
Par Larry Johnson, le 19 décembre 2025
Le dernier article de Seymour Hersh publié sur Substack sur les perspectives de réussite des négociations américaines pour un accord de paix entre la Russie et l'Ukraine souligne l'incompétence patente de la CIA. Sy Hersh y rapporte ce que des hauts responsables de l'administration Trump lui ont confié sur les négociations en cours avec les Russes et les Ukrainiens. Ces responsables auraient fait part de leur vision des capacités de la Russie et de l'Ukraine basée sur des rapports et des analyses fournis principalement par les analystes de la CIA. Voici quelques-unes des affirmations les plus accablantes de ces responsables :
"Les deux nations sont au bord de l'effondrement économique et militaire."Poutine est confronté à des pressions économiques, politiques, militaires et publiques.
"Poutine est confronté à une opposition politique, économique et militaire croissante à Moscou - les taux hypothécaires montent en flèche et l'armée russe est en plein marasme - et il aurait compris qu'il doit mettre fin à la guerre.
"Poursuivre la guerre ne modifiera pas le rapport de force. Poutine subit des pressions pour mettre fin à la guerre de la part de son armée et d'une population choquée par l'ampleur des pertes et l'inflation, qui avoisine les 8,4 %.
"Certains des généraux russes les plus haut gradés, bien que toujours fidèles à Poutine, aspirent à ce que l'armée russe exténuée cesse les hostilités.
"Poutine ne reste à flot que grâce aux emprunts qu'il contracte auprès de banques russes empêchées de prêter à la population".
Plutôt que de réfuter chacune de ces affirmations, focalisons-nous sur les deux dernières. L'affirmation selon laquelle les banques russes "ne sont pas autorisées à prêter à la population" est fausse. Les banques russes sont tout à fait autorisées à accorder des prêts aux citoyens russes, ce qu'elles pratiquent même activement. Selon la Banque centrale russe et les informations publiées par Reuters, Bloomberg et The Moscow Times, il n'existe aucune interdiction de prêter à des particuliers russes en vertu de la réglementation en vigueur en décembre 2025. Les prêts à la consommation (prêts non garantis, prêts hypothécaires, prêts automobiles et cartes de crédit) représentent une part importante du secteur bancaire russe, avec des portefeuilles de prêts aux particuliers en constante augmentation, car les salaires russes ont augmenté plus vite que le taux d'inflation (20 %) et sont supérieurs aux taux d'intérêt pratiqués. Comment les services du renseignement de Trump peuvent-ils se tromper à ce point sur un fait si facile à vérifier ?
Vient ensuite l'affirmation selon laquelle l'armée russe serait "exténuée". Les effectifs militaires russes en service actif en décembre 2025 se chiffrent à environ 1,32 million. Ce chiffre provient du Global Firepower Index 2025 (révisé en janvier 2025) et de sources recoupées telles que Statista, qui citent environ 1,32 million de soldats en service actif (sur un effectif total d'environ 3,57 millions, y compris les réservistes et les paramilitaires). Mes sources en Russie estiment ce nombre à plus 1,5 million. En février 2022, selon l'IISS Military Balance 2022 et Global Firepower, les effectifs militaires russes en service actif totalisaient 900 000 hommes.
Les troupes d'infanterie de l'armée de terre russe sont passées de 300 000 en février 2022 à 623 000 sur le théâtre des opérations en Ukraine, selon le général ukrainien Syrsky. Le total des effectifs des forces terrestres russes dépasse désormais le million d'hommes. Y voyez-vous un effectif en déclin ?
Pourquoi la CIA persiste-t-elle alors à colporter des informations manifestement fausses ? La responsabilité revient selon moi à l'ancien directeur de la CIA, John Brennan. Sous sa direction, de 2013 à 2017, la CIA a lancé en mars 2015 une réorganisation majeure intégrant les analystes (Direction de l'analyse) et les agents opérationnels (Direction des opérations) dans des centres d'opérations hybrides.
Ce "plan de modernisation" prévoyait de dépasser les cloisonnements traditionnels, les analystes et les agents opérationnels travaillant auparavant dans des unités indépendantes, en créant 10 nouveaux centres (axés sur des régions/menaces telles que la lutte contre le terrorisme et la cybersécurité), dans lesquels les analystes, opérateurs, experts numériques et agents de soutien travailleraient en étroite collaboration avec une direction centralisée. Brennan a annoncé cette réorganisation le 6 mars 2015 et sa mise en œuvre a débuté peu après (les directeurs adjoints ont notamment été nommés le 30 avril 2015). L'objectif officiel était d'améliorer la coordination pour faire face aux menaces modernes telles que la cyberguerre, en s'inspirant du Centre antiterroriste existant. Toutefois, dans les faits, l'analyse indépendante a été placée sous le contrôle des programmes secrets dirigés et gérés par la branche opérationnelle.
Lorsque j'ai commencé à travailler en tant qu'analyste à l'automne 1986, la Direction du renseignement occupait l'aile nord du siège de la CIA, tandis que la Direction des opérations avait ses quartiers dans l'aile sud. Nous étions confinés dans nos silos respectifs. À l'époque, mon rôle d'analyste couvrait le Honduras, alors que la guerre en Amérique centrale était une priorité absolue pour l'administration Reagan. Le financement des Contras et la lutte contre les Sandinistes constituaient un volet majeur des actions secrètes du directeur des opérations, la Central American Task Force (CATF) plus précisément. Les agents de terrain de cette unité avaient tout intérêt à présenter le programme comme un succès.
Je me souviens très bien d'une réunion d'information que j'ai animée, avec l'analyste militaire de la branche Nicaragua, à destination des membres du Congrès, le 12 mars 1988, pour leur présenter l'évolution de la situation à la frontière entre le Honduras et le Nicaragua. Nous étions assistés par le chef des opérations militaires de la CATF. Nous disposions d'informations selon lesquelles les Sandinistes s'apprêtaient à lancer des opérations militaires contre les Contras dans la région de Las Vegas, au sud du Honduras. Au cours de cette réunion, nous avons reçu des informations du quartier général selon lesquelles les sandinistes auraient envahi une base des Contras soutenus par la CIA et tué certains d'entre eux. Une catastrophe.
Alors que nous quittions la salle de briefing pour monter dans le van qui devait nous ramener au quartier général, le chef militaire de la CATF nous a reproché, à l'analyste militaire nicaraguayen et moi, d'avoir contribué à ce prétendu désastre pour les Contras, car notre analyse remettait en cause le programme secret de la CATF. De retour au quartier général, j'ai pu consulter les données réelles et découvert qu'on nous avait menti. Au lieu d'une invasion sandiniste d'un camp de Contras, telle l'attaque des troupes mexicaines sur Alamo, le rapport des services de renseignement indiquait qu'une escarmouche avait opposé une patrouille de Contras à une patrouille sandiniste, à 15 km au sud de la base des Contras. Cette anecdote illustre le type de pression auquel nous, analystes, étions soumis pour présenter les Contras sous le meilleur jour possible, tout en minimisant les atouts des forces sandinistes.
Un phénomène similaire semble être à l'œuvre depuis le début de l'opération militaire spéciale russe, en février 2022. Les analystes chargés de rendre compte des activités des Ukrainiens et des Russes sont, selon moi, pleinement intégrés à un "centre de mission" similaire à la CATF. Ils y subissent quotidiennement des pressions de la part des responsables des opérations pour présenter les Ukrainiens comme les vainqueurs et les Russes sur le point de s'effondrer sur les plans économique et politique. Telle est la nature humaine... Pour obtenir une promotion, mieux vaut suivre le programme qu'énoncer la vérité.
J'ai également appris que les principales sources utilisées par ces analystes sont fournies par les Ukrainiens, qui collaborent avec les agents de la CIA déployés sur leur territoire. La pression exercée par les responsables des opérations pour soutenir leur mission secrète, combinée à un flux constant d'informations biaisées provenant de sources ukrainiennes partiales, explique pourquoi les responsables américains qui se sont entretenus avec Seymour Hersh brossent un tableau aussi trompeur de la guerre en Ukraine, décrivant les Russes comme des incompétents exténués au bout du rouleau. Si les données sont inexactes, les conclusions aussi.
Si la CIA espère fournir des analyses objectives et fiables, les centres de mission créés par Brennan doivent être démantelés. En février dernier, la presse a rapporté que le directeur actuel de la CIA, Ratcliffe, envisage de revenir sur les réformes de Brennan pour enrayer les répercussions néfastes sur le renseignement humain (HUMINT) et les missions prioritaires.
Croyez-moi, ces répercussions négatives sont bien réelles. Jusqu'à présent, Ratcliffe n'a pris aucune mesure pour revenir sur ces transformations. La défaite de l'Ukraine face à la Russie pourrait peut-être enfin convaincre Ratcliffe de prendre les mesures qui s'imposent pour sauver les analystes des griffes des officiers responsables des opérations.
Partager ★ Spirit Of Free Speech
Voici le podcast de mercredi, animé par Danny Haiphong, avec la participation de Patrick Henningsen :
youtube-nocookie.comTraduit par Spirit of Free Speech