
par Bruno Guigue
Le refus du gouvernement de Tokyo de reconnaître la responsabilité du Japon dans les atrocités commises lors de la Seconde Guerre mondiale, les visites récurrentes de dignitaires japonais au sanctuaire qui honore des criminels de guerre, l'invocation rituelle d'une menace pesant sur la «survie» du pays, sa remilitarisation progressive sous l'égide de la droite au pouvoir, et, pour finir, les déclarations de Mme Takaichi en faveur d'une intervention militaire japonaise en cas de conflit entre la Chine et Taïwan, sont autant d'événements qui illustrent l'auto-dissolution du pacifisme japonais et le retour en force d'un militarisme sans complexe. Mettant en cause l'architecture de sécurité bâtie au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ils entretiennent une atmosphère délétère et compromettent les efforts conjoints des pays asiatiques pour maintenir la paix dans la région.
Au-delà des calculs politiques d'un gouvernement qui cherche désespérément un dérivatif extérieur aux difficultés économiques, au-delà de la stratégie d'une administration Trump qui pousse au réarmement ses alliés asiatiques et européens afin de soulager le budget américain, il faut sans doute s'interroger sur les ressorts plus profonds d'un militarisme japonais dont la renaissance s'accompagne plus que jamais du déni de ses responsabilités historiques. Comment expliquer qu'un pays dont l'armée a commis des crimes de masse sans précédent en Asie entre 1931 et 1945 soit incapable de porter un jugement objectif sur sa propre histoire et d'en tirer sincèrement les leçons ? Qu'est-ce qui, dans la conscience historique du peuple japonais, s'oppose à une telle reconnaissance et lui interdit de solder les comptes du passé afin de regarder l'avenir avec sérénité ?
Une explication intéressante de ce phénomène peut être trouvée, me semble-t-il, dans le fait que l'empereur Hiro-Hito, cette incarnation divine de la nation japonaise, a été exonéré de toute responsabilité dans les horreurs de la guerre, en 1945, par les autorités d'occupation américaines. Si elles ont décidé de ne pas l'inculper, c'est afin de préserver l'image du monarque auprès du peuple japonais. Car celui-ci était le symbole vivant d'une continuité institutionnelle et le pivot d'une stabilité politique dont l'occupant entendait tirer profit avant d'entreprendre de véritables réformes. Comme si l'affront de l'effondrement militaire et de l'occupation par des troupes étrangères devait être atténué par le maintien de cette figure immémoriale qu'était l'empereur divinisé, on décida de lui épargner les affres d'une mise en cause dont son prestige aurait certainement souffert.
Ce dernier avait beau exercer durant la guerre le commandement suprême des armées, avoir entériné les initiatives belliqueuses de l'état-major, avoir pris part aux décisions les plus lourdes de conséquences, comme l'entrée en guerre contre les États-Unis, avoir adressé ses félicitations au général Iwane Matsui, responsable des massacres de Nanjing en 1937, il ne fut jamais inquiété. En le disculpant, le proconsul de Washington, Mac Arthur, a jugé qu'il n'était pas responsable des crimes commis par l'armée japonaise durant la guerre, contrairement aux 28 responsables politiques et militaires accusés lors du procès de Tokyo, sept d'entre eux devant être finalement condamnés a mort et exécutés en 1948.
«Descendant des dieux, foncièrement bon, l'empereur voulait la paix, mais de mauvais conseillers l'ont obligé à faire la guerre. Il n'était pour rien dans ce qui s'est passé, comme d'ailleurs la plupart des soldats japonais». Cette légende contribua à instiller dans la nation japonaise un sentiment d'irresponsabilité totale et de non-culpabilité qui pèse encore aujourd'hui sur les relations internationales. La guerre d'agression menée par l'armée japonaise avait été exécutée au nom de l'empereur Hiro-Hito et sous son commandement, la lignée impériale d'ascendance divine régnant sur le Japon «depuis la nuit des temps et pour l'éternité», comme le proclamait l'idéologie officielle depuis l'ère Meiji.
Aux enfants, on apprend jusqu'en 1945 que le Japon a été créé par les dieux et que l'empereur est une manifestation divine issue d'une lignée ininterrompue depuis les origines, désignée par les divinités pour présider aux destinées du pays. Servir et vénérer l'empereur, s'y consacrer cœur et âme, tels sont les fondements de la morale du peuple japonais, impliquant l'obéissance absolue à sa personne, le renoncement à tout sentiment individuel et l'acceptation enthousiaste du sacrifice suprême.
Lorsque Mac Arthur décida que le souverain, rapidement lavé de tout soupçon, était «irresponsable» et qu'il pouvait continuer à vaquer à ses occupations, il laissa donc accroire que les vrais coupables étaient la vingtaine de dirigeants jugés par le Tribunal international d'Extrême-Orient au procès de Tokyo. Quant aux Japonais ordinaires, anciens combattants compris, comment pouvaient-ils se considérer responsables de quoi que ce soit si l'empereur lui-même était jugé irresponsable ?
C'est cette irresponsabilité pénale de l'empereur, personne sacrée et inviolable, doté d'un statut divin auquel il ne renonça officiellement qu'en janvier 1946, qui a déteint, en quelque sorte, sur le peuple japonais, et ce d'autant plus aisément que ce dernier se considérait, après Hiroshima et Nagasaki, davantage comme une victime que comme un bourreau. De proche en proche, ce halo d'irresponsabilité présumée finit par absoudre le comportement des soldats japonais eux-mêmes durant la guerre.

Leurs exactions qui, disait-on à Tokyo dans les cercles révisionnistes, avaient été manifestement exagérées par la «propagande chinoise», ne pouvaient s'expliquer, en réalité, que par la violence des combats et la frénésie guerrière qui caractérisaient une lutte à mort où se jouait le sort du pays.
Insidieusement, on fonda donc l'irresponsabilité collective présumée des soldats nippons sur l'irresponsabilité individuelle officiellement reconnue de l'empereur, et cet artifice fut d'autant plus commode qu'il existait au Japon un lien indissoluble entre le souverain et les militaires, l'empereur détenant le commandement suprême des forces armées. Aucun dirigeant n'ayant réellement exprimé de remords pour les horreurs perpétrées durant la guerre, et nul chef politique ou militaire n'ayant clairement assumé les responsabilités qui lui incombaient dans le déroulement des massacres, la conscience collective japonaise ne pouvait procéder à une introspection comparable à celle qu'opéra le peuple allemand au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Pour solder les comptes du passé, encore faut-il que le passé soit reconnu et assumé. Comme les peuples de la région et tous les pays du monde, le peuple japonais attend toujours cette reconnaissance de la part de ses élites. Et ce ne sont pas les périlleuses gesticulations du gouvernement actuel de Tokyo qui vont y contribuer.
source : Bruno Guigue

