependant une autre problématique. Comme l'écrit Hauke Ritz (voir la  deuxième partie) :

"Bien que les nouvelles élites russes des années 1990 aient été séduites par la démocratie et le capitalisme, elles ont néanmoins hérité d'une éducation soviétique, officiellement athée, mais ancrée dans une tradition culturelle humaniste. Elles étaient donc peu susceptibles d'adopter une vision du monde rompant avec l'héritage humaniste européen".

La Russie était en outre largement immunisée contre la révolution postmoderniste anglo-américaine. À cet égard, la civilisation russe demeurait un modèle alternatif à celui de "l'Occident". En tant qu'"âme orientale" de l'Europe, l'existence même de la Russie offrait la possibilité d'une alternative pour l'ensemble du continent, d'autant que ses élites, fortes de la longue histoire du pays et de ses siècles d'expérience diplomatique, affichaient une grande confiance en elles. Selon Ritz, le gouvernement russe occupait "la position d'un témoin qui en savait trop" pour accepter sans sourciller la transformation culturelle de l'Europe. Si la Russie a recouvré sa souveraineté après l'avoir temporairement perdue dans les années 1990, puis a résisté à l'érosion constante de l'identité européenne, elle aurait pu "contaminer" le reste du continent, suscitant un réveil culturel.

De ce point de vue, la Russie représentait une menace sérieuse pour le projet unipolaire américain, non seulement sur les plans géopolitique, mais aussi culturel et civilisationnel. Par conséquent, sa participation aux débats occidentaux devait être exclue. Pour Washington, comme pendant la guerre froide, la Russie devait être exclue de l'Europe et isolée en tant que partenaire de dialogue. Même les échanges authentiques entre diplomates européens et russes menaçaient de saper l'influence américaine en Europe.

C'était particulièrement vrai dans le contexte du projet radicalement oligarchique que les élites américaines cherchaient à imposer à l'Europe de l'après-guerre froide, mais aussi dans le reste du monde - ce que nous appelons aujourd'hui le néolibéralisme. Si l'objectif pendant la guerre froide a été d'empêcher le socialisme de s'approprier l'héritage européen, le nouvel objectif était désormais de décourager tout retour de l'idée socialiste et des mouvements et partis qui s'en réclamaient.

Un tel projet ne pouvait être conçu et mis en œuvre qu'au sein d'un cercle restreint, exclusif, hostile à l'égalité, à la délibération ouverte et au consensus international. Intégrer la Russie à un tel schéma était impossible. La quête sans limite du pouvoir et de l'expansion qui caractérisait l'establishment de Washington n'aurait pas été acceptée à Moscou. Toute coopération aurait nécessité des compromis, notamment la restriction du néo-impérialisme occidental dans les pays du Sud.

Il est donc tout à fait plausible que les stratèges américains aient décidé que l'hégémonie culturelle et idéologique indispensable pour imposer un ordre unipolaire ne pourrait être atteinte qu'en brisant la souveraineté russe. Soit une autre dimension à l'offensive géopolitique menée par l'Occident contre la Russie, d'abord secrètement, puis de plus en plus ouvertement, après la rupture historique de 1989-1991.

Ainsi, la confrontation entre l'Occident et la Russie qui s'intensifie depuis plus de deux décennies aurait bien plus à voir avec l'antagonisme idéologique de la guerre froide qu'on ne le concède généralement. De fait, la guerre froide n'a sans doute jamais vraiment pris fin, ni sur le plan géopolitique, ni sur le plan civilisationnel. Cette question en soulève une autre : dans quelle mesure les événements géopolitiques actuels sont-ils encore influencés par l'héritage de la révolution russe de 1917 ?

L'héritage de la révolution russe

Pour comprendre l'incapacité de l'Occident à exister sans conflit avec la Russie, revenons à l'impact de la révolution russe sur le monde capitaliste lui-même. Peut-on établir un lien entre les répercussions géopolitiques de cette révolution et l'antagonisme persistant et de plus en plus irrationnel de l'Occident envers la Russie  ? Un antagonisme persistant malgré la réunification allemande, le retrait de la Russie d'Europe de l'Est, la conversion de la Russie au capitalisme et ses initiatives d'ouverture à l'Occident  ? Comme le suggère Ritz :

"Pourquoi l'Occident se lance-t-il dans une nouvelle guerre froide avec la Russie alors que la Chine s'impose comme une nouvelle superpuissance économique  ? L'Occident ne voit-il pas que ces tensions rapprocheront la Russie et la Chine, créant ainsi un deuxième bloc mondial dont la stature diplomatique, militaire, intellectuelle et économique combinée pourrait aisément surpasser celle de l'Occident ?"

Pour répondre à ces questions, il faut revenir aux origines du conflit entre l'Occident et la Russie, qui ne date ni de l'Ukraine, ni du bombardement de la Yougoslavie par l'OTAN, mais de la première guerre froide, elle-même héritière de la révolution d'octobre 1917 et de ses prémices. S'ensuit alors un questionnement sur la pérennité de la révolution russe.

Le traumatisme psychologique et idéologique de la révolution sur les élites occidentales n'est plus à démontrer. Cependant, pour comprendre son héritage durable, ses implications géopolitiques pour l'Occident, et en particulier pour l'establishment anglo-américain, il faut remonter bien avant le début officiel de la guerre froide.

Au début du XXè siècle, l'Empire tsariste était un empire multiethnique déjà soumis à de fortes tensions dues à la montée des mouvements nationaux (il gouvernait quelque 150 millions de personnes, dont moins de la moitié étaient d'origine russe), aux révoltes paysannes, aux grèves et aussi à la faiblesse de l'État. Même avant la Première Guerre mondiale, l'Empire s'effondrait de l'intérieur. La guerre a accéléré ces fragilités préexistantes. Au début de l'année 1917, l'appareil d'État était déjà en train de se désintégrer.

Lorsque les bolcheviks prirent le pouvoir en octobre 1917, ils adoptèrent une rhétorique de désintégration, mais dans les faits, ce fut tout le contraire : ils mirent un terme au processus et recréèrent un État centralisé et multiethnique sous une nouvelle bannière idéologique. Selon toute vraisemblance, l'effondrement aurait pu aller beaucoup plus loin sans eux. L'issue probable aurait ressemblé à celle de l'Autriche-Hongrie : la fragmentation permanente d'un empire multiethnique en une myriade d'États-nations indépendants, au détriment d'une république russe plus petite, plus faible et probablement instable, donc beaucoup plus vulnérable aux puissances extérieures.

Selon Ritz, une telle issue aurait été plus avantageuse pour les nations occidentales. La mutation de l'impérialisme européen en un ultralibéralisme transnational et paneuropéen, tel qu'il est apparu dans le camp occidental après la Seconde Guerre mondiale, aurait pu se produire des décennies plus tôt. La création d'institutions transnationales telles que l'OTAN, l'Union européenne, la Banque mondiale et le FMI, ainsi que l'émergence d'un ordre unipolaire dirigé par l'Occident, auraient pu avoir lieu bien avant la fin de la guerre, et près d'un siècle avant la fin de la guerre froide.

La persistance de l'Empire russe sous une forme nouvelle et encore plus influente sur le plan géopolitique - l'Union soviétique - a limité la portée de la victoire des puissances occidentales. L'identité anti-impérialiste et la doctrine socialiste de l'URSS s'opposaient directement à la logique de l'expansionnisme occidental et de la domination coloniale.

Ce n'est qu'après la Seconde Guerre mondiale que l'ampleur du bouleversement provoqué par la révolution russe et la trajectoire historique vers un impérialisme européen unifié ont clairement émergé. Grâce à l'extension de sa sphère d'influence en Europe de l'Est, l'URSS était désormais en mesure de construire son propre système mondial socialiste - un système qui, depuis 1949, était doté de l'arme nucléaire et ne pouvait donc plus être attaqué en toute impunité.

On oublie souvent à quel point l'existence de l'URSS a restreint l'impérialisme occidental. Malgré ses lacunes internes et ses contradictions idéologiques (notamment la gestion de son propre empire), l'idéologie anticolonialiste de l'URSS et son existence même ont profondément bouleversé l'équilibre des pouvoirs dans le monde et inspiré des millions de personnes. Le socialisme est devenu l'idéologie de libération des mouvements anticolonialistes en Asie, Afrique et Amérique latine. Il encourageait les nations colonisées à lutter pour leur indépendance et leur offrait un partenaire commercial et de développement alternatif à l'Occident.

L'éventualité que l'Union soviétique tire un avantage propagandiste de l'agression occidentale constituait un puissant effet dissuasif qui contenait les puissances impériales sur le recours aux opérations militaires et du renseignement, même si, avec le temps, le système capitaliste mondial a appris à s'adapter à ces nouvelles réalités en menant ses entreprises impériales de façon plus discrète pendant la guerre froide.

De plus, l'existence de l'URSS a profondément influencé la politique intérieure de l'Occident. Le défi idéologique et systémique posé par l'URSS a contraint les élites occidentales à apaiser les conflits de classe via des politiques sociales. Jamais le capitalisme n'a été aussi "social" - ou humain - que pendant les décennies de la guerre froide. Comme le souligne Ritz :

"Si cette hypothèse est correcte, c'est-à-dire si la révolution d'octobre a pu influencer de manière latente une tendance mondiale et ainsi modifier qualitativement la position des États occidentaux au sein du système mondial au cours des décennies, alors elle jette un nouvel éclairage sur la fin de l'Union soviétique et sur ce que cette fin a réellement signifié pour l'Occident en termes géopolitiques".

Ainsi, on peut se demander dans quelle mesure l'héritage de la révolution russe - et plus largement de l'Union soviétique - a influencé la décision de l'Occident de ne pas intégrer la Russie postcommuniste au système occidental. D'un point de vue géopolitique, lorsque l'Union soviétique s'est dissoute en 1991, l'idée d'un impérialisme occidental unifié, projeté bien avant la Première Guerre mondiale, mais retardé par le conflit lui-même, la révolution d'octobre et enfin la bombe atomique soviétique, semblait enfin pouvoir se concrétiser.

Mais dans quelle mesure cet héritage a-t-il également pesé sur le plan psychologique  ? Il n'est pas déraisonnable de supposer que les élites occidentales, et en particulier américaines, nourrissaient un profond ressentiment historique envers la Russie, car celle-ci avait retardé de plusieurs décennies la suprématie géopolitique des États-Unis. À cet égard, la Russie ne pouvait pas simplement être "pardonnée" ou autorisée à réintégrer le système occidental comme si de rien n'était. Au cours des quatre décennies de la guerre froide, le mythe américain et la peur du communisme se sont progressivement transformés en une animosité viscérale envers la Russie - un héritage psychologique qui a survécu à la lutte idéologique elle-même et s'est mué en une inimitié héréditaire.

Les Russes étaient parfaitement conscients de cette dynamique. Dans ses écrits, le dissident et philosophe soviétique Alexandre Zinoviev  affirmait que l'hostilité de l'Occident envers la Russie ne pouvait être comprise sans prendre en compte les conséquences civilisationnelles de la révolution russe. Selon lui, la simple existence de l'Union soviétique avait "influencé l'évolution de l'humanité au détriment du système mondial occidental", et c'est pourquoi les élites occidentales tenaient "la Russie pour responsable". Le président Vladimir Poutine a  exprimé un point de vue similaire dans de nombreux discours :

"Certains nous reprochent encore de les avoir privés de leur puissance coloniale. Ils ne cessent de nous reprocher d'avoir aidé les peuples d'Afrique, d'Amérique latine et d'Asie à se relever et à lutter pour leur liberté. La Russie, disent-ils, est responsable du déclin du colonialisme".

Les considérations géopolitiques ne suffisent donc pas à expliquer pourquoi, même après la guerre froide, la Russie est encore perçue par l'Occident, et en particulier par les États-Unis, comme un ennemi. Cette perception repose également sur des dynamiques culturelles et psychologiques. La Russie a longtemps incarné un modèle de civilisation moderne indépendant, défiant l'ambition des États-Unis d'imposer leur projet culturel et idéologique au monde entier, en particulier à l'Europe. Mais, surtout, cette hostilité persistante reflète un désir de vengeance : le besoin de punir la Russie pour avoir, pendant plus d'un siècle, contrecarré l'émergence d'un ordre impérial occidental unifié sous domination anglo-américaine.

Dans cette optique, la guerre par procuration menée par l'OTAN en Ukraine, qui perdure sous diverses formes depuis plus d'une décennie, peut être perçue comme s'inscrivant dans un effort plus large des États-Unis et de leurs alliés pour saper la souveraineté économique et culturelle de la Russie, la ramener à la dépendance et au chaos des années 1990, voire la balkaniser définitivement.

Ces facteurs psychologiques expliquent également la réaction de plus en plus irrationnelle, voire hystérique, des élites occidentales face à la résilience de la Russie sur le champ de bataille et à sa capacité à résister à la guerre économique menée par l'Occident. Cette réaction n'est pas seulement le fruit d'une frustration géopolitique. Elle reflète une crise psychologique plus enracinée au sein du projet occidental lui-même. L'endurance de la Russie, et sa résilience, notamment face à l'OTAN, ont brisé l'illusion de la toute-puissance occidentale. Sur le plan symbolique, la Russie confronte l'Occident au spectre d'un passé refoulé, à savoir que, après toutes ces décennies, elle continue de contrecarrer l'impérialisme occidental - et pourrait, cette fois-ci, lui avoir porté un coup fatal.

Conclusion

Au cours de plus d'un siècle de confrontations, l'attitude de l'Occident envers la Russie témoigne d'une persistance qui transcende les idéologies et les alliances fluctuantes. Des invasions du XIXè siècle à la guerre froide, puis à l'actuelle guerre par procuration de l'OTAN en Ukraine, la Russie a toujours été considérée comme "l'Autre", un contrepoids civilisationnel dont l'existence même menace la prétention de l'Occident à la domination universelle. Ce qui a tout d'abord été une tentative de contenir un rival géopolitique s'est mué en une croisade vouée à éradiquer un modèle alternatif de modernité, un modèle qui a toujours refusé de réduire la vie humaine à la logique du marché et à la hiérarchie impériale.

La révolution bolchevique et l'expérience soviétique ont intensifié cet antagonisme, l'ancrant dans le tissu culturel et psychologique du modèle occidental. Lorsque l'URSS s'est effondrée, beaucoup à Washington et à Bruxelles ont cru que l'histoire était enfin terminée et que le monde allait se reconstruire à l'image de l'empire américain. Pourtant, la réémergence de la Russie en tant que puissance souveraine, sa résistance à la domination occidentale et son attrait durable en tant que pôle civilisationnel à part entière soulignent l'arrogance de cette vision. Les mêmes facteurs historiques qui ont autrefois entravé l'unification de l'impérialisme occidental sous domination anglo-américaine refont surface, remettant en cause une fois encore cette ambition hégémonique.

Car l'incapacité de l'Occident à soumettre ou isoler la Russie devient l'un des moteurs de l'émergence d'un monde multipolaire. La méfiance de Moscou et l'émergence du puissant bloc post-occidental des BRICS, mené par la Chine, ont encouragé d'autres États du Sud à revendiquer leur souveraineté et à résister à l'ordre unipolaire. Ce qui a commencé comme la tentative de contenir la Russie a ainsi accéléré le processus même qu'elle tentait d'empêcher : la dislocation de l'hégémonie occidentale et le rééquilibrage du pouvoir mondial autour de multiples centres civilisationnels.

En ce sens, la confrontation actuelle n'est pas seulement un conflit géopolitique, mais la phase terminale d'un long cycle historique. L'incapacité de l'Occident à coexister avec une Russie souveraine expose les limites de la vision impériale occidentale. À ce stade, l'humanité est sans doute confrontée, plus que jamais, à la question de savoir si ce conflit centenaire s'achèvera par un compromis, l'effondrement de l'Occident ou encore une guerre ouverte.

Traduit par  Spirit of Free Speech

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