Xavier Azalbert, France-Soir
L'asservissement par la dette – Explication des mécanismes (partie I)
« Le pouvoir de la finance est un pouvoir de contrôle, et la dette est son arme la plus redoutable. En transformant les actifs des citoyens en instruments de spéculation, le système financier moderne ne se contente pas de prêter : il asservit. »
Dans un monde où la finance est devenue un outil de domination, la dette n'est plus seulement un mécanisme économique, mais une arme de contrôle systémique. Ce phénomène, qui s'est accéléré depuis les années 1970 avec des pratiques comme la dématérialisation des titres ou l'utilisation des « repurchase agreements » (accord de rachat ou repos), plonge ses racines dans une histoire bien plus ancienne. Comme le montre Éric Toussaint dans « Le Système Dette » (2017), la dette a été utilisée dès le XIXe siècle comme un outil de domination géopolitique, permettant aux puissances créancières d'assujettir des nations entières. Aujourd'hui, ce mécanisme s'étend aux individus et aux institutions, transformant leurs actifs en collatéral pour des paris spéculatifs, au mépris des droits fondamentaux de propriété.
Une histoire de domination par la dette
L'utilisation de la dette comme instrument de contrôle ne date pas d'aujourd'hui. Éric Toussaint retrace son histoire dans Le Système Dette, montrant comment les puissances européennes, dès le XIXe siècle, ont utilisé les dettes souveraines pour soumettre des nations plus faibles. Par exemple, après son indépendance en 1821, la Grèce a été forcée d'emprunter auprès de la France et du Royaume-Uni pour financer des réparations de guerre envers l'Empire ottoman. Ces prêts, assortis de conditions draconiennes, ont permis aux créanciers européens d'imposer des politiques économiques et de contrôler les finances grecques, un schéma qui s'est répété lors de la crise de la dette grecque de 2010 (Toussaint). De même, Toussaint documente le cas de la Tunisie, où la France a utilisé une dette de 30 millions de francs en 1863 pour justifier l'instauration d'un protectorat en 1881, privant le pays de sa souveraineté (Toussaint, 2017, p. 142). Ces exemples historiques montrent que la dette a toujours été un outil de pouvoir, permettant aux créanciers de dicter les politiques des débiteurs, qu'il s'agisse de nations ou, aujourd'hui, de citoyens.
La dématérialisation : une confiscation légale des droits de propriété
Ce mécanisme de domination s'est sophistiqué avec le temps, notamment à partir des années 1960. La « crise de la paperasserie » sur Wall Street en 1968 a servi de prétexte pour centraliser les titres financiers dans des dépôts centraux comme le Deposit Trust Corporation (DTC), créé en 1973 et devenu le Deposit Trust & Clearing Corporation (DTCC), ainsi qu'Euroclear, fondé en 1968 par Morgan Guarantee Trust (aujourd'hui JPMorgan). Ce système dit « système de détention provisoire » a dématiérialisé les titres, les transformant en entrées électroniques dans des pools fongibles, où les investisseurs perdent leur propriété directe pour n'en être que des « bénéficiaires » avec des « droits contractuels » (Henry, 2023).
Aux États-Unis, la révision de l'Article 8 du Uniform Commercial Code (UCC) en 1994, adoptée dans tous les États entre 1994 et 2000, a légalisé ce transfert en introduisant le concept de « droit sur titre » (securities entitlementà. L'Article 8-504(d) exempte le DTCC des obligations de protéger les titres des clients, leur permettant de les utiliser comme collatéral pour des contrats dérivés sans consentement (Henry, 2023). En Europe, un décret royal belge de 1967, suivi des réglementations des dépositaires centraux (CSDRs) entre 2004 et 2014, a harmonisé les lois nationales pour refléter ce modèle, sous l'égide du Legal Certainty Group de l'UE, qui a garanti aux grandes banques une « certitude juridique » pour exploiter les titres des clients (Henry, 2023).
Une utilisation frauduleuse des actifs des clients
Aujourd'hui, les titres des clients, qu'ils soient individuels ou institutionnels, sont utilisés comme collatéral par les grandes banques pour leurs opérations spéculatives, notamment sur le marché des dérivés. Un rapport de la Banque des règlements internationaux (BRI) de 2014 révèle que ce système est globalement automatisé, reliant le DTCC et Euroclear pour offrir une « vue unique » de tous les titres disponibles, optimisant leur utilisation comme collatéral à l'échelle mondiale (Henry, 2023, p. 18). Même les comptes dits « ségrégués » sont concernés : une réponse de la Réserve fédérale de New York en 2005 à un questionnaire du Groupe de Certitude Juridiques (Legal Certainty Group) de l'UE confirme que les investisseurs n'ont pas de droits sur des titres spécifiques dans un pool, mais seulement une part proportionnelle (Webb, 2024; Henry, 2023). James Henry qualifie cette pratique d' « emprunt frauduleux », comparable à la banque à réserve fractionnaire : les titres sont utilisés plusieurs fois dans des « chaînes de collatéral » via la « rehypothèque », créant un risque majeur en cas de crise, où les créanciers garantis des contrats dérivés ont la priorité sur les actifs des clients (Henry, 2023).
Les « repos » : une arme de déstabilisation massive
Les pensions livrées ou accord de rachats (en anglais : repurchase agreements ou repos) amplifient cette instabilité. Carolyn Sissoko explique que les repos, des prêts garantis à court terme, exigent un collatéral surévalué (par exemple, 110 % de la valeur du prêt). Si la valeur du collatéral baisse, un appel de marge est émis ; en cas de non-réponse, le prêteur vend le collatéral, déclenchant des ventes forcées et des événements de liquidité (Sissoko, 2017). Ce mécanisme procyclique a été observé lors de la crise de 2007-2008, où des fonds comme l'Oppenheimer Core Bond Fund ont perdu 36 % de leur valeur, contre 5 % pour des fonds similaires (Sissoko, 2017). Les repos ont aussi créé une demande excessive pour des « actifs sûrs » comme les obligations du Trésor américain, segmentant les marchés : depuis la fin des années 1990, les écarts entre les taux des obligations corporatives et des Treasuries se sont élargis, rendant le crédit plus rare pour le secteur privé (Sissoko, 2017). Sissoko lie cette dynamique à une « stagnation séculaire », où des taux d'intérêt bas persistants et une faible activité économique s'installent, les entreprises préférant accumuler des liquidités pour profiter des ventes forcées lors des crises (Sissoko, 2017).
Une bulle de dérivés de 1,5 quadrillion de dollars
L'utilisation des titres des clients a alimenté une expansion massive du marché des dérivés, estimé à 1,5 quadrillion de dollars. Ce marché repose sur environ 130 trillions de dollars de titres détenus par le DTCC (87 trillions) et Euroclear (39 trillions), une base insuffisante en cas de crise (Henry, 2023). David Rogers Webb, dans « The Great Taking», met en garde contre un effondrement où ces actifs seraient saisis par les créanciers garantis, un scénario qu'il appelle « La Grande Prise » (Webb, 2024). Henry note qu'un « démantèlement solvable » du marché des dérivés, envisagé par le Conseil de résolution unique (Single Resolution Board : SRB) de l'UE en 2022, pourrait éviter ce désastre (Henry, 2023).
Une menace pour la stabilité mondiale et les droits fondamentaux
Ce système financier moderne, construit sur des bases historiques de domination par la dette, menace la stabilité économique mondiale et les droits fondamentaux. La transformation des titres en « droits sur titres » et leur utilisation sans consentement violent des principes millénaires de propriété privée, un « crime » selon James Henry, qui appelle à des poursuites pour « racket » (Henry). Carolyn Sissoko souligne que les repos aggravent l'inégalité, les crises de liquidité favorisant les plus riches, capables de profiter des ventes forcées, au détriment de la classe moyenne (Sissoko). Éric Toussaint rappelle que ce schéma n'est pas nouveau : il prolonge une logique de domination par la dette qui a assujetti des nations entières, comme la Grèce ou la Tunisie au XIXe siècle, et qui s'étend aujourd'hui aux citoyens (Toussaint).
Vers une réforme urgente
Il est impératif de démanteler ce système avant une crise majeure. James Henry propose d'abolir la révision de l'Article 8 de l'UCC aux États-Unis et de rejeter les CSDRs en Europe pour restaurer les droits de propriété. Carolyn Sissoko recommande de réintroduire les banques comme intermédiaires pour gérer les actifs illiquides, profitant de leur rôle stabilisateur. Éric Toussaint, quant à lui, plaide pour une répudiation des dettes illégitimes, comme certaines nations l'ont fait historiquement, pour briser le cycle de la domination par la dette.
Il faut briser les chaînes de la dette
La dette, dans ce système, est une arme d'asservissement, prolongeant une histoire de domination qui remonte à des siècles. En permettant aux institutions financières d'utiliser les actifs des citoyens pour des paris spéculatifs, tout en les privant de leurs droits de propriété, ce système a créé une bulle qui menace de tout emporter. Comme le souligne David Rogers Webb, cette « grande prise » est le résultat d'un système conçu pour transférer la richesse vers une élite.
Il est temps de rendre aux citoyens le contrôle de leurs actifs, de démanteler ces mécanismes, et de restaurer un système financier qui serve l'économie réelle, et non l'inverse.
Sources :
Henry, James. "Historical Review of the Financial Services Industry's Use of Client Securities as Collateral", 2023.
Sissoko, Carolyn. "Repurchase Agreements and the De(con)struction of Financial Markets", 2017, disponible sur ssrn.com.
Toussaint, Éric. Le Système Dette : Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les Liens qui Libèrent, 2017.
Webb, David Rogers. " The Great Taking", version 1.4, 12 février 2024.