05/06/2007  12 min #9163

Chroniques de la Palestine occupée

8 - La zone grise

:: export from MARIALI in Chroniques de la Palestine occupée by MARIALI date: 05/06/07

Israël et la Palestine sous le regard de Primo Levi et de Kafka

" C'est arrivé et tout cela peut arriver à nouveau : c'est le noyau de ce que nous avons à dire. " Primo Levi " D'abord ils vous ignoreront, puis ils se moqueront de vous, ensuite ils vous combattront, enfin vous gagnerez." (First they ignore you, then they laugh at you, then they fight you, then you win.) Gandhi

Portrait d'un Président Dans son ouvrage Les naufragés et les rescapés Primo Levi raconte l'histoire édifiante de Chaim Rumkowski, le "Président" du ghetto de Lodz. Avant la guerre, Chaim était un honorable notable juif de cette ville du sud de la Pologne, aujourd'hui rattachée à l'Ukraine. Président de multiples œuvres de charité de sa communauté, il avait la faiblesse d'aimer passionnément le pouvoir et surtout les honneurs et les avantages qui en sont le corollaire. Non seulement ses talents furent très rapidement détectés et appréciés par les nazis, mais il sut les mettre en valeur et se pousser si habilement qu'il fut pompeusement nommé "Président du ghetto". Voilà donc notre homme "Président" d'une prison, mais peu lui importait le contexte, l'essentiel était le titre et la fonction . Chaim se trouvait ainsi, par la grâce des maîtres nazis, en situation d'exercer un pouvoir quasi illimité sur ses subordonnés.

Ce ghetto, le plus important numériquement après celui de Varsovie, fut ouvert dès 1940 . Il eut, grâce à l'excellente gestion de son " Président " et aux relations harmonieuses que celui-ci entretenait avec les Allemands, la plus longue existence de tous les ghettos de Pologne et dura jusqu'en automne 1944 . Le portrait hallucinant que le grand Primo Levi dresse de ce personnage ambigu permet de comprendre combien est ténue la frontière qui sépare le bourreau de la victime et les oppresseurs des opprimés.

En effet, si la "présidence" d'un ghetto assure certes, à son " heureux bénéficiaire " le plaisir d'exercer un pouvoir absolu en oubliant que ses sujets forment une population misérable et captive et qu'il n'est lui-même qu'un des rouages de la machine concentrationnaire à laquelle il ne peut échapper, cette fonction permet néanmoins de jouir dans l'instant de quelques privilèges matériels et psychologiques . Mais, comme le montre par ailleurs Kafka, les machines pénitentiaires même les plus finement organisées, finissent par se détraquer, par happer ceux qui croyaient en contrôler les engrenages et par planter un pieu mortel dans le front de leurs arrogants mécaniciens. Lorsque le vent de l'histoire redouble ses efforts le chêne le plus imposant, "celui de qui la tête au Ciel était voisine, et dont les pieds touchaient à l'Empire des Morts " ne résiste pas à la tempête .

Chaim était un original d'une espèce particulière. Outre diverses anecdotes grotesques, comme l'autorisation obtenue des nazis de battre monnaie afin payer les ouvriers faméliques de l'industrie textile du ghetto, astreints à des quotas de production de plus en plus en plus élevés, avec des pièces en cartons, les hymnes composés en son honneur et célébrant sa "main ferme et puissante " capable de faire régner l'ordre dans cet enfer, ou bien ses promenades dans un char traîné par une haridelle aussi squelettique que la foule des adulateurs amassés sur les bords de la route et auxquels il jetait des quignons de pain, Primo Levi relève deux points particulièrement éclairants propres au fonctionnement de toute société concentrationnaire .

Le premier concerne le pilier central d'un système totalitaire : pas de camp de concentration sans police, sans kapos, sans milice. Ainsi, dans le ghetto de Lodz, hermétiquement clos, sans relations avec le reste du monde, Chaim Rumkowski, autocrate régnant sur des "sous-hommes ", avait trouvé le moyen de mettre sur pied et d'armer de gros gourdins une police pléthorique à sa dévotion et une armée d'espions et de mouchards . Grâce à l'efficacité de leur action et à leur zèle, l'ordre de l'occupant régnait et le " Président " pouvait livrer aux nazis les fauteurs de désordre et les insoumis, les communistes et les révoltés de tout poil. Il réprimait avec dureté toute résistance aux ordres des Allemands et fournissait sans barguigner et sans le moindre sentiment de culpabilité, de remords ou d'empathie avec ses victimes, le contingent de "bouches inutiles " - enfants, vieillards, malades - qui remplissaient les convois en direction des crématoires d'Auschwitz.

Le second point important que Primo Levi met en lumière concerne la psychologie complexe de ce personnage . Tout méprisé et ridiculisé par les nazis qu'il l'ait été et tout en étant soumis à leur poigne de fer, Chaim Rumkowski ne se sentait ni un esclave, ni un traître. Les Allemands étaient les plus forts et il s'était adapté à cette réalité, voilà tout. Aussi vivait-il sa fonction de chef et de "père" de sa communauté comme une vocation messianique, persuadé qu'il était que les circonstances étant ce qu'elles étaient en ce lieu-là et à ce moment-là, son action d'homme d'ordre était la meilleure possible pour lui et surtout pour ses administrés. D'ailleurs ne s'était-il pas courageusement interposé face à des violences qu'il jugeait inutiles des maîtres nazis contre certains de ses administrés ? Action qui lui avait valu des gifles et des quolibets qu'il avait endurés avec la dignité qui convient à un chef .

Mais lorsque l'avance du front russe contraignit les Allemands à décider , en septembre 1944, de liquider le ghetto de Lodz, le "Président Chaim" redevint ce qu'il n'avait jamais cessé d'être aux yeux des nazis qui l'avaient cyniquement utilisé : un esclave parmi les esclaves . Il fut expédié à Auschwitz avec le dernier convoi . Chaim Rumkowski n'était pas un monstre exceptionnel. C'était un de ces personnages typiques que sécrète un univers concentrationnaire et qui évolue dans ce que Primo Levi appelle la zone grise, celle des collaborateurs. "Plus l'oppression est dure, plus la disponibilité à collaborer avec les oppresseurs est répandue parmi les opprimés", écrit-il.

Et surtout, plus l'oppression dure faudrait-il ajouter. Le ghetto de Lodz a duré quatre ans, le ghetto de Gaza s'est progressivement mis en place depuis plus quarante ans et il n'est pas loin d'avoir atteint le stade ultime du perfectionnement de son fonctionnement.

Comment devient-on un " collaborateur " ? On peut, d'après les théories de notre bien-aimé nouveau Président de la République, naître collaborateur. Peut-être existe-t-il un gène de la traîtrise. Quand on voit avec quelle impudence et crânerie s'affichent aujourd'hui les retournements de veste, alors que nous vivons dans une époque paisible et un état de droit, où personne n'est menacé dans sa vie et dans ses biens, on comprend que l'attraction du pouvoir est si puissante que beaucoup d'esprits, tels des phalènes attirés par la lumière, ne résistent pas à la douceur de pactiser avec lui. Si une République réputée reposer sur la vertu n'hésite pas aujourd'hui à récompenser sans vergogne, donc à ériger implicitement en modèles, des revirements spectaculaires que d'aucuns qualifient de félonies, on comprend mieux que des Chaim Rumkowski naissent comme champignons après la pluie dans les époques troublées. A la poubelle de l'histoire, les Roland et les Olivier au grand cœur. Fi des vaillants et preux chevaliers, et gloire aux Ganelon, perfides girouettes que "le vent charrie " .

Les enseignants vont devoir mettre cul par dessus tête les programmes archaïques dans lesquels les Lancelot, les Perceval, les Tristan symbolisaient des vertus jugées aujourd'hui démodées . A la bourse des valeurs politiques, les cotes du courage, de la constance, de la fidélité sont en berne. Place aux glissades spectaculaires en direction des ors et des pompes du pouvoir et à l'étalage de jouissances ostentatoires. Même un vaillant adolescent qui a su regarder la mort en face comme Guy Môquet, devient, dans la bouche des boursicoteurs de la communication médiatique frelatée, un gamin pleurnichard qui a fait de la peine à sa maman . Versons en chœur une larme télégénique.

Dans les pas de Kafka

La métamorphose du résistant en collaborateur est l'affaire d' une seconde : on se jette dans la félonie comme on se jette dans le vide au saut à l'élastique. " Un matin, au sortir d'un rêve agité, Grégoire Samsa s'éveilla transformé en une véritable vermine " nous apprend Kafka dans La Métamorphose.

Le plus étonnant dans le changement d'état, c'est qu'une fois devenu vermine, c'est avec des yeux de vermine qu'on voit le monde et qu'on juge les humains. C'est avec des mâchoires de vermine " très robustes " - il n'avait pas de vraies dents - que Grégoire Samsa essaie de tourner la clé qui ouvrira la porte de sa chambre qu'il avait fermée, comme tous les soirs, lorsqu'il était un homme . Loin d'être effondré ou accablé par son nouvel état, il s'adapte à ses nouvelles fonctions et à sa nouvelle apparence : " Je me suis passé de serrurier, se dit-il avec un soupir de soulagement ". L'état de vermine devient donc instantanément la norme et la vermine n'a plus que des problèmes, des soucis et des objectifs de vermine, à savoir, comment maîtriser des petites pattes nombreuses, mais grêles et toujours en mouvement, un dos dur comme une carapace et un gros postérieur difficile à traîner et qui a du mal à passer inaperçu . Impossible de franchir discrètement les portes et de se glisser incognito d'un endroit à un autre. Que de mouvements d'escarpolettes, d'esquives prudentes, d'aller et retour pour réussir à se déplacer !

Mais la gourmandise est la plus forte et, malgré tous les obstacles, la vermine ne résiste pas à l'odeur de nourriture. De l'autre côté, " il y avait là un bol de lait sucré où nageaient de petits morceaux de pain blanc ". La jouissance des satisfactions immédiates emporte dans une grande vague scrupules, sentiments, réflexes de loyauté si de tels sentiments avaient survécu au changement d'état: " Il en aurait presque ri de plaisir tant son appétit avait augmenté depuis le matin. "

On sait combien le pouvoir exerce un pouvoir fascinateur sur certains esprits. Ebloui, le collaborateur est entraîné insensiblement, imperceptiblement, insidieusement là où il ne voulait peut-être pas se rendre au départ en toute conscience et en toute lucidité. Comment se comporter quand on est poussé par la nécessité et en même temps sollicité, alléché et tenté par des promesses ? Comment ne pas céder à la tentation d'améliorer son présent quand l'avenir semble bouché ? Une vermine se trouve mille et une excuses . Comme Chaim Rumkowski, elle se convainc que son action est bénéfique à sa famille, à sa communauté, à sa nation. C'est ainsi que de petites compromissions en grosses soumissions, le collaborateur complaisant met en mouvement ses innombrables petites pattes de vermine et finit dans la peau d'un traître .

Avoir séjourné une dizaine d'années dans les geôles de l'occupant israélienne, comme Mohammed Dahlan, avoir accompagné l'agonie du Président Arafat à Paris et être resté dans la chambre de l'hôpital de Clamart où il a agonisé préserve-t-il de la tentation de jouer le rôle d'un Chaim Rumkowski ?

Un Vieux Maréchal de France, le héros de Verdun tout couvert de médailles et de gloire qu'il était, n'a pas su quitter le pouvoir avant que la " substance collante " que "sécrète le bout des pattes" de toutes les vermines de la terre le fixe pour l'éternité au poteau d'infamie.

Il m'a semblé que, pour appréhender d'une manière plus fine les événements que la presse occidentale appelle pudiquement les affrontements inter-palestiniens les analyses de Primo Levi et de Kafka pouvaient servir de fil d'Ariane. Les affrontements à Gaza

Tout a commencé avec le triomphe électoral du Hamas, vote qui, comme chacun sait, était motivé par le dégoût qu'éprouvait la majorité du peuple palestinien pour les dirigeants corrompus du Fatah.

Mais Israël et son allié, protecteur et bailleur de fonds américain ne l'entendaient pas de cette oreille. Avec la collaboration scandaleuse des Européens, ils ont entrepris de contraindre les Palestiniens par la voix du Chaim Rumkowski officiel du ghetto de Gaza - un dénommé Mahmoud Abbas ou Abou Mazen - soit à un rétro-pédalage " démocratique " par lequel ils se déjugeraient, soit à mourir de faim .


Condoleezza Rice et Mahmoud Abbas

Sinon… Sinon, les cerveaux néocons de Washington, et notamment l'un des plus pervers d'entre eux - l'un des derniers néocons encore au pouvoir, Elliot Abrams - ont prévu une manière expéditive de régler la situation. Ils ont concocté un plan destiné à créer le fameux " chaos constructif " dont ils ont le secret et qu'ils ont expérimenté avec le succès que l'on connaît en Irak et au Liban, à savoir des affrontements entre factions dans l'espoir qu'ils dégénèrent en guerre civile inter-palestinienne. Tous les enfants de la terre savent que si l'on enferme des hannetons dans une boîte et que l'on ne jette que quelques miettes de nourriture, les hannetons finissent par se dévorer entre eux.

Le joker des cyniques maîtres israélo-américains était précisément Mohammad Dahlan, l'ancien si proche collaborateur d'Arafat que Condoleezza Rice et les dirigeants israéliens avaient imposé à Mahmoud Abbas comme " conseiller à la sécurité".

Mohammad Dahlan (à droite) rencontre fréquemment des membres importants de l'establishment militaire israélien, dont l'ancien ministre de la Défense et l'ancien chef d'Etat-Major, Shaul Mofaz. (Photo AP)

Depuis lors, le monde a appris qu'Israel a autorisé l'entrée à Gaza de 500 miliciens pro-Abbas directement placés sous le commandement de Mohammad Dahlan. Ces troupes, entraînées dans des camps militaires égyptiens sous supervision américaine, ont pour fonction de participer à la lutte contre le Hamas. Dans le même temps, les Américains ont alloué la coquette somme de 86, 4 millions de dollars aux représentants du Fatah et livré, tant à Gaza qu'en Cosjordanie; un armement considérable en vue du "renforcement de la garde présidentielle", laquelle se trouve directement placée sous le commandement de Mohammad Dahlan.

Dahlan est donc en passe de remplacer officiellement Mahmoud Abbas, jugé trop mou, dans le rôle de Chaim Rumkowski afin de remplir la glorieuse fonction de "Président aux destinées du ghetto de Gaza" . Grâce aux bontés de ses protecteurs officiels israéliens et américains, il pourra se délecter du "choix d'aliments comestibles étalés sur un vieux journal " qui lui seront généreusement offerts : "des trognons de légumes à moitié pourris, des os du dîner de la veille couverts d'une sauce blanche figée, des amendes, un fromage jugé immangeable quelques jours auparavant… un pain rassis…". (Kafka, La Métamorphose) Mais aujourd'hui, c'est le vieux fromage pourri qui "attire particulièrement " la vermine. Comme Grégoire Samsa, il l'avalera "comme un goulu ", avec des yeux " mouillés de satisfaction " .

Peut-être même le futur "Président" accèdera-t-il à la gloire suprême de devenir le Pinochet de Gaza.

A suivre : Une première approche de la spécificité de l'univers concentrationnaire israélien en Palestine

Le 4 juin 2007

 perso.orange.fr

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